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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Robert Silverberg : À la fin de l'hiver

Livre de poche nº 7182, mars 1996

Peu d'aspects de la révolution scientifique ont été aussi spectaculaires que l'approfondissement des horizons temporels. Il y a moins de deux siècles, il était encore généralement admis dans les nations [Couverture du volume]qui commençaient à s'industrialiser que la création du monde, habitants compris, remontait tout au plus à six ou sept mille ans. Il y a un peu plus de cent ans, en 1886, Camille Flammarion, dans son ouvrage le Monde avant la création de l'homme, proposait un empan autrement plus ambitieux qui vaut d'être cité un peu longuement :

« Depuis la naissance de la Terre, depuis l'époque reculée où, détachée de la nébuleuse solaire, elle exista comme planète, où elle se condensa en globe, se refroidit, se solidifia et devint habitable, tant de millions et de millions d'années se sont succédé, que l'histoire tout entière de l'humanité s'évanouit devant ce cycle immense. Quinze ou vingt mille ans d'histoire humaine ne représentent certainement qu'une faible partie de la période géologique contemporaine. En accordant (ce qui est un minimum) cent mille ans d'âge à l'époque actuelle, que ses caractères vitaux signalent comme étant la quatrième depuis le commencement de notre monde, et qui porte en géologie le nom d'époque quaternaire, l'âge tertiaire aurait duré trois cent mille ans, l'âge secondaire douze cent mille, et l'époque primaire plus de trois millions d'années. C'est, au minimum, un total de quatre millions sept cent mille années depuis les origines des espèces animales et végétales relativement supérieures. Mais ces époques avaient été précédées elles-mêmes d'un âge primordial, pendant lequel la vie naissante n'était représentée que par ses rudiments primitifs, par les espèces inférieures, algues, crustacés, mollusques, invertébrés ou vertébrés sans têtes, et cet âge primordial paraît occuper les cinquante-trois centièmes de l'épaisseur des formations géologiques, ce qui lui donnerait à l'échelle précédente cinq millions trois cent mille ans pour lui seul !

Ces dix millions d'années du calendrier terrestre peuvent représenter l'âge de la vie. Mais la genèse des préparatifs avait été incomparablement plus longue encore. La période planétaire antérieure à l'apparition du premier être vivant a surpassé considérablement en durée la période de la succession des espèces. Des expériences judicieuses conduisent à penser que pour passer de l'état liquide à l'état solide, pour se refroidir de 2000° à 200°, notre globe n'a pas demandé moins de trois cent cinquante millions d'années ! »

Malgré le précautionneux minimum, deux fois répété, on sent bien le grand informateur scientifique, pourtant familier des chiffres astronomiques, tout ébahi encore des abysses temporelles qu'il souligne à coups de points d'exclamations. Or il demeurait loin du compte d'aujourd'hui.

On estime en effet que notre univers est vieux d'à peu près quinze milliards d'années, valeur moyenne comprise entre les dix-huit et les douze milliards d'années que proposent des indices différents, que notre soleil a un peu plus de cinq milliards d'années, notre Terre environ 4,5 milliards d'années, et que la vie est apparue il y a au moins 3,5 milliards d'années (1). Ces évaluations sont évidemment susceptibles de révisions mais elles résultent de tant de mesures convergentes qu'elles ne semblent plus pouvoir être remises radicalement en question. Les valeurs si audacieusement citées par Flammarion ont donc été multipliées au moins par dix pour ce qui est de l'âge de la Terre et par 350 pour ce qui est de l'âge de la vie. N'importe quel enfant sait désormais grâce à Jurassic Park que les dinosaures sont apparus il y a plus de deux cents millions d'années et qu'ils ont mystérieusement disparu il y a environ 65 millions d'années.

Les auteurs de Science-Fiction ont été parmi les premiers à saisir et à exploiter la dimension poétique de ces ordres de grandeur, à installer sur cette scène immense les péripéties d'un drame cosmique sans cesse renouvelé. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. À la conception d'une évolution graduelle et lente, de l'inanimé à l'humanité, s'est substituée, surtout dans les dernières décennies, une action pleine de bruits et de fureurs, scandée par de brutales ruptures. Les géologues et paléontologues qui avaient eu bien du mal à échapper aux cataclysmes bibliques et qui avaient fait prévaloir depuis Lyell une vision uniformitariste de l'évolution de la planète et de la vie contre le catastrophisme de Georges Cuvier, ont eu quelque peine à s'y faire bien qu'ils en aient été les découvreurs.

