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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 56 Accelerando

Keep Watching the Skies! nº 56, janvier 2007

Charles Stross : Accelerando

roman de Science-Fiction

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chronique par Pascal J. Thomas

Avertissement ! Danger : Cours de mathématiques sauvage !

Une singularité, en mathématiques, est très généralement un point en lequel une fonction n'a pas sa régularité habituelle. Évitons d'ouvrir un sac de nœuds ; nous ne préciserons pas ce que l'on entend par “régularité”, et passerons au cas qui nous intéresse (celui où la fonction cesse carrément d'être bornée au voisinage de sa singularité, c'est-à-dire croît indéfiniment). Comme la fonction 1/x quand la variable x s'approche de zéro… Ou comme la solution de certaines équations différentielles : si une quantité a un taux d'accroissement proportionnel à elle-même, plus elle sera grande, plus elle croîtra vite, et donc plus elle sera grande, etc. Dans le cas d'une relation de proportionnalité, comme, disons, les intérêts composés, la quantité croîtra — mais ne deviendra jamais infinie en un temps fini. Supposez, par contre, que le taux d'accroissement soit proportionnel au carré de la quantité en question — pour peu qu'elle soit déjà un peu grande, elle croîtra très vite. Alors on arrivera à une singularité en temps fini, se traduisant dans le graphe par une magnifique asymptote verticale…

Fin de cours de maths ! Vous pouvez recommencer à lire !

Au-delà de la singularité, ce n'est pas qu'on ne puisse plus prédire les valeurs de la fonction, comme dans la théorie du chaos : c'est que la fonction n'existe tout simplement plus.

C'est Vernor Vinge qui, dans un article écrit en 1993 à l'occasion d'un congrès d'informaticiens, fit de l'idée de Singularité une métaphore d'un emballement subit du progrès. Auteur plutôt hard science (mathématicien de formation, et enseignant d'informatique de profession) Vinge n'est pas considéré comme un contempteur du progrès technologique. Mais il y a une vraie note de terreur dès le début de son article, où il explique qu'une intelligence artificielle efficace, plus intelligente qu'un humain, créera très vite des IA plus intelligentes qu'elle, que tout risque de s'emballer en quelques mois à partir de là, et que le futur n'aura plus de place pour l'Humanité… et qu'il serait « très étonné » si ce point critique n'était pas atteint entre 2005 et 2030.

Depuis, la Singularité vingienne est devenue un lieu commun de la S.-F. qui se veut branchée — du moins de langue anglaise1. Parfois de façon très atténuée, comme un simple changement radical de mode de vie. Après la version humoristique de la Singularité présentée dans Crépuscule d'acier, où il ne s'agit que de l'effondrement d'une société dû à l'apport brutal de technologie libératrice, Stross s'attaque pour de bon à la notion vingienne. Accelerando est fort bien décrit par son titre : plus qu'un roman, c'est un cycle découpé en neuf fragments (chapitres ? nouvelles ?), avec la constante volonté de toujours se surpasser dans l'extraordinaire.

Tout commence donc avec Manfred Macx, génie du business plan libre : il passe sa vie à parcourir le monde, en donnant à qui veut des idées qui valent des fortunes. Ce qui ne l'empêche pas de vivre fort bien, de la généreuse reconnaissance des gens (ou des organisations) qu'il a rendus riches. Angélisme ? Pas tout à fait, car Manfred sait se défendre, avec une éblouissante maîtrise du monde de la finance virtuelle et de ses sociétés-écrans. Seule ombre au tableau, Pamela, ex-épouse ivre de vengeance et employée fanatisée du fisc américain, dans un monde où les États (et la notion classique d'argent…) commencent à perdre leur sens.

Manfred n'a de vrais amis que mécaniques : la myriade de gadgets et de programmes qui augmentent son intelligence et constituent son “exocortex”2, le chat artificiel de fabrication japonaise AI-neko, et une colonie de homards dont les cerveaux, digitalisés, constituent sans doute la première conscience “libérée” à pouvoir tourner sur un support informatique… et à qui il donne la possibilité de partir pour les étoiles sur les ailes d'un puissant signal radio.

