Chroniques de Philippe Curval

Jean-Pierre Andrevon : la Trace des rêves

roman de Science-Fiction, 1988

chronique par Philippe Curval, 1988

par ailleurs :
Musique répétitive

Il existe une forme littéraire où la redite n'implique pas le rabâchage, l'anaphore n'est pas signe de bégaiement ou l'antanaclase preuve de redondance. Peu souvent mises en valeur par la critique, ces œuvres tautologiques n'en comportent pas moins leurs inconditionnels lecteurs. Deux voies s'offrent à l'auteur, soit développer une idée, une atmosphère à travers une série, grâce à des archétypes qu'on retrouvera avec une satisfaction présumée de volume en volume, soit répéter toujours la même chose dans chacune de ses œuvres, thème sans variation ou presque dont la beauté réside dans sa puissance obsessionnelle. L'actualité de ce mois nous en offre l'éventail.

Jean Pierre Andrevon, d'abord, avec la Trace des rêves. Dès les premières pages où l'on voit éclore des Humains d'œufs artificiels programmés, on se dit : « Tiens, de la Science-Fiction des années 20… », puis, en apprenant que ces derniers vivent dans un contexte préhistorique, on corrige : « Non, c'est un succédané de la Guerre du feu. ». S'apercevant enfin que ces hommes sont minuscules face à leur environnement, nous croyons discerner l'influence de Swift. Mais bientôt, tout s'éclaire, ces hommes sont les derniers sur la Terre dévastée (probablement) par la folie des Hommes ; ils rencontrent les Dernières Femmes et tentent de s'insérer dans le nouvel environnement qu'ils découvrent avec plus de surprise que nous. Dès lors, impossible de se tromper, et l'on conclut : « Mais non, bien sûr, c'est de l'Andrevon ! ».

De l'Andrevon qui ne déçoit pas car chacune des idées qu'il développe ici peut se retrouver dans ses livres majeurs : le nucléaire qui a tout éradiqué, l'être humain, fauve suprême qui perturbe tout équilibre écologique par sa cruauté native, l'amour comme dépassement de soi-même, le sexe comme consolateur, la fin de tout comme idéal philosophique. Pour Andrevon, l'écriture d'un livre n'est que prétexte à parachever cette œuvre unique qu'il porte en lui depuis le commencement du monde (désert). Ne vous y trompez pas, cependant : son art est parvenu depuis longtemps à maturité. Terry Riley de la machine à écrire, il développe sans faille ses accords et ses arpèges, provoquant peu à peu cette fascination euphorique que procure la vertigineuse rigueur de la répétition.

Notez qu'avec Tout à la main du même auteur, qui pourrait s'intituler un Homme se masturbe sur son passé, vous retrouverez les mêmes sensations.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 256, juillet-août 1988

Gene Wolfe : Soldat des brumes

(Soldier of the mist, 1986)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1988

par ailleurs :

Gene Wolfe est d'une tout autre essence. Avec son premier livre, la Cinquième tête de Cerbère, nous avons réellement cru à l'apparition d'un de ces artistes sublimes que l'on rencontre à peu d'exemplaires dans un siècle. Son sens inné de la nuance et de la transition faisait de la SF un genre conceptuel majeur où s'épanouissait son propre génie de la spéculation. Il nous fallut déchanter, pas déchanter déchanter, mais déchanter quand même (anaphore) avec la publication des quatre volumes du Livre du second soleil de Teur où il faisait toujours preuve de ses réelles qualités d'imagination, mais où la trame subtile de son écriture, brodée d'effets plus lourds, perdait de sa moire et de son éclat. Le compte bancaire d'un écrivain à ses raisons que la raison ne connaît pas (antanaclase). Notre maître du style entrait avec succès dans sa phase répétitive.

Avec Soldat des brumes, il s'y installe. En Grèce, 479 av. J.-C, un blessé de guerre se réveille chaque matin sans souvenir de la veille. Pour lutter contre l'amnésie, il consigne ses faits et gestes sur des rouleaux de papyrus. Comme il est latin, il transcrit métaphoriquement jusqu'au nom des villes et des dieux. Il s'ensuit un curieux sentiment de déséquilibre culturel qu'un fin lettré pourrait rétablir par ses connaissances de la Grèce antique, mais qu'un lecteur moyen confond sans peine avec la fiction. Chaque jour, Latro, soldat de la mémoire, reconstruit la réalité avec, pour l'aider, la surprenante faculté de percevoir les divinités et de connaître leurs prophéties. Mais le saphir usé de son intelligence dérape sur la cire inconsistante de ses réminiscences. D'aventures en aventures, dans ce monde habilement truqué de la réalité historique, il semble réinventer la mythologie.

Malheureusement, si le subterfuge surprend agréablement au début, il faut toute l'ascétique volonté d'un amateur de musique répétitive pour s'évader jusqu'au bout avec Gene Wolfe, sachant que ce volume n'est que le premier d'un long oubli.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 256, juillet-août 1988