Chroniques de Philippe Curval

Robert Charles Wilson : le Vaisseau des voyageurs

(the Harvest, 1993)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1994

par ailleurs :
Spéculations spiritualistes

À force d'être polluée par ses habitants, la Terre serait-elle devenue une nourrice à bois ? Vestige planétaire dégradé par l'entropie sur lequel organismes et champignons cosmiques se ruent pour ronger la chair pourrissante. C'est ce que se demande Matt Wheeler, médecin généraliste par vocation, le jour où arrivent les Voyageurs. Satellite bleu des mers du Sud, mystérieusement suspendu au-dessus de la stratosphère, le vaisseau des extraterrestres ne laisse rien percer de son énigme.

Pourtant, malgré l'inquiétude, à Buchanan où habite Matt comme dans toutes autres villes, les gens vivent de façon normale ; sauf qu'ils se mouchent souvent. Dans ses messages télévisés, le président des États-Unis ne sait comment rassurer son peuple. Des militaires s'inquiètent de cette mollesse coupable et veulent renverser le gouvernement. Soudain, c'est la Visitation, le Contact. Accompagnant la rotation de la nuit autour du globe, chacun est questionné durant son sommeil : « Voulez-vous devenir immortels, accéder à la connaissance universelle tout en conservant votre identité ? Ce sera la béatitude pour tous. ». Prêtres, fanatiques, terroristes, ouvriers, agriculteurs, artistes, intellectuels, politiciens, financiers, les Humains répondent oui à 99,9999 %. Avec un soulagement mêlé d'angoisse, ils se laissent investir par des microbes évolués qui vont les transformer, les néocytes.

Le Vaisseau des voyageurs, dernier roman de Robert Charles Wilson, raconte l'histoire des 0,0001 % qui demeurent réfractaires. Dans Vice versa, son précédent roman, Wilson nous avait démontré l'originalité de sa démarche. Chez lui, point de récit disjoncté, bourré de concepts vertigineux. À sa manière, c'est un anti-cyberpunk. Ses histoires coulent comme un fleuve. Dans son bestiaire personnel, l'Homme est le sel de la Science-Fiction. Il nous décrit à petites touches sensibles quels sont ces fous, mystiques ou athées, qui s'insurgent contre l'immortalité. Subtilement, il s'interroge avec eux sur le sens de leur révolte. Ceux qui acceptent la proposition des extraterrestres souhaitent accéder à la transcendance. Mais que signifie cette ascension vers la divinité, qu'implique-t-elle pour l'Humanité ? Personne ne détient la réponse. Pas même les Visiteurs, qui se contentent d'apporter la paix au sein du savoir. Malgré leur supériorité intellectuelle et scientifique, ces créatures sont inaptes à fournir une explication rationnelle de l'univers. Pour les rebelles qui ne s'aveuglent pas sur l'absurdité de la condition humaine, la mort devient une forme de protestation suprême. Un acte aux risques incalculables, tout aussi arrogant que la naissance.

Naturellement, parmi ces résistants, il y a ceux qui veulent se battre et ceux qui veulent fuir, ceux qui aiment ou qui trahissent. Chacun d'eux construira son destin selon son choix. Contrairement aux exaltés démissionnaires qui ont fusionné avec les entités étrangères. Mais l'art de Wilson ne campe pas seulement sur l'analyse psychologique. Élargissant sa vision, il sait aussi donner du souffle à l'ouragan qui dévastera les continents, aux éruptions volcaniques qu'entraînera la construction d'une nouvelle sphère spatiale pour les convertis. Les rivages du Nord Pacifique, qu'il décrit avec sensualité, résistent et souffrent avec les Hommes, comme si la Terre partageait leur protestation.

Nul doute, le Vaisseau des voyageurs s'inscrit dans cette résurgence spiritualiste que semble annoncer le troisième millénaire. Sa vigueur et son intérêt portent sur l'aspect théorique et imaginatif de la réflexion qu'elle induit. Au lieu de s'interroger sur le rôle de la foi dans le monde, Robert Charles Wilson spécule avec talent sur les lendemains du mysticisme dans un monde où l'idée de Dieu s'est dénaturée.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 325, octobre 1994

Jean-Pierre Andrevon : l'Homme aux dinosaures

roman scientifique, 1994, avec Silvio Cadelo & Stephen Jay Gould

chronique par Philippe Curval, 1994

par ailleurs :

Ni SF ni Anticipation, les œuvres illustrées de "la Dérivée" se proposent de revisiter les grands thèmes du roman scientifique. Ceci sous le regard amène et inspiré de chercheurs contemporains, collaborant avec des écrivains. Anthropologie, vol humain, parturition in vitro ont constitué les premiers thèmes. Quatrième volume de la collection, l'Homme aux dinosaures de Jean Pierre Andrevon semble parfaitement adéquat au projet. Méticuleux jusqu'au moindre détail, ce dernier a voulu réduire à leur juste nullité Jurassic park et autres fariboles du même tabac. Travail d'information qui aliène un peu sa liberté d'inventer, sans jamais peser sur son écriture. Les aventures de Jeremiah Prokosch à la fin de l'ère secondaire passionneront les férus de monstres préhistoriques sans carton-pâte.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 325, octobre 1994