Chroniques de Philippe Curval

Jean-Marc Ligny : Inner city

roman de Science-Fiction, 1996

chronique par Philippe Curval, 1996

par ailleurs :
Réels à foison

« Abondance de biens ne nuit pas. » dit un proverbe populaire. Ce n'est pas si sûr. Jean-Marc Ligny, dans Inner city, s'attaque à la question. À Paris, dans un avenir prochain, trois réalités coexistent, la Basse, la Haute et la virtuelle. Les malheureux, les exclus, qui occupent la Basse, confinés dans leurs banlieues répugnantes, ne rêvent que de la virtuelle, commercialisée par Maya. Ceux de la Haute ramassent les billets.

Mais, au-delà du virtuel, se dissimule la Réalité Profonde, « un noir qui n'est ni trame ni couleur, une absence de référence et d'algorithmes », où se matérialisent d'obscurs fantasmes, « des combinaisons aléatoires de pixels non assignés ». Une réalité de trop, pour Deckard, qui dirige Mens Sana, agence de sécurité de Maya. Il vient de repérer l'apparition d'un tueur fou et non identifié sur le réseau. Sans compter les agissements d'un certain Hang, qui injecte sauvagement dans le Cyberspace des images arrachées à la Réalité vraie.

Kris, est une sorte d'inspecteur infirmière. Elle vole au secours des paumés, les Inners qui s'overdosent dans les programmes à succès, genre Évasion de Jupiter ou Antarctica. Deckard la charge de nettoyer la Réalité profonde.

Si la SF possède une qualité, c'est de surpasser l'immédiat prophétisé, d'apporter un plus de science et de conscience aux visions naïves divulguées par les médias. Par exemple à propos de l'avenir des programmes virtuels et leur rôle sur l'évolution de notre monde. Cyberpunk avant l'heure, Jean-Marc Ligny s'embarque avec beaucoup d'énergie sur ce terrain piégé. Son logiciel de traitement de texte lui sert de divan pour une psychanalyse généralisée de la société. Mais son ambition s'arrête à ce seuil.

Car, au lieu d'innover, d'inventer, de spéculer, Ligny se contente trop souvent d'exploiter des clichés, de verser dans un “politiquement incorrect” banalisé, de se gargariser d'un vocabulaire informatique emprunté aux bibles de Microsoft. Quand il ne s'exprime pas en anglophone — pourquoi la banlieue de Paris s'appelle-t-elle Slum city ?

Reste qu'Inner city marque l'esprit par son rythme, son ampleur et sa vivacité. Dans ce roman de l'inaliénable, l'auteur traque une vérité première. Que se cache-t-il derrière l'identité ? Un être virtuel, dépositaire d'un code génétique et d'une culture, ou bien un être réel, fruit de sa sensibilité et facteur de son destin.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 344, juin 1996

Pierre Pelot : Messager des tempêtes lointaines

roman de Science-Fiction, 1996

chronique par Philippe Curval, 1996

par ailleurs :

Pierre Pelot, qui nous avait abandonnés depuis quatre ans, revient à son genre préféré avec Messager des tempêtes lointaines.

« Né et vivant toujours dans les Vosges », comme nous le rappelle le dos de couverture — et n'en sortant presque jamais —, Pelot a eu le loisir de se construire une personnalité en cent cinquante romans et vingt-cinq ans de SF. Messager des tempêtes lointaines n'y déroge pas. Dès les premières pages, le lecteur est saisi par son univers, ses personnages claustrés, broyés par une société qu'ils n'ont pas souhaitée. « Prolétaires de tous les étaux, unissez-vous, ici Pelot. »

C'est que, dans la Réalité admise, il n'y a pas de place au soleil pour les Pénitents. Ceux-ci payent, de génération en génération, le prix des Conflits innommables et des Guerres enterrées. Ils travaillent à racheter leurs fautes dans les chantiers du gouvernement. Ici à Mos-River Mount 3, pour la Tarvel/Masson-Deval & Cie.

Marine et son amie Binki font partie du lot. Elles rêvent des Sauveurs annoncés par le mystérieux groupe Mémoire/Memory. Jusqu'au jour où, perçant une galerie, une gigantesque explosion retentit. Les autorités ferment le site. Des gaz nocifs s'en échappent, prétendent-elles. Marine et Binki savent qu'il n'en est rien, que le gouvernement veut dissimuler les preuves du passé réel. La contestation s'organise. Jusqu'au jour où descend du ciel l'ange prophétisé. Est-il matériel ? Marine le suppose, qui s'enfuit avec lui. Mais ce dernier est amnésique. Commence alors la lente reconstruction de la vérité authentique. De même que la conquête des étoiles dans les siècles passés, celle-ci n'est-elle pas aussi une chimère ?

Plus pessimiste que jamais, Pelot bâtit un roman fort et dru, « à chaux et à sable », comme disait Ruellan. Et, s'il n'innove guère dans le domaine qui nous est cher, il apporte une pierre essentielle à l'univers si cohérent qu'il construit, de Mecanic jungle (en tant que Pierre Suragne) à Delirium circus, et de Canyon Street aux Pieds dans la tête.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 344, juin 1996

Henri Lœvenbruck & Alain Névant : Ozone

Olivier Girard : Bifrost

Stéphane Nicot : Galaxies

revues de Science-Fiction, de Fantastique et/ou de Fantasy

chronique par Philippe Curval, 1996

La Science-Fiction semble émerger de l'électro-encéphalogramme plat avec la parution de trois trimestriels. La micro-informatique n'est pas pour rien dans le phénomène. Ozone, sympathique et ouvert, dont le nº 2 vient de paraître. Au sommaire, un entretien avec Dan Simmons et une nouvelle de Ligny. Bifrost (quel titre !) s'annonce comme un pont entre la SF et le Fantastique. Enfin Galaxies, nettement SF, plus professionnel, propose un intéressant inédit d'Iain M. Banks sur la Culture, des nouvelles de Lehman et de Spinrad. Difficile d'affirmer à froid un point de vue critique. Ces revues se cherchent un style. Souhaitons qu'elles trouvent aussi des lecteurs.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 344, juin 1996