L'uniformitarisme de Charles Lyell (1797-1875), proposé en 1830, excluant tout déluge, impliquait que des causes petites, lentes et régulières, familières comme l'érosion, agissant de nos jours comme jadis, modelaient les paysages. La pluie et le vent sont de patients sculpteurs. Rien ne change sur Terre qu'au rythme uniforme des jours. La théorie de l'évolution de Wallace et Darwin ne fait intervenir également que des changements très graduels, invisibles au quotidien, des espèces vivantes, les acheminant par un progrès lent et régulier vers le stade suprême du présent. Par suite, la succession des formes de vie s'accomplirait sans heurt, certains allant jusqu'à évoquer un mystérieux principe de sénescence des espèces qui assurerait leur renouvellement.

Dans ce cortège de la lenteur, la disparition des dinosaures posait une énigme à laquelle pas moins de quatre-vingts hypothèses spéculatives ont tenté de donner une réponse. Outre le vieillissement des espèces qui n'a jamais eu le moindre fondement rationnel et qui échappe totalement à la théorie de l'évolution, on peut relever quelques spéculations folkloriques dont la moindre n'est pas que les dinosaures auraient été empoisonnés par les fleurs, d'apparition récente. On ne savait même pas si les derniers dinosaures, au demeurant fort nombreux et apparemment bien portants, avaient disparu sur une longue période de temps ou de façon brutale. La question n'est du reste toujours pas définitivement tranchée.

Sur la fin des années 1970, un géologue, Walter Alvarez, découvrit près de Gubbio, en Italie, une mince couche d'argile. Il apparut par la suite qu'elle avait été déposée à la fin du crétacé, au moment où les dinosaures avaient massivement disparu de la surface de la Terre. Des traces d'iridium, retrouvées par la suite un peu partout dans la même couche sur toute notre planète, conduisirent à faire l'hypothèse de la chute d'un astéroïde. Soulevant d'immenses nuages de poussière et provoquant peut-être des écoulement dévastateurs de lave, cette collision aurait obscurci le ciel, abaissé la température, suscité un long hiver planétaire, ruiné la végétation et condamné à mort environ 65% des espèces vivant à l'époque, dont les dinosaures. Certains géologues pensent même avoir retrouvé la trace du coupable sous la forme d'un vaste cratère météoritique dans le sud du golfe du Mexique. Bien que cette hypothèse soit aujourd'hui acceptée sous une forme ou sous une autre par la majorité des paléontologues, elle a rencontré bien des oppositions tant elle contrevenait à l'uniformitarisme devenu quasiment un dogme depuis près de deux siècles. Les cataclysmes avaient fait un retour fracassant dans l'histoire de la vie sur notre planète.

Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Les archives paléontologiques n'ont pas conservé la trace d'une seule extinction massive d'espèces, mais de plusieurs, au moins une dizaine dont certaines furent plus radicales encore que celle survenue à la fin du crétacé. Il y a environ 248 millions d'années une extinction massive aurait fait disparaître 95% des espèces existantes. Cette catastrophe aurait du reste laissé le champ libre au développement des dinosaures, tout comme celle du crétacé a permis aux mammifères de remplacer les dinosaures.

David Raup, un paléontologue américain, entreprit alors de collectionner ces accidents cosmiques et de démontrer qu'ils présentaient une certaine régularité dans le temps, intervenant environ tous les trente millions d'années (2). Cette régularité, qui demeure hypothétique, pouvait signifier qu'une cause semblable était à l'origine de chacun de ces cataclysmes et que notre planète était régulièrement bombardée par des astéroïdes.

Jean-Pierre Andrevon explique dans son roman l'Homme aux dinosaures (3), par ailleurs scientifiquement correct, ces extinctions massives d'espèces par une lutte féroce entre deux empires galactiques, l'un reptilien, l'autre mammalien, qui se seraient efforcés de faire prévaloir chacun sa conception de la vie en bombardant la planète à des moments judicieusement choisis : la disparition des dinosaures serait un génocide.