Sur les trois premiers chapitres du livre, ambiance cyberpunk. L'ombre de Gibson plane, avec plus d'intellect et d'humour, moins de violence. Sauf quand s'en mêlent les représentants de l'industrie du disque, qui se sont alliés avec la Mafia pour défendre leur conception totalement démodée du copyright…

À partir du chapitre 4, changement de décor : sur Terre, la densité d'information a atteint le point critique qui déclenche la Singularité vingienne — c'est une affaire de MIPS (million d'instructions par secondes) par gramme de matière : plus le hardware se miniaturise, plus il est puissant, plus il “veut” que toute la matière disponible soit utilisée pour agrandir ses capacités, jusqu'au point que toute matière disponible soit transformée en “computronium”, une configuration qui maximise les capacités de calcul de la matière. On pense fortement à la “poussière” de Greg Egan.

Les humains ordinaires sont partis coloniser les satellites de Jupiter, en personne ou par le biais de copies, qui peuvent être mises en œuvres sur des supports de toute nature. Amber, fille de Pamela et de Manfred, a échappé à sa mère avec l'aide d'Aineko pour partir vers le système jovien, et y est devenue impératrice de son propre satellite. Elle rencontre Sadeq, jeune imam iranien décidé à répandre dans les planètes extérieures la parole du Prophète. Et se lance (sous forme digitalisée naturellement) dans une tentative de premier contact avec le réseau d'information galactique…

Il vaut mieux arrêter ici la description du livre. À trop le résumer, on en dénature la richesse. Si Vinge est une référence proclamée, et présente dans des détails technofrime comme le découpage du temps en multiples décimaux de la seconde, seule unité scientifique, si Bruce Sterling (notamment le cycle Morphos/Mécanistes avec la Schismatrice) et Greg Egan sont d'évidents antécédents, on décèle, de façon plus surprenante, du Simak et une touche de Sheckley. Sheckley, parce que l'univers merveilleux du futur reste plein d'escrocs, et de gogos — au point que ce sont les êtres intelligents qui peuvent finir par servir… de monnaie ! Simak, pour la structure en cycle3 semblable à celle de Demain les chiens, pour l'usage de Jupiter qui pourrait être un clin d'œil explicite, mais aussi pour cette image de la transformation progressive de la vie intelligente en quelque chose qui perd toute pertinence émotionnelle pour le lecteur — tandis que le livre s'attache à ceux qui sont restés en arrière, plus intelligents qu'avant, mais suffisamment peu pour que nous puissions encore les comprendre et les aimer (les chiens de Simak, les humains conservateurs de Stross).

Car malgré toute son imagination à base scientifique, malgré tout son foisonnement de technologie fantasmée, le Stross d'Accelerando est tout aussi méfiant vis-à-vis de la Singularité que le Vinge du début de l'article de 1993. La forme de vie digitale qui finit par transformer en computronium toutes les planètes du système solaire pour en faire un halo sphérique et frénétiquement pensant autour du Soleil est surnommée the Vile Offspring (quelque chose comme les Immondes Rejetons). Elle semble se composer en bonne part de formes d'intelligence qui ont évolué, non à partir d'humains ou d'animaux, mais de sociétés anonymes — les SARL, redoutables extraterrestres, voilà un concept ! — qui dévorent et réduisent en esclavage les humains digitalisés qui leur tombent sous la main. Stross n'a pas pour le communisme l'enthousiasme de Banks, mais ce n'est pas un fan du capitalisme non plus ! Même si un des secrets de la puissance des Immondes Rejetons réside un nouveau modèle économique, Economics 2.0, qui se débarrasse de la bonne vieille allocation optimale des ressources rares — mais on ne sait pas comment, évidemment.

L'humour est un autre trait frappant de Stross. Humour par la verve de ses dialogues, par l'extrême des situations qu'il met en place. Humour nécessairement discret : il faut maintenir l'adhésion du lecteur aux situations mises en place. Il faut même maintenir l'adhésion au langage employé, car si l'humour implique un certain décollage par rapport au langage (dans le cas du calembour par exemple, où les mots sont temporairement privés de leur sens pour permettre un réarrangement surprenant de ce sens), la S.-F. elle aussi maltraite l'empilement de sens habituellement attribués à un mot en littéralisant les situations, en impliquant la réalisation matérielle de ce qui n'est que métaphore en littérature générale4. Stross, qui emploie une rafale de sigles et d'allusions et ne se restreint pas en matière de vocabulaire technoscientifique, doit marcher sur les œufs pour ménager et l'effet de réel de son futur et le mordant de sa verve. Et il s'en sort, le bougre.

