Chroniques de Philippe Curval

Lucius Shepard : la Vie en temps de guerre

(Life during wartime, 1987)

roman de Science-Fiction par nouvelles

chronique par Philippe Curval, 1988

par ailleurs :
Correspondants de guerre

Dans une zone indistincte située entre le Guatemala et Panama se propage une guerre larvée, couvant dans la touffeur de la forêt, dans la jungle des villes. La plupart de ses protagonistes ont depuis longtemps oublié qui la mène et pour quels buts exacts. Est-ce toujours l'United Fruit et ses représentants au nom de la doctrine Monroe qui la poursuivent contre les révolutionnaires Rouges, ou cette guerre n'est-elle qu'un lointain prolongement de l'abominable vendetta entre les Madradona et les Sotomayor dont l'origine remonte au commencement du xviie siècle et que trament d'obscurs magiciens ? L'une ou l'autre source historique n'empêche ni les massacres ni les embuscades meurtrières ni les manœuvres tactiques ni les complots militaires ni les crimes d'espionnage ou les lavages de cerveau ni les villages rasés ni les viols sauvages.

Cantonné dans le camp d'entraînement de la “Fourmilière”, David Mingolla ne sait qu'une chose : il est américain et lutte pour la liberté. Selon l'optique de ses interlocuteurs, tantôt il apparaît comme un gringo, à d'autres moments comme un guerillero. C'est une taupe d'un nouveau genre. Nourri de drogues mystérieuses et entraîné au combat psychologique, David est capable de percer les défenses de l'esprit humain. Peut-être a-t-il été trop loin. Doué d'une bonne conscience typiquement américaine, il éprouve un vague malaise à se battre et s'interroge sur le sens de sa mission, comme d'autres déserteurs qui disparaissent un jour à l'occasion d'une perme, dans les bas-fonds de San Francisco de Juticlan, qui représente plus qu'une ville : « un symptôme de guerre ».

Correspondant sur le front des opérations, Lucius Shepard se présente, dans la Vie en temps de guerre, comme un chercheur de mirage plus qu'un homme de terrain. À la recherche de la pensée magique, Shepard s'attarde plutôt sur l'aspect impressionniste des combats à l'arme psychologique que sur les ruissellements de sang, sur les états d'âme du guerrier entre deux embuscades, plutôt que sur les affrontements meurtriers. Il analyse les aspects oniriques de l'épreuve au lieu de se repaître des horreurs de la bataille. Avec la patience obstinée d'un ethnologue, il va analyser le cheminement mental de David Mingolla, soldat américain, dans un combat dont l'enjeu le dépasse, mais dont il croit porter une funeste part de responsabilité.

Car Mingolla, grâce à son don parapsychologique amplifié par les drogues, effleure parfois l'esprit des stratèges lorsqu'il reçoit leur commandement de tuer. Il se révolte quand la belle Debora, son ennemie, son égale, en est la cible. Alors il déserte en sa compagnie et celle de Tully, son instructeur métis dont un testicule pend hors du short. Au cours d'un voyage initiatique, il gagne le fabuleux Barrio Clarin où se trouvent stationnés les cerveaux de la guerre et le gros des troupes. Les perspectives basculent, les ennemis changent de camp, les frontières entre les belligérants ne sont plus aussi nettes.

Lire Shepard, c'est s'embarquer sans biscuit mais shooté à mort dans la jungle du Guatemala où abondent les fantasmes sanguinaires, où grouillent les personnages issus de cauchemars : curé pédophile, ordinateur dieu légèrement borné, extraterrestre montagne, sadiques heureux. Son sens exceptionnel de l'écriture, inspiré des grands romanciers sud-américains, sait donner la dimension épique, poétique, fantasmagorique qu'il convient à ces Mille et une nuits de l'horreur dont les épisodes s'emboîtent comme des balles de mitrailleuse dans un chargeur. On apprécierait sans doute beaucoup plus ces fort belles pages sur cette guerre éternelle aux enjeux fluctuants si leur lecture ne faisait croître un désagréable malaise devant le discours diffus sur une crise de conscience made in USA à propos des “autres” Amériques que ne soutient aucune analyse politique.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 257, septembre 1988

Christian Léourier : les Racines de l'oubli (le Cycle de Lanmeur – 4)

roman de Science-Fiction, 1988

chronique par Philippe Curval, 1988

par ailleurs :

Le dernier né de Christian Léourier chez J'ai lu, solidement construit, solidement écrit, se veut d'abord une démonstration du post coitum animal triste est des révolutionnaires. Ici les bagnards drogués de Borgoet. De ce point de vue, il pèche sans doute par une certaine hâte d'arriver à la conclusion. Par contre, ce qui se réfère à la planète-bagne, aux images d'une lutte sans répit contre la végétation prolixe et dévorante, au léthé, drogue d'oubli, aux rapports sadomasochistes entre les partisans d'un même combat, s'affirme au contraire dans la meilleure veine de cet excellent représentant de la SF française.