Chroniques de Philippe Curval

Ian McDonald : Desolation Road

(Desolation Road, 1988)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1989

par ailleurs :
À l'ouest d'Éden

Sans verser dans le modernisme à tout prix, le plaisir est précieux de découvrir un nouvel auteur, surtout quand il apporte une vision différente de la SF. Ian McDonald est de ceux-là. Imaginez une portion de Mars où la grande terraformation entreprise par les colons n'a pas encore porté ses fruits. Un interminable désert de rouille. Après la traversée de ce désert, imaginez le docteur Alimantado, guidé par un mystérieux êtrevert issu d'une mauvaise bande dessinée sur les Martiens, découvrant une orphe dans l'oasis maigrichonne qu'elle vient de réaliser. Orphe qui maudit son organisme créateur avant d'agoniser : « ROTECH fait chier ! ». La machine est prête à renier son numéro matricule pour obtenir la mort. Alimantado la lui accorde. À quoi va rêver notre chronomaticien solitaire dans cet éden technologique qu'il baptise Desolation Road un soir d'ivresse ? Sans doute à l'Ouest absolu et mythique où la main de l'Homme n'a encore jamais mis le pied. Comme dans un film de John Huston, du type Juge et hors-la-loi, où tout ce qui se passe sur l'autre bord de la rivière n'est pas soumis aux impératifs de la société ordinaire.

Dans ce lieu privilégié vont pouvoir s'installer des personnages baroques empruntés au folklore du western et d'autres créatures inspirées dont les faits et gestes n'empruntent rien aux bonnes mœurs. Toute une faune composite que l'imagination d'Ian McDonald se plaît à créer selon des règles un peu tordues, mêlant le pionnier héroïque au demi-dieu de la mythologie américaine, la star des années trente à la vierge du type Sainte Thérèse de Walt Disney. Bref un bataclan d'humanité dont le bizarre constitue le mode de comportement et l'imprévisible s'affirme en marque du destin. Sans compter les épigones dont le corps est un peu métallique, un peu technologique, un peu animal, mais qui manifestent le désir d'être des personnes, comme tout le monde.

Une fois ces échantillons mis en présence dans le bocal d'observation nommé Desolation Road, grâce à l'énigmatique voie de chemin de fer de la Bethlehem Ares Railroad qui le dessert, Ian McDonald va s'efforcer de pousser jusqu'à l'absurde les mécanismes de sa logique interne. Tout en s'abandonnant à la folie débridée pour se conformer à un scénario des Marx Brothers, ainsi que leur minutieuse description nous y avait préparés, c'est sur le Grand-Destin-des-Hommes-écrit-de-Toute-Éternité-dans-le-Ciel que les personnages de cette histoire à ressort et à rebondissements vont essayer de prendre modèle. Portés par la morale de l'histoire, les protagonistes originaux vont faire les frais d'une démonstration sur les ravages que le conformisme peut opérer sur une population quand elle est soumise aux mécanismes traditionnels de la société industrialisée et qu'elle abandonne le merveilleux.

Alors, l'Éden se transforme en Enfer et les descendants des vaillants pionniers vont enfiler la peau des stéréotypes : le premier va prendre la tête du trust impérialiste féodal, le second va mener la grève sur le front syndical, tandis que le troisième se réfugie dans la clandestinité armée.

En reniant leur statut d'individus, en se ralliant à la réalité causale consensuelle, ces êtres originaux vont précipiter la fin de Desolation Road.

Sur ce schéma, car c'est un schéma que je vous livre ici, tant ce roman abonde en épisodes extraordinaires où rivalisent subtilité métaphysique et humour doux amer, cut-ups sur nombre de citations que les fins limiers de la SF se feront une joie de découvrir, Ian McDonald a bâti une saga si riche qu'il est parfaitement nécessaire de la relire une seconde fois lorsque s'inscrit le mot fin. D'ailleurs, c'est un roman sans commencement ni fin où la jubilation d'écrire transmet au lecteur un frémissement annonciateur de sa reddition inconditionnelle.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 271, novembre 1989

Jack Vance : le Cycle de Tschaï

(Planet of adventure, 1968-1970 & 1985)

romans de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1989

par ailleurs :

Ne manquer sous aucun prétexte la remise en vente de la tétralogie de Jack Vance chez J'ai lu, le Chasch, le Wankh, le Dirdir et le Pnume, connue sous le titre générique de Cycle de Tschaï. Tout ce que vous avez pu aimer chez Vance s'y retrouve dans le moule original qu'il a conçu en pleine période créatrice et dont il tire aujourd'hui lui-même des copies. On y trouve les plus beaux extraterrestres de toute l'histoire de la Science-Fiction, avec, en prime, un scénario si ingénieux qu'il vaut mieux n'y pas risquer un œil si l'on ne veut passer une nuit blanche. Ce qui n'est pas grave, car en refermant le Cycle, on croit avoir fait l'un de ses plus beaux rêves.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 271, novembre 1989