Il est difficile de rendre compte de l'humour de Stross dans Accelerando en citant une plaisanterie ou un jeu de mots particuliers. Même si l'expression Rapture for the nerds5 pour désigner la Singularité vingienne a fait florès. Le sourire naît plutôt de l'accumulation de situations incongrues, qui finissent souvent pourtant par se révéler totalement sérieuses. Ainsi Aineko, qui au fil des années révèle — ou construit ? — une intelligence de plus en plus puissante et manipulatrice, ne cesse jamais de se comporter comme un chat ordinaire, baillant, se léchant l'entrecuisse… Ainsi Annette, maîtresse et égérie de Manfred, parle avec un accent français qui se traduit dans le texte par un sabotage hilarant de la syntaxe anglaise — qui me rappellerait plutôt des idiomatismes germanophones… passons. Et ainsi de suite… Quand un personnage majeur est incarné quelque temps dans un vol de pigeons — et en garde quelques séquelles de langage corporel, une fois réhumanisé —, je ne peux m'empêcher de penser au célèbre poisson d'avril de Google.

Cela dit, vous pouvez vous douter qu'Accelerando n'est pas un livre qui supporte d'être lu vite, ou de façon distraite. Il m'a fallu souvent revenir sur une page, ou sur une phrase. Et je plains sincèrement le traducteur qui aurait — qui aura ? — à restituer le texte en français — langue qui éprouve déjà de grandes difficultés à adapter les termes informatiques. Accelerando est de ce point de vue un livre moins plaisant, moins humain, que Rainbows End. Même si les personnages sont parfois attachants — j'aime bien Amber, en particulier, la fille de Macx devenue Impératrice d'un satellite de Jupiter, puis exploratrice interstellaire… à la fois parodie et hommage de la S.-F. de l'âge d'or —, on ne reste jamais avec eux longtemps. Ils se réincarnent, oui ; mais minés subtilement par le doute, l'impression d'être une copie.

Un point positif quand même, dans ce livre de Stross, pour les vieux birbes comme moi : alors que le futur présenté par Vinge dans Rainbows End est positif, avec une intégration de la puissance informatique dans la vie humaine, celui d'Accelerando est négatif — pour avoir encore une histoire à raconter, Stross est obligé de rester avec les humains conservateurs, en marge de l'évolution majoritaire de la vie intelligente, accaparée par les Rejetons Immondes. Mais on n'a pas tellement envie d'aller tenir compagnie à ceux-là. Et du coup, on se sent tout soulagé de ne rien comprendre à l'informatique. Il y a quelque chose pour tout le monde dans ce livre !

Notes

  1. “As an sf writer, I'm a little tired of hearing about the Singularity. It's become an article of faith about the future” (Rudy Rucker : "Notes on Charles Stross's Accelerando", in : The New York Review of Science Fiction nº 207, novembre 2005).
  2. Matérialisé par cet accessoire d'une apparente ringardise qu'est une épaisse paire de lunettes. Le chapitre 3 est entièrement consacré à ce qui lui arrive lorsqu'il les perd (privé de son accès au réseau, et de sa mémoire extérieure, il est frappé d'amnésie). Manfred devenu inséparable de ses machines, c'est le thème de l'“amplification de l'intelligence” déjà évoqué par Vinge dans son article de 1993.
  3. On remarquera qu'à l'époque de ce livre (les années 1940), cette structure était commune en S.-F. à cause de la façon dont elle était publiée (sous forme courte dans des magazines).
  4. Cf. le célèbre exemple de Delany, her world exploded, ou même les considérations sur give me a hand dans les histoires de robots d'Asimov…
  5. Les nerds, ce sont des asociaux obsédés d'informatique ; la rapture est l'ascension collective au Paradis à la fin des temps à laquelle croient certains chrétiens fondamentalistes.