Chroniques de Philippe Curval

Serge Brussolo : le Syndrome du scaphandrier

roman de Science-Fiction, 1992

chronique par Philippe Curval, 1992

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l'Enchanteur pourrissant

La production des écrivains est soumise aux fluctuations de l'inspiration. Ainsi, lit-on couramment des Brussoli, synonyme de qualité et surtout d'une écriture si personnelle qu'elle contamine jusqu'à la moelle les collections où publie cet auteur pluriel. De temps à autre paraît un Brussolo. Le Syndrome du scaphandrier en fait partie. Ces exceptions se produisent lorsque l'écrivain sait pousser l'avantage que lui confère une personnalité hors du commun jusqu'au terme de ses obsessions. Armé d'une machiavélique précision, il met alors en place ses phantasmes au service d'une machination implacable dont le lecteur ne peut qu'apprécier l'intelligence sous peine de perdre la raison. En effet, l'univers littéraire ainsi créé est si odorant, si savoureux, si envoûtant qu'il devient préférable à la réalité. Il suffit d'y croire un seul instant pour basculer de l'autre côté, là où Brussolo vous invite à découcher dans son asile d'aliénés, avec un charme si térébrant que vous ne sauriez résister.

Et pourtant, rien n'est vraiment charmant dans ce monde. Les êtres qui l'habitent ont des rapports difficiles, insatisfaits et maussades avec la société. La gueule de raie des uns ne convient que rarement à celle des autres. Bref, les prisonniers du songe ne sont pas à l'aise dans leurs baskets. Même les professionnels. Ainsi, David, scaphandrier du rêve, vit son métier avec angoisse. Depuis quelque temps, en plongée, il ne ramène du fond du sommeil que des bibelots pour concierge, des “œufs brouillés”, comme dit le gardien du musée, qui ne survivent que rarement à l'immersion. Il est jaloux de Soler Mahus, qui a péché au prix de sa santé — quelle concrétion de porcelaine onirique lui pousse dans le cerveau ? — un ectoplasme à durée persistante d'une taille énorme et d'une intense beauté qui fait l'admiration des amateurs d'art internationaux. Il a beau multiplier les prises de pilules de cohérence et les cachets de réalisme au cours des plongées, ses capacités s'émoussent, ses frayeurs affectent les structures du cauchemar. Est-ce à cause de Marianne, l'infirmière qui garde trop jalousement son corps quand il dort ? D'Antonine, la boulangère, qui le dorlote au sein d'un éternel petit-déjeuner ? David est désemparé.

Car Nadia et Jorgo, complices de ses hold-ups oniriques, imités des héros de ses lectures d'enfance et d'adolescence, n'existent que dans son sommeil. Son désir de despote leur donne la volonté de vivre. Il a hâte de les retrouver pour frayer avec leurs aventures.

À tous les degrés de leurs consciences, vrais ou inventés, les personnages du Syndrome du scaphandrier s'interrogent sur le sens de leur existence et sur la relativité de leurs sentiments entre rêve et réel. Pas de flou artistique. Brussolo y entreprend l'exploration systématique, par balayage optique, psychologique, sociologique, scientifique et métaphysique de cet univers à double tranchant où des êtres d'exception plongent dans leur sommeil pour vérifier si la vie rêvée correspond à leurs ambitions. Un livre de Science-Fiction au sens étymologique du terme. Ces explorateurs, ces poètes sont soumis à sanction. Un public avide les encense ou les rejette et leur art s'en ressent.

Fébriles, ils oscillent entre l'attrait du vide absolu qu'offrent à terme leurs plongées oniriques et le choix du trop-plein écœurant qu'est la vie. Car la logique, la raison mathématique innervent le roman. David et ses comparses, comme ses ennemis, payent leurs erreurs d'interprétation. Toute action entamée dans le champ de la réalité comme dans celui du rêve est poussée jusqu'en ses conséquences extrêmes. Brussolo est là pour veiller à l'accession des morts à leurs tombeaux. Pas de pitié pour les idéalistes, les songe-creux ; le métier, rien que le métier. L'imagination, c'est une profession à risque ; il en fait la démonstration.

Comment ne pas s'enthousiasmer pour un tel roman où l'invention, les bonheurs d'écriture, les expressions qui font mouche, la création de concepts nouveaux réveillent à tout moment le récit. À tel point que le lecteur, bercé par la prose, secoué par les idées, ne sait plus très bien s'il rêve qu'il lit ou s'il a lu qu'il a rêvé.

Ah ! un petit reproche tout de même : pourquoi supprimer la table des matières ? Les titres des chapitres suffisent à eux seuls pour imaginer un autre roman.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 299, mai 1992