Chroniques de Philippe Curval

Lucius Shepard : Thanatopolis

nouvelles fantastiques et de Science-Fiction [réunies par Jacques Chambon ?], 1993

chronique par Philippe Curval, 1993

par ailleurs :
la Morale du possible

Le retour en force de Lucius Shepard va donner des ailes aux amateurs. Trois volumes parus ou à paraître pour faire, en quatorze nouvelles, le bilan de ses dernières productions, réparties selon les besoins en Science-Fiction et en Fantastique.

Thanatopolis, publié sous les couleurs de la SF,(1) montre les limites du système de classification. Les ambitions de Shepard visent en effet à la fusion des catégories ; pour lui, à l'évidence, l'intrusion de l'imaginaire, le goût de la spéculation confèrent à la littérature générale contemporaine le choc salutaire de la post-modernité sans qu'il soit nécessaire de la cerner dans les limites d'un genre. Car le lien qui rattache Shepard aux pères fondateurs de la SF et aux écrivains qui jalonnèrent son histoire est tout entier contenu dans la destruction des valeurs qui firent sa célébrité. En s'acharnant à pulvériser des notions élémentaires, comme la valeur exemplaire du progrès technologique, la différence entre Fantastique et Science-Fiction, la mise en place rigoureuse des concepts, la logique du récit, l'apolitisme des situations, l'absence d'épaisseur psychologique des personnages destinée à renforcer leur impact symbolique, Shepard entend affirmer un style plutôt qu'amorcer sa propre définition. Il puise dans le magma des littératures dites marginales, Aventures, Policier, Espionnage, Exotisme, Épouvante, Fantastique, SF, le matériau brut de sa réflexion. L'avenir qu'il envisage est circonscrit entre la décadence et la chute de l'empire occidental, surtout américain. Son propos est d'en tirer une morale rétrospective, applicable dès aujourd'hui aux valeurs qui fondent nos sociétés.

Dans "Thanatopolis", la nouvelle qui ouvre le recueil, Larson, roi du vol à la tire, rencontre un mystérieux camé, Cooge, génie du rock 'n' roll, à l'occasion d'un coup fourré à New York. C'est l'inventeur d'une musique ou les sorts traditionnels de la sorcellerie et de la magie, mathématisés, numérisés et traduits en sons permettent de voyager dans l'univers du Possible. Il propose à Larson d'aller vérifier à Skull City, cité imaginaire, double de la Grosse Pomme, si le Possible, comme il le croit, est un élément fondamental de la réalité, comme le Temps et l'Espace. Larson pose son walkman sur ses deux oreilles et voyage. Peu à peu, les modèles superposés de sa vie idéale, telle qu'il cherche à la réaliser grâce aux sorts, et de ses retours à la vie normale se confondent. Comment atteindre au bonheur quand on connaît le vrai visage du mal ? L'Enfer, c'est soi-même.

"Frontière" est une variation sur le thème de l'émigration mexicaine aux USA. La “Croûte”, mur d'énergie infranchissable, donnera à Chako l'occasion de préférer ses origines au mirage américain.

"Nomans Land" est, sans conteste, la réussite majeure de ce recueil. Sur une île désolée, battue par les vagues et le vent au large de Nantucket, deux marins naufragés affrontent de mystérieuses araignées blanches. Grâce à son écriture métissée, colorée, magique, dont William Desmond sait traduire la plasticité, Shepard parvient progressivement à nous faire passer de l'autre côté du réel. Il semble que les personnages du récit ne soient que les suggestions du corpus des arthropodes, rêvant à l'Humanité disparue sous leurs piqûres mortelles. L'espèce humaine peut être bien aussi illusoire qu'elle voudra, chaque individu n'en reste pas moins sa propre vérité, pense Cisneros, avant de se résorber dans l'absence grise de Nomans Land.

"Capitulation", la dernière nouvelle, nous entraîne au milieu de la jungle, dans un village où une société du style technologie avancée et marketing made in USA expérimente une nourriture sur les Indiens, provoquant la dégénérescence de leur cerveau, symbolisant l'horreur qu'inspirent à Shepard les rapports entre son pays et le reste de l'Amérique. À moins que ce ne soit pour introduire l'histoire suivante, "le Bout du monde" dans le recueil de même titre, qui se passe également au Guatemala. Cette nouvelle est classée en "Présence du fantastique" parce qu'elle s'articule autour d'un jeu de rôle inventé par les Mayas. Comme quoi un train fantôme peut en cacher un autre.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 312, juillet-août 1993


  1. Bien que ce "Présence du futur" ressemble à s'y méprendre à un "Présence du fantastique"…

Philip K. Dick : Substance rêve

romans de Science-Fiction, 1993

chronique par Philippe Curval, 1993

par ailleurs :

Je ne voudrais pas terminer cette chronique sans signaler la parution du premier Omnibus consacré à Philip K. Dick. Trois autres volumes sont prévus, portant la totalité des titres publiés à vingt-neuf. Ce n'est pas l'intégrale, mais l'ensemble contient une grande part de ses chefs-d'œuvre, comme le Maître du Haut Château, Ubik, Coulez mes larmes, dit le policier et constitue beaucoup mieux qu'une initiation sommaire. Jacques Goimard s'essaye à nous le prouver en introduisant une solide dose d'analyse freudienne dans la biographie qu'il propose en ouverture à l'œuvre du maître.