Mais cette affabulation ne rend pas compte de la régularité des extinctions de masse. Deux hypothèses ont été avancées pour y correspondre. Selon la première, notre soleil formerait une étoile double avec une compagne placée sur une orbite fortement elliptique. Tous les quelques vingt-six millions d'années, cette redoutable soeur, baptisée Némésis, viendrait déranger les comètes et autres planétisimaux du Nuage d'Oort, situé à environ un quart à une demie année-lumière de notre Terre et reste abondant de la formation du système solaire. Il précipiterait ainsi des objets de bonne taille vers l'intérieur du système, en nombre assez grand pour que quelques-uns finissent par percuter notre planète. Tout le problème vient de ce que ce compagnon n'a pas encore été détecté et que l'accroissement rapide et considérable des moyens d'observation astronomiques rend son existence occulte de plus en plus problématique.

Selon la seconde hypothèse, c'est la traversée du plan galactique particulièrement riche en poussières et objets divers, par notre système solaire et son cortège de comètes et d'astéroïdes, qui provoquerait la même pluie meurtrière. La périodicité du cataclysme serait alors de l'ordre de trente-trois millions d'années, ce qui ne cadre pas très bien avec la périodicité aujourd'hui inférée des extinctions de masse qui serait plutôt de l'ordre de vingt-six millions d'années.

Les deux hypothèses, qui font intervenir des comètes chassées de leurs orbites initiales, ont en commun un grand avantage logique sur celle de la collision avec un astéroïde isolé. Celle-ci n'aurait en effet de chance d'intervenir que toutes les quelques centaines de millions d'années. Et surtout, de telles collisions n'auraient aucune raison de se reproduire assez régulièrement : elles devraient être strictement gouvernées par les lois du hasard. Elles présentent un autre intérêt pour les scientifiques. Les paléontologues répugnent en effet à admettre un événement unique et brutal qui aurait exercé tous ses effets en quelques mois ou quelques années, à l'origine de la disparition des dinosaures. La répartition des fossiles laisse à penser que cette disparition aurait pu s'étaler sur un laps de temps assez long, allant de quelques dizaines de milliers d'années à peut-être un million d'années, d'où les théories de la dégénérescence ou encore des changements climatiques graduels. La mince discontinuité découverte par les Alvarez, père et fils, pourrait signer un événement particulièrement violent inséré dans une série plus longue de collisions. On peut imaginer que la Terre ait été soumise régulièrement à des pluies de comètes s'étalant sur des dizaines de milliers d'années et ayant progressivement raison des espèces les plus coriaces tout en laissant subsister d'autres espèces suffisamment adaptables et opportunistes pour survivre malgré tout.

Tout cela concerne le passé. Mais si des extinctions massives d'espèces ont bien eu lieu régulièrement dans le passé et si, en particulier, elles ont bien eu pour cause des phénomènes astronomiques, mouvements d'une étoile proche ou traversée du plan galactique, elles se reproduiront nécessairement dans l'avenir. Après la disparition des dinosaures, les deux dernières extinctions massives ont eu lieu il y a respectivement 38 et 11,3 millions d'années. Si l'on s'en tient à l'hypothèse Némésis, celle d'un cycle de vingt-six millions d'années, la prochaine devrait survenir dans quinze millions d'années. Si l'on penche pour celle du plan galactique, nous bénéficions d'un répit de près de vingt-cinq millions d'années.

Nous, c'est-à-dire l'humanité. Mais existera-t-elle encore sous une forme reconnaissable dans un avenir si éloigné ? Devra-t-elle alors passer la main après un règne bien plus bref que celui des dinosaures ? Autant de questions que seule la Science-Fiction permet d'aborder.

Dans quinze à vingt-cinq millions d'années, il y aura du grabuge dans le ciel. Le ciel tombera littéralement sur les têtes. Et puis la vie reprendra.

C'est ici que commence le roman de Robert Silverberg.

Notes

(1) Cf. notamment le Livre de la vie, sous la direction de Stephen Jay Gould, Seuil, 1993.

(2) Cf. Donald Goldsmith, Némésis, l'étoile du destin, Laffont, 1986, et surtout David M. Raup, De l'extinction des espèces : sur les causes de la disparition des dinosaures et de quelques milliards d'autres, Gallimard, 1993.

(3) Seuil, 1994.