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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Ian McDonald : Desolation road

Livre de poche nº 7168, septembre 1994

Vous ne le savez pas encore, mais Desolation Road se trouve sur Mars.

Mars est un endroit très spécial qui représente pour l'auteur et l'amateur de Science-Fiction quelque chose [Couverture du volume]comme Jérusalem, Rome, La Mecque et Lhassa superposés. Un écrivain qui n'y a pas fait au moins un pèlerinage, fût-ce sous la forme d'une brève nouvelle, ne peut pas être considéré comme de stricte obédience. Il doit être traité avec sympathie et bienveillance, mais avec prudence. Les excuses qu'il pourrait bredouiller, sous le prétexte que le lieu est trop fréquenté et qu'il a même été atteint en 1976 par des sondes Viking qui l'auraient dépoétisé, ne seront pas acceptées.

D'après Camille Flammarion, Pierre Versins et Peter Nicholls, qui se citent probablement en série, le premier touriste littéraire de Mars serait Athanase Kircher dans son Voyage extatique de 1656. C'est possible, mais ce n'est nullement certain. De toute façon, il s'agit d'un voyage plus mystique que technologique, qui sera réédité par Emmanuel Swedenborg (1758). Les procédés singuliers de transfert ne manqueront du reste jamais : le héros d'Uranie, de Camille Flammarion (1889) s'y transporte comme en rêve ; comment l'Œuf de cristal, de H.G. Wells (1897), s'est-il retrouvé sur Terre dans la boutique d'un antiquaire pour permettre à un amateur d'observer dans ses profondeurs des paysages martiens ? Un peu plus tard, John Carter, le héros d'Edgar Rice Burroughs se rendra sur Barsoom, ainsi que l'appellent ses habitants selon lui, par la seule force de la volonté (1912).

Un explorateur plus crédible de Mars est George Griffith (1857-1906), le grand prédécesseur de Wells et que l'on pourrait peut-être rapprocher un peu de notre Jules Verne par son goût des voyages. Il s'en distingue nettement par des préoccupations sociales et prospectives qui mériteraient d'être réexaminées. Assez médiocre écrivain, totalement supplanté par H.G. Wells, il demeure presqu'inconnu en France, sans doute injustement. Je dois avouer l'avoir très peu lu jusqu'ici. Un autre visiteur notable est l'allemand Kurd Lasswitz, dont le Sur deux planètes (1897) a inspiré l'astronautique allemande. N'oublions surtout pas les Navigateurs de l'infini de Rosny aîné (1925) dont la seconde partie, les Astronautes, présente la double singularité de relater une grande histoire d'amour entre une Martienne et un Français, appartenant pourtant à des espèces très différentes, et de n'avoir été publié, à titre posthume, qu'en 1960, dans "Le Rayon Fantastique" ; ni l'étonnante Aelita ou le Déclin de Mars (1923), sauvée par une révolution prolétarienne, et l'admirable une Odyssée martienne de l'américain Stanley Weinbaum (1934), exemplaire dans sa description d'une écologie radicalement étrangère. L'une des plus belles réussites dans la création d'un monde étrange et séduisant est due au théologien C.S. Lewis dans son splendide le Silence de la Terre (1968) où les Martiens sont naturellement éthiques et même chrétiens.

On comprendra que j'ai choisi de ne citer ici que des auteurs ou des textes un peu singuliers car on pourrait emplir un volume entier avec les découvertes successives de Mars.

Comme on sait, les voyages ne se sont pas faits à sens unique. Wells, toujours lui, introduit l'impérialisme interplanétaire dans la Guerre des mondes (1898), thème qui aura beaucoup de succès, notamment au cinéma, tant les Terriens naturellement pacifistes furent éberlués par ces mauvaises manières.

