Chroniques de Philippe Curval

James P. Blaylock : le Temps fugitif

(Lord Kelvin's machine, 1992)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1995

par ailleurs :
le Premier des neuronautes

Choisissez un coquelicot avant qu'il ne s'épanouisse. Versez délicatement à son pied du désherbant total. Comme ce produit agit lentement, le coquelicot va fleurir ; puis dépérir en passant par toutes les nuances des couleurs malades, du rouge au rose évanescent. C'est ainsi que James P. Blaylock traite sa prose. Situé à mi-chemin entre le fou littéraire et le névrosé de la fiction spéculative modern style, un écrivain pareil s'arc-boute sur ses positions. Il conforte livre après livre sa légende d'excentrique jubilatoire. Rivages, qui vient d'avoir l'excellente idée de sortir une nouvelle collection spécialisée dans la SF, publie une de ses œuvres de 1992, le Temps fugitif, pour l'inaugurer. Celle-ci répond à la démarche que je viens d'esquisser.

Par une nuit victorienne, Langdon St. Yves voit périr sous ses yeux Alice, sa fiancée, tuée par l'abominable Narbondo. St. Yves est un savant génial, un artiste. Il vient d'apprendre que Lord Kelvin a inventé une machine capable d'inverser le pôle nord en pôle sud. Tout ceci pour éviter qu'une gigantesque comète ne s'écrase sur la Terre. St. Yves pense qu'il serait plus simple d'accélérer l'allure de notre planète en usant de la poussée de ses volcans, réveillés par une formidable armée de fantassins marchant au pas cadencé avec un rythme parfait.

Bientôt, l'auteur ne parle plus ni de cette menace ni de ce projet saugrenu. La machine s'est perdue en mer au large de la Norvège. Quand St. Yves la retrouve, elle est capable de voyager dans le temps. Prétexte à jouer avec les paradoxes qu'il crée dans le futur et dans le passé, pour récupérer sa fiancée assassinée.

De jolis traits d'humour baroque, une suite de péripéties affolantes, des considérations scientifiques divertissantes ne font malheureusement pas de ce roman la perle rare que l'on attend un jour de Blaylock. La distance qu'il entretient avec son récit, le manque de consistance de ses personnages amènent un désenchantement progressif du lecteur.

Enfin, grave lacune, l'éditeur n'a pas cru bon de nous fournir une table des matières pour s'y reconnaître dans cette histoire si fertile en rebondissements. Surtout qu'il disposait de trois pages blanches en fin de volume. De la matière, sans table, comment voulez-vous la déguster ?

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 334, juillet-août 1995

Maurice G. Dantec : les Racines du mal

roman policier de Science-Fiction, 1995

chronique par Philippe Curval, 1995

par ailleurs :

Dans le domaine de la surprise, la "Série noire" remporte la palme de l'année, avec les Racines du mal de Maurice G. Dantec. Certes, ce n'est pas la première fois qu'un auteur de Polar écrit de la SF et réciproquement, mais rarement avec une telle réussite.

Sous l'influence d'accélérateurs neuroniques, commercialisés vers 1997, un dangereux psychotique, Andreas Schaltzmann, est devenu un meurtrier en série d'une espèce nouvelle. Ses crimes abominables réduisent à l'état de fantaisie disneyenne ceux de ses confrères américains.

Arthur Darquandier a collaboré avec le docteur Gombrowicz afin d'étudier l'étrange personnalité de Schaltzmann, après son arrestation. Il fait partie d'un groupe de recherche australien qui a mis au point des “matrices de processeurs parallèles” et des logiciels “neurocognitifs” qui reproduisent virtuellement l'architecture du cerveau humain. Revenu en France pour recruter du personnel, il va découvrir que la compétition des serial killers en Europe recouvre un gigantesque jeu de rôle. Dans un environnement dominé par les forces du chaos, l'homo sapiens, prédateur suprême, doit assurer sa survie à tout prix, « en élaborant des hybrides de plus en plus complexes du bien et du mal ».

Armé de son ordinateur portable, capable de simuler le fonctionnement mental de ces criminels terrifiants, ultimes produits en date de l'évolution humaine, Darquandier, premier des neuronautes, va poursuivre une formidable traque.

J'ai assez souvent protesté contre l'abus de pagination de certains romans pour ne pas admettre que le plaisir de la lecture n'est pas inversement proportionnel à la longueur d'un texte quand le sujet, l'ambition de l'écrivain s'y prêtent.

Maurice G. Dantec possède la flamme du feuilletoniste de génie ; aussi puissant que Gaston Leroux dans l'invention, il surpasse Marcel Allain dans le macabre. Et surtout, son style direct, rapide, son sens inné du suspense, son érudition, la qualité de son engagement spéculatif, désignent un écrivain résolument actuel. Dans un bouillonnement d'idées, il démontre comment Science-Fiction et "Série noire" peuvent se mélanger en profitant à l'un ou l'autre genre. Ses Racines du mal devraient faire date dans l'histoire de la littérature quantique dont il précède avec brio l'apparition.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 334, juillet-août 1995