Chroniques de Philippe Curval

Jacques Barbéri : la Mémoire du crime (le Cycle de Narcose – 2)

roman de Science-Fiction, 1992

chronique par Philippe Curval, 1992

par ailleurs :
Deux opéras virtuels

À condition d'emporter le lecteur sur le coussin d'air de la dialectique, l'écrivain de Science-Fiction a tous les droits, même celui de le conduire vers les repaires les plus inaccessibles de son inconscient. Certains ne se privent pas d'en abuser au point de se perdre dans les méandres de leur intimité. Il suffit d'un mauvais aiguillage de l'imagination pour s'égarer dans une impasse ; un concept mal placé peut faire dérailler la fiction ; un pont suspendu sur une mer de fantasmes et voilà que nous dépassons notre destination.

Aussi convient-il de saluer ceux qui triomphent de ces échecs, tout en prenant un maximum de risques.

L'un des plus aventureux parmi les auteurs français se nomme Jacques Barbéri qui, de roman en roman, a construit un univers si personnel qu'il ne suffit pas de se poser en lecteur averti de SF pour y pénétrer. Il faut en connaître certains arcanes. Savoir, par exemple, que ses personnages ont tendance à prendre leurs désirs pour la réalité, qu'ils sont conditionnés par leur environnement. En général, un habitat biologique et symbiotique qui se moule à leurs envies ou, plus souvent, les contrarie au point de devenir carrément dangereux, sinon mortel.

Dans la Mémoire du crime, Harry Botkine est si accro de virtualité qu'il a tendance à s'engager sans réfléchir dans les voies du bizarre. Le jour où sa petite amie fond littéralement dans ses bras pour finir dans l'évier ne l'étonne pas plus que de se trouver plus tard nez à nez avec un chat au corps d'araignée. Botkine, créateur d'opéras sensuels sous perfusion, est capable d'admettre l'impensable. Ce qui ne l'empêche pas d'estimer odieux qu'on liquéfie devant ses yeux l'amour de sa vie. Parce qu'il n'a plus rien à craindre de la folie et qu'il a l'humour bien accroché, Harry va mener son enquête contre l'impossible.

Au pays des métamorphoses, sur Narcose et ses sphères, les plus fous finissent par gagner, pense-t-il, surtout si l'inventivité de celui qui mène le récit dresse sans cesse de nouveaux traquenards pour s'y opposer. Car ce dernier a une faiblesse : il aime tellement jouer avec les mots qu'il les broie, les malaxe, les pétrit afin d'exprimer tout leur jus. Cette plasticité lui facilite l'adoption de concepts sémantiques plus performants que les néologismes assez ternes de la SF classique. Jusqu'à en produire un véritable style. Style si persuasif qu'il donne des indications au héros, assez pour se diriger dans ce labyrinthe, pour comprendre le sens et la finalité du roman. Pur jeu de société pour aficionados du surréel, la Mémoire du crime invite d'abord au plaisir de savoir qui triomphera, de l'écrivain ou de son héros. Il incite aussi à considérer la spéculation narrative comme une expression de l'art pour l'art. Reste que la séduction de Barbéri tient dans son prodigieux talent à visualiser ses dérives, à nous faire partager jusqu'à l'ivresse ses angoisses métaboliques.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 305, décembre 1992

Lire aussi la chronique de Narcose

K.W. Jeter : Madlands

(Madlands, 1991)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1992

par ailleurs :

K.W. Jeter, qui nous a habitués à l'aspect protéiforme de sa prose, se lance, avec Madlands, dans un exercice périlleux. D'abord vient la conscience, puis la culpabilité, pense Trayne, lui aussi grand créateur de ballets fantastiques pour les productions d'Identrope. Le mégalomane ambitieux règne sur un Los Angeles parallèle où chacun a le loisir de prendre l'apparence qui lui sied, dans le cadre du film noir des années quarante. Puisque zéro est un point de départ dans cet univers sans raison, tout peut y advenir, même de finir dans la peau d'un croisement entre un gant de ménage et un calmar aux yeux bleus. Car, en contrepartie du prodigieux champ virtuel qu'offrent les Madlands, le métacancer y règne, la n-formation qui transforme le plus solide des individus en mou de veau.

Une société rivale d'Identrope, Nouvelle Lune, pense à lancer un satellite de sa conception pour parasiter les émissions d'Identrope sur Canale Ultimo. Trayne est contacté pour tuer son patron. Tout serait simple si les d-rangés qui maintiennent l'illusion des Madlands n'entravaient sans cesse son projet, en perturbant la réalité conjoncturelle.

Dans ce roman surprenant, Jeter, qui nous éblouit par un feu d'artifice d'idées, repousse plus loin celle de les traiter à fond ; ce qui confère au récit un ton dilatoire qu'entretient l'impression que le traducteur n'en comprend pas toujours le sens. Heureusement, grâce à son inconscient proliférant, à sa maîtrise du suspense, Jeter parvient à nous fasciner par ce numéro d'équilibriste. Posé sur une corde raide qui va du pic de l'absurde à celui de l'humour noir, il oscille entre une variation habile sur des thèmes dickiens et le feuilleton délirant.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 305, décembre 1992