Chroniques de Philippe Curval

Gérard Klein, Ellen Herzfeld & Dominique Martel : la Grande anthologie de la Science-Fiction francophone

nouvelles de Science-Fiction, 1988-1990, 1999 & 2005

chronique par Philippe Curval, 1990

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Made in France

Désormais, quatre volumes de la Grande anthologie du Livre de poche traitent de la Science-Fiction française, des années 1952 à 1984. Le retard est comblé : 36 volumes et 350 écrivains pour les Anglo-Saxons ; 4 volumes et 43 écrivains pour les Français, cela semble juste. À partir d'une vision idéale de la SF où la logique primerait sur le sentiment, l'idée sur l'individu et le fond sur la forme, les anthologistes se sont livrés à un travail de sélection pragmatique. L'un d'entre eux, Gérard Klein, qui tient en France une part importante dans le choix des œuvres anglo-saxonnes, détient les moyens de la comparaison. Avec la volonté de choisir les textes sur deux critères : l'un subjectif, la qualité, l'autre plus objectif, l'originalité — on peut dater la naissance d'un thème, l'apparition d'un style.

Seraient-ils placés sur Sirius qu'en collaborant avec Gérard Klein, Ellen Herzfeld et Dominique Martel n'auraient pas envisagé d'une manière plus analytique leurs méthodes de lecture, portant sur deux mille nouvelles. Encore que, Sirius, c'est déjà un point de vue par rapport à la Terre. Disons qu'ils ont fait a priori abstraction des nouvelles exclues par le dogme. Dogme esquissé (a contrario) dans les préfaces successives des quatre volumes d'un monument tétralogique essentiel qui se visite avec infiniment de plaisir et d'intérêt : les Mondes francs, l'Hexagone halluciné, la Frontière éclatée, les Mosaïques du temps, qui vient de paraître.

À part des hommes comme Stefan Wul, Philippe Goy et Pierre Pelot qui ont surtout exprimé leur talent à travers le roman, ce qui compte d'écrivains dans la période concernée est recensé.

Malgré leur volonté de synthèse, ces préfaces révèlent une certaine disparité entre l'intention et le propos. Par exemple, les anthologistes regrettent que les qualités spécifiques de la Science-Fiction française ne soient pas différentes, tout en se félicitant du peu d'influence subie par la puissance de feu des Américains. Ils résument ainsi son évolution : entre 1950 et 1970, nos écrivains sont surtout lyriques avec un penchant pour l'ironie, sceptiques envers l'avenir qu'ils considèrent tel un champ poétique, source de réflexion et d'inquiétude. Après 1970, ils consolident leurs positions, excluent de plus en plus l'aventure et la prospective technologique, leur distance avec le Fantastique s'amenuise. En abordant les années 1980, leur individualisme s'exacerbe ; ils montrent une prédilection pour l'invention d'univers disloqués, incompréhensibles, aux limites de la logique, où déambulent des personnages impuissants. Leur richesse imaginative se met au service d'un doute aggravé à l'égard de leur futur.

« Ces choses-là sont rudes ; il faut pour le savoir avoir fait des études. » disait Jacques Bergier. Humblement, il me semble que la différence essentielle entre la Science-Fiction anglo-saxonne et la française tient dans le fait que l'une est anglo-saxonne, l'autre française.

J'aurais d'ailleurs beau jeu de démontrer qu'une majorité d'Anglo-Saxons ont subi une évolution identique et témoignent aujourd'hui d'une attitude similaire à l'égard du futur, même s'ils traitent les thèmes à leur manière noire. Mais ce n'est pas utile. Car les anthologistes eux-mêmes, balayant cette tentative de construction théorique (sur fond d'explication sociologique), démontrent par leur choix qu'il existe bien des écrivains français dont le propos n'entre pas explicitement dans le cadre de leur analyse.

Mais je ne cherche pas de querelle d'école avec le trio Klein, Herzfeld, Martel. Leur travail sur les quatre volumes est de ceux qui forcent l'admiration par sa conscience et son sérieux. Personne ne peut douter de l'originalité des textes qu'ils présentent. De Ruellan à Sternberg et de Brussolo à Hubert, d'Andrevon à Walther et de Douay à Jeury, tous témoignent à l'égal des Américains d'un art subtil de la spéculation, rompant avec un passé culturel particulièrement riche pour créer une littérature nouvelle dont le dynamisme force l'attention. Tout au plus peut-on regretter la faible qualité d'écriture de certains auteurs rares, élus pour leur conformité au dogme.

Ce qui importe, c'est la capacité renouvelée de nos écrivains à chasser hors des sentiers battus de l'Imaginaire et d'avoir produit assez d'excellents textes pour publier des quantités d'autres anthologies de ce calibre.

J'attends avec impatience le cinquième volume, qui traitera de l'après 1984. Car la date fatidique fixée par Orwell semble annoncer un renversement complet de l'ordre du monde. Elle a déjà entraîné une révolution dans la SF française.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 283, décembre 1990