Chroniques de Philippe Curval

Emmanuel Jouanne : l'Âge de Fer

roman de Science-Fiction, 1988

chronique par Philippe Curval, 1988

par ailleurs :
Tir en rafales

Pour la rentrée, ça cartonne. Deux collections d'inédits en poche démarrent simultanément. Rien que des auteurs français. Avec huit volumes chez Patrick Siry en rupture de Fleuve noir, sous le label "Science-Fiction", et quatre aux éditions de l'Aurore, maison spécialisée jusque-là dans la réédition de George Sand, sous celui de "Futurs".

Joël Houssin, qui dirige la première, monte au créneau pour se ridiculiser en affirmant d'un ton péremptoire et dans son dossier de presse qu'il était temps de sauver la SF agonisante. Il voit : « les auteurs déracinés dériver dans ce qui semblait être devenu un labyrinthe sans issue où les lecteurs s'égaraient en même temps qu'eux ». Pourquoi choisir alors tous les écrivains français responsables de cette vaste dégénérescence : Brussolo, Andrevon, Jouanne, Hubert, Pelot, Jeury ? On retrouve les mêmes dans toutes les autres collections. Qui seraient donc les coupables ?

Heureusement, les auteurs sont là pour défendre leur chance. Jouanne aborde sur les chapeaux de roue le virage dangereux du surréalisme en SF, en émule de Robert Desnos gonflé par un moteur turbo. Son Âge de Fer est imprégné d'une fantaisie sauvage : dans une ville poubelle, Néon, loubard en maraude, se trouve soudain accroché à un panneau de signalisation par un cocon de barbe à papa. Une fois délivré, son copain Pixel, bricoleur de génie informatique ne le lui cache pas, il vient d'être victime du docteur Fer, la savante folle. Malgré les embuscades technologiques et les secousses psychotropes, Néon s'entêtera à la coincer dans un douloureux face-à-face. Jouanne s'amuse à redonner vie avec les mots à un archétype du roman populaire, juste avec ce qu'il faut d'idées saugrenues, de métaphores politiques et de fantasmes visuels pour que sa légère distance avec le plaisir d'écrire ne se sente pas.

Michel Jeury : les Mondes furieux

roman de Science-Fiction, 1988

chronique par Philippe Curval, 1988

par ailleurs :

Sur un thème similaire, la traque d'une démone par un exorciste dans un monde où le temps n'existe que par hasard, Michel Jeury, lui, opte pour l'exaspéré, le dément, le cyberpunk à la française bouillonnant d'érotisme en cilice. Ici, les séraphines torturent des hommes en caleçon avec un trident, les guette-agiles papillonnent symboliquement autour de leurs membres, une Yakine au corps lisse tente de poignarder le cœur du héros pour le délivrer, les femmes fauves dansent le rituel du désir sanglant, tandis que Yella, la pute, sème le désastre partout où elle sourit. Rom Kazan doit placer très haut son désir en orbite pour repérer celle qu'il veut abattre par un ultime exorcisme.

Tumultueux et confus, les Mondes furieux doit se lire d'une seule traite pour en ressentir l'inquiétante exaspération sexuelle. Pour ce premier roman écrit sur Macintosh, Jeury n'a pas craint de se défouler sur son traitement de texte.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 259, novembre 1988

Jean-Pierre Hubert : Cocktail

roman de Science-Fiction, 1988

chronique par Philippe Curval, 1988

par ailleurs :

Avec Cocktail, Hubert s'affirme plus Hubert encore que dans ses précédents romans. Ce qui n'est pas un mince compliment. Entre le B-Monde et les enclaves dorées de l'Ocelot, il n'y a qu'une distance, celle qui sépare l'homme décadent de la bête dépravée. D'une part des privilégiés qui vivent dans un rêve pétrifié, de l'autre Jehd qui lutte seul contre la dissolution de son propre monde avec les armes de l'imagination. Combat subtil et dangereux où les coups se retournent souvent contre leurs auteurs. Construit comme un thriller, bourré d'idées-dynamite, intelligent comme feu Stirner soi-même, voilà certainement le meilleur choix de "Science-Fiction".

Avec en prime, dans la collection, Jean Mazarin qui fait ses premières armes en SF sous le nom d'Errer (révélateur, docteur Lacan ?) et Honaker, que je vous laisse le soin de découvrir.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 259, novembre 1988

Jean-François Comte : les Géants couverts d'algues

roman de Science-Fiction, 1988

chronique par Philippe Curval, 1988

par ailleurs :

"Futurs" se présente sous les hideuses couvertures d'Andrevon, qui ont de surcroît le tort de faire penser qu'il s'agit d'une collection pour enfants. On y retrouve Richard Canal et Dominique Douay (pour des nouvelles), on y découvre Philippe de Boissy et surtout Jean-François Comte.

De ce dernier, les Géants couverts d'algues est un régal verbal. Sous le thème classique de l'homme qui rétrécit (ici l'Humanité entière à la suite du vaccin obligatoire contre le cancer), Comte se lance dans un conte imaginatif et musclé, où son plaisir de cogner contre les mots et la syntaxe, à la manière d'un Queneau en posture d'Oulipo, fait souvent merveille. Ce qui ne l'empêche pas de boxer aussi la SF, en lui assénant un direct au foie qui lui fait vomir bien des idées reçues.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 259, novembre 1988