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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 53 Crépuscule d'acier

Keep Watching the Skies! nº 53, mai 2006

Charles Stross : Crépuscule d'acier

(Singularity sky)

roman de Science-Fiction

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chronique par Pascal J. Thomas

Les guerres ne peuvent se faire vraiment qu'entre deux entités culturellement compatibles, qui acceptent les mêmes règles implicites. Autrement, il peut, tout au plus, se produire de hideux massacres.

Difficile d'imaginer plus grande distance culturelle que celle qui sépare le Festival de la Nouvelle République. Cette dernière — monarchie aristocratique, en dépit de son nom — est un régime délibérément rétrograde : établie sur plusieurs systèmes stellaires lors de la grande diaspora imposée à l'humanité par l'Eschaton, elle regroupe une population humaine essentiellement d'origine slave et est-européenne, qui a choisi de renoncer aux avantages, et à la terreur, de la Singularité. Pas question, donc, d'accepter les dons du progrès accéléré, et surtout les Machines-Cornes d'abondance, qui condamnent instantanément à l'obsolescence toute forme d'industrie (“Europe as it might have been during the twentieth century, had physics and chemistry been finalized in 1890”). Mieux vaut permettre à une coterie de badernes et de têtes couronnées d'exploiter paisiblement le moujik finalement friand de stabilité. En faisant quelques emprunts bien choisis à la modernité, toutefois ; les deux plus évidents étant une police politique sur le modèle soviétique, et une flotte de guerre interstellaire achetée aux meilleurs chantiers navals terrestres, Mikoyan-Guerevitch-Kvaerner, mieux connus sous l'abréviation MiG.

Le Festival, lui, est une entité post-humaine, conglomérat d'intelligences artificielles servies par des nano-machines — et accompagnée par des races vivantes parasites, dont les fameux Critiques —, qui rôde de planète en planète, pour les intégrer dans le grand réseau de communication galactique. De gré ou de force. En leur faisant pleuvoir dessus les bienfaits des Cornes d'abondance. Quand le Festival arrive sur Rochard's World, une colonie de la Nouvelle République, cette dernière n'a aucune chance. Mais elle ne le sait pas.

Est donc expédiée une flottille de guerre, avec à son bord Martin Springfield, ingénieur employé par MiG pour assurer le service après-vente, et Rachel Mansour, diplomate représentant les Nations Unies de la Terre, avec pour mission de s'assurer que la Nouvelle République ne fera rien qui puisse attirer sur sa tête — et sur les têtes collatérales — la fureur de l'Eschaton.

Car une pièce majeure manque à ma description du monde futur imaginé par Stross : le deus ex machina ultime, l'Eschaton, entité future issue de l'évolution de l'humanité elle-même — on veut tout au moins le croire —, qui est capable d'intervenir dans son propre passé pour s'assurer qu'aucune arme interdite ne sera employée. Car avec le voyage plus rapide que la lumière, vient nécessairement la possibilité de voyager dans le temps, de sortir de son cône de lumière (en termes einsteiniens) ; de violer donc la causalité ; et l'Eschaton en conçoit une fureur tout particulièrement meurtrière.

Désavantagés stratégiquement par le délai du voyage, les amiraux de la Nouvelle République cherchent à biaiser maladroitement avec l'Eschaton, en introduisant une dérive temporelle dans leur navigation pour arriver en vue de Rochard's World juste avant leur ennemi. Ce que ni Rachel, ni Martin, pour des raisons légèrement différentes, ne peuvent permettre. Mais la police politique, qui éprouve une suspicion bien justifiée à l'égard de ces étrangers dépravés, veille sur eux…

Les méchants aristocrates de la Nouvelle République sont bien trop ridicules pour faire peur — l'équipée de leur flotte semble calquée sur la triste odyssée de la flotte baltique russe qui mit plusieurs mois à rejoindre la Corée en 1904-1905, pour se faire écraser par les Japonais (tous les cuirassés coulés !) à Tsushima. Les révolutionnaires marxistes qui se lèvent contre le régime mélangent générosité, responsabilité et fanatisme (un mélange détonnant), et ne sont guère plus sérieux, finalement. Stross caricature allégrement — et sans méchanceté — Trotsky, avant de transformer l'archi-duc (et gouverneur de la planète) en gamin fasciné par les magiciens. Toute science suffisamment avancée, disait Arthur C. Clarke…

Donc, on ne s'ennuie pas. Retournements d'intrigue et batailles spatiales garantis. Pourtant, dans la désormais vaste catégorie du nouveau space opera britannique, Stross est moins proche de Peter Hamilton ou Alastair Reynolds que d’Iain M. Banks ou Ken MacLeod. La notion de Singularité, de point d'accélération du progrès humain au-delà duquel la société n'arrive plus à contrôler sa propre évolution et s'effondre sous son propre poids, a été proposée par Vernor Vinge. Stross en fait, ici, une disruption venue d'ailleurs — peut-être le fruit d'un paradoxe temporel —, mais qui prend une forme que nous reconnaîtrons instantanément en ces temps de mondialisation de l'économie : le Festival arrive pour ouvrir les planètes — lisez : les marchés ; et de fait, Stross annonce l'arrivée des marchands dans la foulée du Festival — en les intégrant à un réseau de communication — le premier signe de son arrivée est une pluie (littérale) de téléphones mobiles, et le premier effet de son passage est la désindustrialisation (les machines Cornes d'Abondance, substitut commode à nos importations chinoises). D'autres notations sont tout aussi contemporaines : les Nations Unies se préoccupent d'empêcher l'usage d'armes interdites — mais savent que le véritable obstacle est la présence menaçante d'une toute-puissance qui n'hésitera pas à employer des versions bien plus mortelles des mêmes armes. La notion d'État a disparu de la planète Terre, gérée sur un mode anarcho-commercial qui rappelle certaines constructions des romans de Ken MacLeod.

La différence de Stross réside, au-delà de la qualité de son information scientifique, dans son humour, et son refus de position moralisatrice. Il présente des individus et des régimes qui sont plus ou moins bons ou mauvais (la galactalisation du marché est brutale, mais aussi libératrice ; la Nouvelle République inspire autant la pitié que le dégoût ; les révolutionnaires multiplient les pelotons d'exécution, mais son bien braves au fond ; même l'Eschaton est un dieu ambigu, qui me fait penser à une gigantesque compagnie de réassurance plus qu'à un Père éternel). Et les Nations Unies de l'anarchie sont beaucoup trop timides pour représenter une utopie. L'auteur n'excuse rien des tares, mais n'en fait pas des objectifs à abattre. Surtout, Stross, qui en passant remet au goût du jour les formes du roman d'Espionnage, se lit à perdre haleine. Un auteur à ne pas manquer1.

Notes

  1. Un autre livre de Stross, plus humoristique encore, a été chroniqué dans KWS : le Bureau des atrocités.