Chroniques de Philippe Curval

Pierre Bordage : Abzalon (Estérion – 1)

roman de Science-Fiction, 1998

chronique par Philippe Curval, 1998

par ailleurs :
le Ressort du clone

Comme l'année dernière à la même époque où il reçut le prix Tour-Eiffel, les feux de l'actualité se braquent sur Pierre Bordage. Abzalon, qu'il vient de publier, appartient à cette tradition, qui remonte à Paul Féval fils, où l'auteur privilégie la vigueur du récit et le sens du merveilleux sur l'exploration stylistique et l'analyse psychologique.

Côté personnages, Bordage n'hésite pas à puiser dans les modèles ; son héros, Abzalon, s'inspire de Quasimodo, en plus cruel et versatile. Côté mélo, la fraîche et superbe Ellula verra sa virginité offerte à un vieillard. Côté réduplication, les vaches s'appellent des yonaks, les rats, des rondats, le blé, fizlo, etc. La structure narrative s'apparente à celle des romans fleuves d'Orson Scott Card, mysticisme en moins — c'est dire qu'elle est peu spéculative. Enfin, le thème s'avère classique : celui du navire-étoile.

Et pourtant, de ce cocktail de lieux communs Bordage sait tirer un livre effervescent qui est à la Science-Fiction ce que l'huître creuse est à l'huître plate. Pour réussir ce tour de passe-passe, il faut avoir du souffle. Pierre Bordage n'en manque pas. Son sens de l'ellipse, de la péripétie, du décor, de la manipulation des masses, des plongées subites dans l'intimité des personnages fait merveille. On devine chez lui un tel plaisir d'écrire, de raconter, qu'il n'est pas difficile d'adhérer à sa fiction, de partager sa jubilation.

Sur la planète Ester, quatre couches de population cohabitent : les insaisissables Qvals qui l'occupèrent à l'origine ; les Kroptes, Terriens qui la colonisèrent ; les Moncles qui réinventèrent l'écrit et s'opposent aux Mentalistes enrichis de nanotechs. Ces derniers ont conçu un navire stellaire pour échapper à la fin de la planète, menacée par l'instabilité de l'A, son étoile. Comme équipage, ils embarquent des Kroptes réduites en esclavage afin de les unir selon un plan machiavélique à des criminels abjects, les Deks.

Ceux qui, comme moi, possèdent un solide amour du roman populaire, tanné au cours d'années d'apprentissage, savent qu'un de ses intérêts repose sur un substrat fondamental, la dispersion de la famille. Oh ! combien d'orphelines et combien de bâtards furent ainsi sacrifiés sur des milliers de pages. C'est là où Pierre Bordage ouvre une voie originale, en introduisant un ressort inédit. Car les Moncles et certains Mentalistes sont des clones. En s'affrontant, ils aspirent par des voies différentes à retrouver leur filiation avec l'Humanité. D'où se tire une morale : la vraie sagesse s'obtient par la monstruosité.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 371, décembre 1998

Jean-Pierre Hubert : Je suis la Mort

roman de Science-Fiction, 1998

chronique par Philippe Curval, 1998

par ailleurs :

Pour ceux qui sont accrocs à des drogues plus dures, amateurs impénitents de l'“effet Science-Fiction” qui décoiffe l'esprit et l'immerge au sein du vertige, je leur recommande Je suis la Mort de Jean-Pierre Hubert.

Voilà dix ans que l'auteur français le plus doué de sa génération n'avait pas abordé la SF. Son retour montre à l'évidence qu'il a franchi sans encombre le mur des âges et se montre au meilleur de sa forme. Certes, on pourrait reprocher à Je suis la Mort une certaine hâte d'écriture, un scénario confus, dire que ce roman n'est que le brouillon d'une œuvre majeure. Cela n'aurait pas plus de sens qu'accabler Philip K. Dick d'avoir produit certains romans à la chaîne. Car voilà bien un texte où l'on retrouve ce sens de la dérive, du décalage, de la spéculation délirante mis au service de la déréliction schizophrénique, propre à Dick. Un roman libidineux, décadent, paranoïaque, énigmatique, dont la seule justification narrative tient dans le caractère obsessionnel que l'écrivain porte à son sujet. Sujet fortement original.

En 2055, l'Humanité se remet mal d'une atroce gueule de bois qu'elle a contractée en fusionnant son mental avec l'intelligence artificielle. Les Tri-Echolis, composants biologiques des ordinateurs moléculaires, ont contaminé les cerveaux. Certains se droguent à ce jus de mémoire morte pour retrouver l'âge d'or. Jonis Fall, par exemple, musicien corporel à qui il arrive un trip étourdissant. En survolant la Stad sur son aile d'aluminium, il enregistre les 666 crypto-octets qui représentent la mémoire de l'Humanité. Depuis ses premiers pas jusqu'au jugement dernier. Alors, Jonis se prend pour la Mort ; durant les Heures de lune, il provoque d'étranges holocaustes. Une liste circule dans la ville, collection de petits portraits flous, rayés d'une croix. L'église de la Clarté ultime s'intéresse à son enregistrement pour trier définitivement l'élite de l'ivraie.

Sans un sens inné de l'humour grinçant, de l'image obscène, un art de détourner les conflits grâce à une stratégie biaise, une écriture nerveuse, parfois canaille, jamais Jean-Pierre Hubert n'aurait triomphé d'une histoire aussi déroutante, qui laisse jusqu'à la dernière page l'impression de veiller sur le sort d'un cauchemar agonisant.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 371, décembre 1998