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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 51 éditorial

Keep Watching the Skies! nº 51, septembre 2005

Éditorial : la science de la SF

par Pascal J. Thomas

Ne reculant jamais devant un mauvais calembour, j'avais voulu titrer cet édito "un 51, sinon rien". Mais cela a tellement failli être rien… depuis le numéro 50, gourmand en énergie, je me suis éparpillé. L'idée du numéro 50 était née dans une convention (la convention nationale française, près de L'Isle-sur-la-Sorgue, en août 2004). J'en ai fréquenté d'autres (Utopiales, colloque de S.-F. de Nice) ; nous y reviendrons. Et finalement renoncé à la convention nationale de 2005 (tenue près de Liège) pour arriver, entre autres, à récupérer quelques minutes de plus pour sortir un KWS.

On apprend beaucoup de choses, mine de rien, en allant aux conventions. Mais pas en croyant tout ce que disent les intervenants, bien sûr. Par exemple, je plains la pauvre âme qui devrait se faire une idée de la cybernétique à partir d'un exposé de Yann Minh. Quel pot-pourri d'érudition brillamment approximative et de raccourcis totalement contestables ! Éric B. Henriet grimaçait, rectifiait. La plupart d'entre nous étaient trop médusés pour chercher dans la performance autre chose qu'un plaisir passif : la science était passée à la moulinette de l'artiste, on ne la reconnaissait pas au sortir du processus. Mais c'était du grand art, à sa façon.

Ne reprochons rien à Yann Minh. Il restitue en un sens l'esprit de la S.-F. : vouloir toucher la flamme de la science sans se ganter de l'amiante de la formation scientifique. En tirer la poésie, la vision, sans se gaver de technique. Tout un pan du plaisir de la S.-F. est à ce prix : nous avons envie d'accepter une vision trop rapide, et nécessairement fausse, tout en s'abritant sous le parapluie de l'efficacité démontrée — dans le monde réel, pas dans le monde littéraire — de la méthode scientifique. Alors, si les "authentique" en bas de page de Jimmy Guieu nous font encore rire à gorge déployée cinquante ans après la parution de ses romans soucoupistes, c'est peut-être nous, l'inconscient collectif de l'entreprise S.-F., qui avons poussé au crime ce malheureux auteur. Dans la nuit vauclusienne, je me prenais à vouloir pardonner l'auteur provençal dévoyé, l'homme à qui nous en avons tous voulu un jour quand un ami ignorant nous demandait « Ah, tu lis de la S.-F., alors qu'est-ce que tu penses des OVNI ? ».

Un autre auteur provençal, écrivant dans sa langue celui-ci, et néanmoins soucoupiste de la stricte observance — me dit-on —, agrégé de grammaire et félibre mistralien — ce qui fait lourd à porter pour un seul homme —, Jean-Pierre Tennevin, m'a fourni le prétexte de ma visite au cinquième colloque international de Science-Fiction de Nice. Organisé de main de maître par Ugo Bellagamba et Éric Picholle du 10 au 12 mars 2005, merci à eux ! On se trouvait là dans une ambiance universitaire, la S.-F., sous les projecteurs de l'érudition critique, n'avait qu'à bien se tenir. En effet, les communications furent souvent passionnantes, même et surtout quand elles n'émanaient pas de professionnels de la critique universitaire.

Je voudrais toutefois risquer une petite observation sur la méthodologie scientifique. Quand j'écris un article sérieux, j'entends par là un article pour lequel je ne serai pas payé, mais qui me permettra, en paraissant dans une revue mathématique internationalement reconnue, de justifier mon salaire d'universitaire feignant, j'utilise inévitablement des notions et résultats établis par les mathématiciens qui sont passés avant moi. Et dans la mesure du possible — même si c'est la partie la plus fastidieuse du travail, et pour laquelle j'ai le plus besoin de l'aide de mes collègues —, je retrouve les références de la première parution des résultats pertinents, et de renvoyer le lecteur aux articles (ou livres) en question pour le détail des preuves ou des motivations. Ne serait-ce que parce que les rédacteurs en chef des journaux scientifiques savent qu'ils ne disposent que d'un nombre limité de pages, et n'apprécient guère les articles inutilement longs — grande différence avec KWS, là…

Dans la critique de S.-F., cette attitude manque. Je suis le premier coupable, mais comme on remarque plus facilement les faiblesses de son prochain, je citerai deux exemples entendus à Nice de la bouche de confrères brillants, admirables même, et pour qui j'ai autant d'affection que d'admiration.

