Chroniques de Philippe Curval

Orson Scott Card : Xénocide (la Saga d'Ender – 3)

(Xenocide, 1991)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1993

par ailleurs :
Est-on digne de ses gènes ?

« Dans une vie, les seuls enseignants qui comptent vraiment sont vos ennemis. » Orson Scott Card, le signataire de cette maxime, pense sans doute que les adversaires principaux de l'être humain ont une origine diabolique. Mais, comme tout n'est pas simple dans son esprit et qu'il écrit de la Science-Fiction, sa conception du Diable prend des formes tourmentées ou paradoxales. Celle d'un Dieu dont il doute n'est pas plus apaisante. Troisième volume d'une œuvre qui eut à l'origine la longueur d'une novella et qui entra en expansion à mesure que sa réflexion se développa, Xénocide fait le point de ses affres.

Au stade actuel, elles s'étalent sur près de cinq cents pages.

Si Card est un écrivain fécond, il ne manque pas d'idées. À ce titre, Xénocide est certainement l'un des romans de Science-Fiction les plus inventifs qu'il m'ait été donné de lire depuis longtemps, par la profusion des pistes qu'il suggère, l'intelligence de ses analyses, l'originalité de ses propos spéculatifs. Son thème central est d'une actualité brûlante : a-t-on le droit de supprimer une espèce qui vous est étrangère, sous prétexte qu'elle menace l'équilibre d'une planète, alors qu'il est momentanément impossible de déterminer ses intentions réelles ? Question qui se complique du fait que le virus que les Humains s'apprêtent à éradiquer entre dans le cycle biologique de reproduction des indigènes de Lusitania, les Pequeninos. L'autorité centrale, le Congrès, a décidé : elle vient d'envoyer une armada de vaisseaux destructeurs, équipés d'une arme de guerre absolue, le Petit Docteur, pour supprimer la planète et ses habitants afin d'enrayer la propagation du virus de la descolada dans le cosmos. Car celui-ci possède la mémoire génétique de toutes les espèces vivantes et, dès qu'il les contamine, il les transforme. Pour les Hommes, cette opération est mortelle. Bien qu'il ne soit pas certain que ces virus aient une conscience, les colons doivent-ils se prêter au xénocide ?

Réduire ainsi l'intrigue à sa quintessence n'est pas le meilleur cadeau que l'on puisse faire à cette œuvre, car la réflexion de Card sur le libre arbitre de la créature face à son capital génétique évoque la consistance d'un cassoulet mystique, parfois indigeste. D'autant que les avatars psychologiques des principaux protagonistes, terrestres ou extraterrestres, n'allègent pas plus le récit que l'excès de gras dans la saucisse.

Non, ce qui compte dans ce roman, profus, complexe et fort bien construit, c'est la quantité d'aperçus, de notations, de découvertes, de détails qui en font la richesse : le cycle des Pequeninos, basé sur le passage du stade animal au stade végétal, qui deviennent arbre avant d'enfanter ; celui des Doryphores, autres extraterrestres, qui empruntent leur structure sociale aux insectes sans partager leur statut. La vision hérétique des Pequeninos, convertis à la foi catholique, qui en déduisent que le virus de la descolada, facteur de leur survie, n'est autre que le Saint-Esprit. La création d'une entité fantasmatique, omnipuissante sur le réseau informatique de la galaxie, Jane, née des amours coupables d'un homme avec un Fantasy game ; une planète de pointe où l'intelligentsia se réclame de la veuve de Mao Zedong ; enfin et surtout, la création des philotes, les plus petits éléments constitutifs de la matière et de l'énergie. Sans masse ni dimension, ils se connectent au reste de l'univers par une ligne qui les relie à la structure immédiatement supérieure, le méson, et de fil en aiguille jusqu'à la molécule. Ces rayons infinis, sans volonté individuelle, permettent à l'information de circuler d'un bout à l'autre de l'univers. Quand ce n'est pas ailleurs. Je vous laisse le soin jubilatoire de découvrir comment ils permettront un jour de voyager plus vite que la lumière.

Toutes ces merveilles, ce jaillissement d'invention, ne visent cependant qu'à délivrer un message final. Inexorablement, les pièces du puzzle se rassemblent. Orson Scott Card nous offre ainsi le premier livre de recettes sur l'art de devenir un individu, au plein sens du terme. Il suffit de résister à la pression de l'environnement culturel et familial, de la xénophobie et de la religion, en sachant flatter les gènes qui produisent l'image idéale de soi, sur l'hélice de l'ADN. Sacré parcours pour un Mormon !

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 307, février 1993