La proximité relative de la planète Mars et la qualité des observations effectuées à l'aide d'instruments relativement primitifs, ont évidemment joué un grand rôle dans cette familiarité. La minutieuse description de “canaux” par l'astronome italien Schiaparelli, à partir de 1877, relancée par l'ouvrage de l'américain Percival Lowell, Mars (1896), y contribua considérablement. Au début des années 1950, on pouvait lire encore dans Astounding Science-Fiction un article sérieux et documenté qui cherchait à établir l'artificialité de ces structures à partir d'une analyse topologique irréfutable. Malheureusement, les Martiens prirent soin d'en effacer apparemment toutes les traces et d'évacuer la planète avant que les premières sondes d'observation ne survolent leur planète. Quelques auteurs tout à fait postérieurs et bien documentés, comme Greg Bear dans l'Envol de Mars (1993), ont cependant suggéré qu'on retrouverait sans grande difficulté ces ouvrages d'art sous la couche de sable qui nous les masque.

Bear, et bien d'autres auteurs avant lui, sans négliger quelques groupes d'études de la NASA, ont fortement insisté sur l'idée qu'il serait regrettable de laisser perdre un monde aussi accueillant et ont donc suggéré de terraformer Mars, c'est-à-dire de lui rendre une atmosphère respirable (par nous) et d'y réinstaller les océans et la végétation que nous trouvons confortables.

Il a certainement fallu un certain courage à Ian McDonald pour s'inscrire en 1988 dans cette riche tradition, qui plus est dans son premier roman. Il y a parfaitement réussi. Peut-être parce qu'il y a transporté les accents du Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, l'un des chefs-d'œuvre de la littérature hispano-américaine.

Sans renier cette source, Ian McDonald a indiqué, dans un entretien, qu'il avait été également inspiré par les Chroniques Martiennes de Ray Bradbury (1950) qui s'était dit porté lui-même par Barsoom, la Mars d'Edgar Rice Burroughs, épique, naïvement lyrique, délicieusement détachée de toute vraisemblance. Il n'y a, à première vue, pas grand rapport entre ces trois œuvres. Mais elles ont tout de même quelque chose en commun : comme si Mars était un sujet trop vaste, un réservoir d'images et de fantasmes trop riche pour être épuisé en une seule rencontre, elles ont toutes pris la forme de chroniques, réparties entre une douzaine de romans chez Burroughs, égrenées sous forme de nouvelles par Bradbury, distribuées entre des points de vue différents et presque autonomes sur le clavier de McDonald. Il y a d'autres rencontres ténues mais significatives entre les deux derniers auteurs : les Martiens, qui ont peut-être, ou peut-être pas, disparu sous le rouleau compresseur de la civilisation terrienne ; le remodelage ou encore la terraformation de la planète rouge qui culmine ici et là dans une éruption d'arbres et de végétation, due à Johnny Pépin de Pomme chez Bradbury, à la musique de la pluie chez McDonald. Ce dernier a du reste parfois renoué avec le ton bradburyen sans que l'on puisse dire exactement s'il a replacé sans effort ses pas dans la trace du grand homme ou s'il s'agit d'un hommage calculé. Mais les résonances s'arrêtent là.

Ce qui est le plus frappant dans la comparaison entre ces trois œuvres, c'est leur disparité dans l'approche de la vraisemblance, disons scientifique. Burroughs n'en recherche aucune ; sa Barsoom pourrait se trouver n'importe où, à l'intérieur de la Terre, du côté de Pellucidar, ou bien dans une autre galaxie, ou plutôt nulle part ; son unique point d'attache au réel astronomique est la présence de deux petites lunes. Bradbury feint de s'entourer de plus de précautions ; le désert, quelques noms, les fusées, en somme un léger nimbe de réalisme qui ne fait pas illusion. McDonald s'efforce beaucoup plus à la vraisemblance, même s'il ne cache pas qu'il joue ; en fait, il choisit de parsemer son roman de détails très discrets qui signalent au connaisseur qu'on est bien sur Mars. Cette évolution est intéressante. Elle indique qu'en un peu moins d'un siècle, Mars a échappé à l'arbitraire total, que nos représentations, sans cesser d'être poétiques, vont nourrir leurs images, de plus en plus, du côté de la science. La tendance est encore plus affirmée chez Kim Stanley Robinson qui décrit lui aussi la terraformation de Mars en trois romans (encore une chronique), Mars la Rouge, Mars la Verte et Mars la Bleue (1992, 1993, 1994).

Ainsi les évocations de la planète Mars, notre vieille complice en imaginaire, symbolisent à merveille l'évolution de toute la Science-Fiction vers l'assimilation de la science par la littérature. Et c'est très bien ainsi.