Chroniques de Philippe Curval

Robert Charles Wilson : Mysterium

(Mysterium, 1994)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1995

par ailleurs :
Boule de gomme

Ce n'est pas tous les jours qu'on découvre, en pratiquant des fouilles en Turquie, un fragment de matière qui ressemble à une coquille d'œuf de la taille d'une voiture, qui défie les lois de l'optique et devient radioactif dès qu'on s'en approche de trop près. Au risque de s'y brûler mortellement.

Ni vu ni connu, les USA s'emparent de l'artefact mystérieux et l'enferment pour analyse dans un laboratoire de recherches à Two Rivers, trou perdu au fond du Michigan. Alan Stern, prix Nobel de physique, qui soupçonne des rapports entre la mécanique quantique et la gnostique, s'apprête à bombarder l'objet de particules pour vérifier s'il ne frapperait pas à la porte du Paradis.

Two Rivers et sa population s'enclavent du jour au lendemain dans un univers parallèle dont le christianisme a dérapé bizarrement à partir du iie siècle, créant une cosmogonie panthéiste « aussi peuplée que le championnat national de football américain. Où Jésus n'y est qu'un des joueurs principaux. Pis que tout, ces faux chrétiens sont nombreux et bien armés. » Les Proctors envoyés par le Bureau des convenances religieuses vers ce berceau de l'hérésie moderne qui vient d'apparaître au sein de leur territoire, ne plaisantent pas avec le dogme. Malheureusement pour les habitants de la ville qu'ils envahissent, leur technologie semble un tantinet désuète. Ils ambitionnent de la perfectionner à l'aide des merveilleuses encyclopédies qu'ils découvrent.

Il fallait l'art subtil de Robert Charles Wilson, dont le talent s'épanouit davantage à chacune de ses parutions, pour disséquer dans ce Mysterium l'évolution psychologique des Hommes qui s'affrontent. Vérifier si le ventre mou d'une petite ville typique de l'Amérique profonde se durcit ou se détend quand on y enfonce le doigt de Dieu. Le diagnostic est mitigé. Car ceux qui collaborent comme ceux qui se révoltent sont dépassés par l'ampleur cosmique du phénomène. Les premiers se réfugient dans la lâcheté ordinaire afin d'ignorer leur déportation, les seconds s'intéressent plutôt aux avantages pratiques qu'ils peuvent en retirer. Seuls quelques tenaces cheminent vers la vérité, tentent de cerner les vraies questions : d'où provient ce fragment de matière découvert en Turquie ? Pourquoi existe-t-il des univers parallèles et d'où naissent-ils ? Comment coexistent-ils ? L'univers est-il percé de trous de vers ? L'esprit est-il susceptible de transformer l'incréé en braises du big bang ?

Dans le cadre d'un huis clos dramatique, tous ces thèmes à haute teneur spéculative transmettent une fièvre aux multiples personnages de Mysterium. En évitant de verser dans la digression mystique, Robert Charles Wilson conduit son récit métaphorique avec la rigueur d'un suspense, sans négliger le pittoresque et la cruauté qui naissent de cette confrontation entre deux civilisations à peine décalées. Jusqu'au dénouement qui fait rebondir le mystère. Serions-nous les victimes d'une gigantesque loterie à l'échelle de l'univers où celui qui tourne la roue définit les apparences ? La réalité, dans ce cas, ne serait qu'un lot de consolation.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 335, septembre 1995

Octavia Butler : la Parabole du semeur

(Parable of the sower, 1993)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1995

par ailleurs :

Octavia Butler, dont je n'avais lu aucun roman jusqu'alors, se désigne comme noire, solitaire et outsider. Noire, je n'en disconviens pas. Outsider, c'est déjà plus étonnant, puisqu'elle est couronnée de prix Hugo et Nebula. Solitaire, qui, je suppose, veut dire marginale, je suis sûr du contraire. La Parabole du semeur s'avère une accumulation de clichés sur l'avenir des USA et de la côte californienne en particulier. On y retrouve des communautés réfugiées derrière de solides palissades, où règne un ordre quasi patriarcal basé sur l'autodéfense. Au-dehors sévissent des bandes armées jusqu'aux dents, issues de l'imagerie de Mad Max et autres dérivés. Des incendiaires fous brûlent tout ce qu'ils trouvent sous l'influence d'une drogue. Pas de quoi faire bondir l'imagination.

L'héroïne de cette histoire quasi biblique est frappée d'hyperempathie. C'est dire qu'elle souffre du plaisir et de la douleur des autres. À l'époque de sa puberté, elle découvre que le Dieu de son papa ne lui suffit pas. Alors, elle invente Semence de la Terre, un projet de secte basé sur l'idée du Changement. « Embrasser la diversité ou être détruits » prophétise-t-elle dans son Livre des vivants dont elle entame l'écriture, en même temps que commence la Longue Marche.

Dire qu'Octavia Butler est dénuée de talents serait contraire à la vérité. Ce qui m'a forcé à lire son roman jusqu'au bout, en pestant contre les gourous.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 335, septembre 1995