Chroniques de Philippe Curval

Thomas M. Disch : le Caducée maléfique

(the M.D., 1991)

roman d'Horreur et de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1993

par ailleurs :
l'Attila du roman d'Horreur

Thomas Disch avait pratiquement disparu des librairies depuis dix ans. Grand dommage pour ceux qui le considèrent comme l'un des créateurs essentiels de la SF contemporaine. Grand effroi, en voyant paraître aujourd'hui son pavé de 620 pages, intitulé le Caducée maléfique, célébré par Stephen King comme « l'un des meilleurs romans d'Horreur que j'aie lus à ce jour ». Disch, ce maître de la spéculation, l'enchanteur pourrissant, médecin légiste de nos sociétés décadentes, aurait versé dans l'épouvante commerciale ? Il fallait le vérifier sur le champ.

Si le style des premiers chapitres est toujours marqué de ces subtilités formelles dont Disch a le secret, la convention semble d'abord prendre le dessus sur l'invention, et le Fantastique sur la Science-Fiction. Restent les détails qui intriguent. En effet, le jeune Billy Michaels, dont Disch entreprend de raconter l'abominable histoire, détient son pouvoir de Mercure, frère d'Apollon, ressuscité de l'Olympe. Il le tire d'un bâton noueux où sont fixées les ailes d'un moineau qui évoque un caducée ; la formulation des vœux doit s'accomplir en poèmes ; leur accomplissement n'est pas réversible. Dans un premier temps, le gamin s'essaye à des vengeances mesquines, rendre son demi-frère idiot, chauve sa belle-grand-mère, priver de dents les élèves du collège voisin. Ces résultats l'indisposent. Alors, il s'essaye à la morale : sa belle-mère alcoolique devient sobre, la fille de son beau-père, Judith, abandonne son anorexie au profit d'une foi hérético-écolo. Mais, lorsqu'il souhaite améliorer le sort des siens, la fatalité entraîne son échec. Pire, lorsque sa mère est enceinte, il protège le fœtus de tous les maux. Las ! elle accouche d'un monstre quasi éternel, entraînant une suite de catastrophes tragicomiques.

Procès en dérision de la littérature d'Horreur, le Caducée maléfique s'oriente également vers l'analyse corrosive de la société petite-bourgeoise américaine qui se développe à l'intérieur des cités dortoirs autour des grandes agglomérations. Dans la banlieue de Minneapolis où habite William, les familles tuyau-de-poêle, de mariages en divorces, d'enfants adultérins en remariages, ont des rapports plus que complexes ; la morosité tient lieu de projet de vie aux anciens du Việt Nam ; un mysticisme absurde gangrène les esprits. Aussi, grâce à ses pouvoirs imbéciles, à treize ans, William, disciple aberrant de son maître inavoué, le docteur Frankenstein, élabore un vaste projet de redistribution des rôles, qui le conduira de surcroît à la fortune.

À la suite de quoi, au début du livre cinquième, le Caducée maléfique devient un roman de SF.

Nous voici en l'an 2000 ou règne le sidava, encore plus radical que le sida pour lutter contre la surpopulation urbaine. Les héros déboussolés par la perte de substance du réel se livrent sans retenue à leurs débordements. Juge, le fils incestueux de Judith et de William, devient radicalement dérangé quand ses parents nient l'existence de Frère Orson, prêcheur virtuel dont l'image envahit les ondes télévisuelles. Dès lors, le cadre fonctionnel où Disch s'exerçait à détruire minutieusement les poncifs du roman d'Horreur explose dans un bain d'humour dévastateur et de sang contaminé.

« Tout enfant finit par devenir le châtiment le plus juste de ses parents. » écrit-il, en s'efforçant de prouver mathématiquement comment le modèle américain ne peut qu'éclater sous la pression des antagonismes culturels d'une société multiraciale où le profit est érigé en dogme.

Dans Camp de concentration, l'un des romans-phare des années 1970, Disch avait pratiqué une expérience de laboratoire en appliquant à une société carcérale cette phrase de Cioran : « Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter. ». Ici, l'expérience venant, il illustre ce que peut produire un pessimisme sans idéal dans un univers où « Dieu échoue, parce qu'il est devenu trop vieux à l'échelle universelle. ». Aucune des valeurs qui maintiennent en place nos semblants de sociétés ne résiste alors aux mécanismes internes qu'elles ont élaborés. L'enchaînement des faits sanglants qui se déroulent selon une logique minutieuse n'épargne désormais aucune des fonctions symboliques par lesquelles chacun des protagonistes a cru se prémunir du vide existentiel. Mercure, lui-même, cède à la folie ambiante, et finit par s'assimiler à Ganesh, dieu indien à la tête d'éléphant, redessiné par Walt Disney.

Il reste à espérer que les profanations opérées par Thomas Disch dans le camp de la sous-littérature d'Horreur porteront leurs fruits rédempteurs.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 311, juin 1993