Serge Lehman, dans une communication totalement renversante, a mêlé une théorie de la S.-F., de la vie, de l'univers, et de tout, finalement, à des confessions sur sa vie personnelle. Au passage, il a évoqué la littéralisation de la métaphore par la S.-F. — c'était lié à plein d'autres choses, bien entendu ; il a renvoyé en particulier à… son propre article, "la Physique des métaphores", paru en 2001, et que j'avoue ignorer. J'ai regretté qu'il ne fasse pas le lien avec les travaux de Samuel Delany sur le sujet — que, mea culpa, je n'ai pas lus ; je me suis contenté d'écouter parler Delany dans plus d'une réunion d'amateurs de S.-F. Qui disent, grosso modo, que la S.-F. demande un protocole de lecture différent de la littérature générale, parce que chez cette dernière, une phrase comme her world exploded fera en général référence à un insupportable chagrin qui touche une héroïne, tandis que dans un roman de S.-F., on pensera plutôt à quelque princesse dont le fief planétaire a été pulvérisé par des super-armes1.

Autre cas : la communication de Jean-Jacques Girardot et Fabrice Méreste, "le Steampunk, une machine littéraire à recycler le passé". Je n'ai pas eu accès au texte écrit de la chose — il paraîtra cependant ; des actes du colloque se préparent, et je vous encourage à vous les procurer quand ils seront publiés —, mais, passionné par le propos, j'ai noté comme un fou. Grosso modo, Girardot et Méreste partent de la définition “traditionnelle” du steampunk comme « ce que le passé aurait été si l'avenir était arrivé plus tôt », et lui opposent la constatation que le steampunk est « une littérature du recyclage » des littératures populaires qui se faisaient à une époque (deuxième moitié xixe) où étaient jetées les bases de la S.-F. Et expliquent la localisation à Londres par la position aux avant-postes du progrès de la mécanisation de la capitale britannique à l'époque.

Bien entendu, il y avait un paquet d'autres idées intéressantes dans la communication de Girardot et Méreste. Mais celles que je viens de reproduire me laissèrent une impression de déjà-vu. Que j'ai confirmée en faisant une petite recherche dans les archives de KWS (sur Quarante-Deux, naturellement). Ainsi, dans la chronique de l'anthologie Étoiles vives 1, parue en juin 1997, on trouve : « Quant à Paul J. McAuley, il nous fait… du steampunk. […] son texte a en commun avec ceux de Powers ou la Machine à différences — et bien d'autres — de ré-examiner le passé du point de vue, non pas du passé tel que nous pouvons le connaître, mais du passé vu à travers la littérature que nous lui associons. ». Plus tard, dans la chronique des Vaisseaux du temps, de Stephen Baxter, parue en mai 1999, on peut voir le steampunk décrit comme « ce procédé semi-créatif consistant à réviser et amplifier les œuvres et les ambiances du passé ». Je passe sur bien d'autres références2.

La définition “traditionnelle” du steampunk, elle, est attribuée par Daniel Riche3 dans la préface à son anthologie Futurs antérieurs à un journaliste américain du nom de Daniel Fetherling, sous la forme « jusqu'à quel point le passé aurait pu être différent si le futur était arrivé plus tôt ».

L'assertion littéraire était contestée dès la chronique de ladite anthologie parue en novembre 1999 : « c'est effectivement le retour sur le passé qui est l'élément significatif à mon sens […]. Mais pas sur le passé tel que notre monde l'a effectivement vécu il y a une centaine d'années : le steampunk, et c'est en cela qu'il se démarque de l'uchronie pure, est un retour sur le passé littéraire, sur les rêves du passé et non sur sa réalité. Il ne s'agit pas de “si le futur était arrivé plus tôt”, mais de “si les visionnaires du passé avaient vécu plus longtemps”. Avec, sans nul doute, une ambition plus décalée que celle d'écrire des histoires “dans l'univers” de H.G. Wells ou d'Arthur Conan Doyle ». Le même chroniqueur (allons, assez de cuistrerie : votre serviteur, avouons-le) s'attaque aussi à la question du choix du temps et du lieu : « Du point de vue d'un faussaire littéraire de la littérature populaire, le choix du lieu et celui de la période du retour en arrière paraissent inévitable : c'est dans la deuxième moitié du xixe siècle qu'ont commencé à s'individualiser les genres qui nous tiennent à cœur, Fantastique, S.-F. et Policier ».

