Chroniques de Philippe Curval

Kim Stanley Robinson : Mars la rouge (la Trilogie martienne – 1)

(Red Mars, 1992)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1994

par ailleurs :
Mars ou rêve

S'atteler à l'épopée martienne après Edgar Rice Burroughs, Heinlein et Bradbury [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ], c'est faire preuve d'une réelle témérité, sinon d'une inconscience délibérée. Kim Stanley Robinson, doué d'une boulimie peu raisonnable pour la page imprimée, démontre qu'il est possible d'associer les deux en publiant Mars la rouge, premier volume d'une vaste trilogie. Celle-ci s'appuie sur un énoncé que je résumerais ainsi : une station de recherche scientifique sur une planète étrangère est un modèle réduit de l'utopie préhistorique. Mais ce genre d'utopie, fort onéreuse pour notre époque, véhicule les intérêts divergents des États et des sociétés “transnationales”. Comme l'économie sert à justifier la structure du pouvoir, on verra bientôt comment un rêve de pionnier se transforme en cauchemar climatisé.

Climatisé, car, malgré les ambitions des terraformeurs, changer un astre mort en planète habitée sous atmosphère exige d'abord d'en passer par des tenues pressurisées, des villes sous globe. D'où la fragilité des positions politiques extrêmes. Les progressistes, les révolutionnaires sont vulnérables au moindre accroc de leur tissu protecteur.

C'est ainsi que périrent peu à peu les Cent Premiers qui amarsirent, du mythique John Boone au rusé Frank Chalmers. Ils incarnaient l'espoir d'une société différente, autonome, que n'atteindraient pas les miasmes purulents de la planète mère, les intérêts primaires d'une clique au pouvoir. L'exploitation des ressources minières, l'immigration sauvage les a fauchés dans leur élan idéaliste.

Le souffle de l'épopée ne s'invente pas. Kim Stanley Robinson ne s'est pas laissé troubler par le tourbillon des intrigues, le tumulte qui accompagnent une entreprise de cette envergure. Sa maîtrise des connaissances scientifiques qu'il distille subtilement, son pouvoir de suggérer les paysages martiens, de révéler leur étrange splendeur, le traitement psychologique des personnages majeurs, produisent une mécanique littéraire quasiment parfaite. Grâce à une traduction fluide, elle acquiert en français le son du moteur turbo. De l'ouverture à l'allegro vivace final, ce premier tome inspire l'envie de lire les autres mouvements.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 327, décembre 1994

Wildy Petoud : la Route des soleils

roman de Science-Fiction, 1994

chronique par Philippe Curval, 1994

par ailleurs :

Wildy Petoud a des prétentions plus modestes. Cent quatre-vingt-dix pages lui suffisent pour parcourir la Galaxie. La Route des soleils, son premier roman publié, allie un humour vivace à une curiosité attendrie pour l'opéra de l'espace. Partant de l'idée que les héros des contes ont toujours d'énormes ennuis que les lecteurs, dans leurs fauteuils, appellent des aventures, Derek Flo, son candide adolescent, fera placidement face à l'adversité. Catalyseur de l'improbable, il connaît intuitivement l'art de retourner les situations catastrophiques à son profit.

Car ils ne sont pas minces, les dangers qui le menacent. Pris dans les rets mortels d'une patricienne perverse, Derek s'enfuit de la Terre dans une “doudoune” spatiale. L'astro-stoppeur ne dispose que de quelques semaines d'autonomie avant d'être ramassé par un hypothétique astronef. La chance lui sourit un instant. Puis il apprend d'un équipage “cosmopolite” que la Voie lactée est menacée par la “rouille”. Au stade primaire de l'infection, ce lichen pourri se contente de ronger les surfaces de métal. Quand l'épidémie se déclenche sur une planète, il ne reste plus un survivant. Sauf quelques Humains, des Xénos et lui, qui sont immunisés par miracle.

Mais l'histoire ne s'arrête pas là : autrefois, une race de dinosaures a réussi à bloquer la progression de la rouille en se sacrifiant. Ils laissent un message d'espoir enfoui quelque part dans la Galaxie. La quête commence.

Le plaisir de ce roman indolent et rêveur doit beaucoup au fait qu'il exclut tout arsenal meurtrier. Pas de canons laser, de pistolets à distorsion, de bombes à néant placés entre les mains d'artilleurs aussi désagréables que maladroits. La plupart des extraterrestres sont avenants, les rapports humains sont excellents, les tourments amoureux ne durent qu'un instant. Une seule plaie dans l'univers, la Terre, qui pue vraiment. Sans compter ses habitants, qui n'ont rien perdu de leur hargne de roquets prétentieux.

Privilégiant donc l'attitude baba cool à toute autre forme de comportement par-delà les siècles et l'espace, Wildy Petoud s'ingénie à nous faire pétiller l'esprit par des trouvailles, des gags, des idées de SF originales, des races improbables, des conflits surprenants, des trucs ingénieux. Jusqu'à conclure ce périple spatial par un baiser final dans le style hollywoodien.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 327, décembre 1994