Ayant à l'époque perçu l'embryon d'une bonne idée, je suis revenu dessus avec une insoutenable insistance — bon nombre de ces trente-huit mentions… — ; « DiFilippo prend le mot "steampunk" dans le seul sens qui vaille (celui d'une vaste plaisanterie, prétexte à la manifestation de ses talents de faussaire littéraire bien documenté). » (chronique de la Trilogie steampunk en janvier 2001) ; « Des auteurs vont plus loin ; ils entreprennent de reconstituer la manière de la S.-F. du xixe siècle, et dans la lignée de ce projet esthétique, ignorent délibérément les acquis scientifiques postérieurs à l'époque dont ils entendent pasticher les œuvres. Et la Science-Fiction (d'époque) » (tiré de l'édito de KWS 40, septembre 2001, lui-même inspiré par une intervention dans un débat à la convention nationale de Saint-Denis en juillet 2001). Bref, je n'avais pas craint d'enfoncer le clou au bénéfice des trois abonnés de la revue — mais, pour discret qu'il soit, KWS est aisément explorable et durabilisé, tout cela grâce à son htlmisation par Quarante-Deux, à qui je tire éternellement mon chapeau.

À ce point, le lecteur coutumier des polémiques du microcosme va s'imaginer que je suis en train de lancer un brûlot aigri contre Girardot et Méreste, et dédaigner les protestations dans lesquelles je ne manquerai pas de me lancer. Et pourtant, croyez-moi, je ne connais pas bien Fabrice Méreste, mais je l'ai trouvé à Nice d'un abord fort sympathique ; et je prise beaucoup la compagnie de Jean-Jacques Girardot, homme intelligent et bourré d'humour, scientifique incontestable, auteur que je dévore quand j'en ai l'occasion. Et abonné à KWS, ce qui vaut indulgence plénière. Oui, mais justement, me direz-vous… Halte là : je pense que J.-J. Girardot est un type comme moi, à savoir qu'il peut trouver dans son cœur le respect et l'estime nécessaire à s'abonner à une revue, mais pas toujours dans sa vie le temps nécessaire pour la lire. Rien ne prouve qu'il ait été conscient que j'eusse proposé, cinq ans avant, des idées similaires aux siennes.

Et tout me suggère que nous ne sommes pas les seuls, au demeurant. Finalement, pourquoi en voudrais-je à quelqu'un d'avoir eu les mêmes idées que moi ? Au contraire, vu ce que je suis payé pour ces idées-là, le seul profit que je puisse en espérer est que des gens tombent d'accord avec moi dessus. La question devient bien entendu beaucoup plus sérieuse pour ceux qui font profession de critique littéraire, universitaire ou chercheur ; et ceux-là font plus attention à leurs citations, et se vexent plus facilement de ne pas être cités. Mais cela ne me préoccupe pas ici, et c'est avec un plaisir frisant l'enthousiasme que j'ai écouté Fabrice Méreste exposer à Nice.

Je crois pourtant que, au-delà de la flatterie accordée aux anciens chenus qui ont pu exprimer telle ou telle idée avant les autres, la pratique de citations en matière de critique de S.-F. a des avantages de deux ordres. Premièrement, elle met l'accent sur le caractère collectif de l'entreprise critique — tout comme la science, tout comme la S.-F. qui a un temps imité la science dans cet aspect-là aussi, en s'attelant plus ou moins consciemment à la construction d'un futur partagé, et éventuellement objet de controverses et de révisions. Elle permet de suivre les étapes de l'évolution d'une idée — il est des lecteurs assez pervers pour s'intéresser à ça, et même des universitaires pour l'étudier, ça s'est même vu à Nice, quoique de façon encore peu achevée. Deuxièmement, elle économise aux critiques plus récents le temps et l'énergie nécessaire à reformuler ce qui l'a déjà été. Ainsi, ils peuvent utiliser les travaux précédents comme une base, soit à réfuter, soit pour aller plus loin dans leur analyse. Reconnaître les travaux des Grands Cacochymes a donc pour eux des avantages.

Évidemment, cela suppose plus de travail préalable de documentation, et de lecture des travaux des autres. Et je plaide coupable, moi aussi je préfère dire la première chose qui me passe par la tête plutôt que d'aller fureter dans les articles — et pourtant je sais bien qu'il y a une mine d'idées et d'analyses dans les pages, par exemple, de the New York review of science fiction. Peut-être aussi parce que, comme les Ramones nous l'ont montré pour le rock'n'roll, il faut revenir à une certaine stupidité assumée pour préserver le plaisir.

Mon désir d'une critique de S.-F. pratiquant et assumant la citation référencée restera donc peut-être un rêve. Mais j'ai voulu le rêver avec vous.

Notes

  1. Une rapide recherche sur Google révèle que cette idée se trouve, par exemple, dans certains des essais du recueil Starboard wine (1984), et que le même exemple, correctement attribué, a été cité des dizaines de fois par d'autres commentateurs de la S.-F., faniques ou universitaires.
  2. Une recherche Google à l'intérieur des pages de KWS révèle trente-huit apparitions du terme "steampunk" dans la revue.
  3. Qui vient de nous quitter, et que je regrette beaucoup : c'était un homme que je n'ai jamais connu autrement qu'aimable et plein d'humour.