Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Gérard Klein préfaces et postfaces Shadrak…

Gérard Klein : préfaces et postfaces

Robert Silverberg : Shadrak dans la fournaise

Livre de poche nº 7160, octobre 1993

Shadrak, qui s'épelle aussi Chadrak, Sidrach ou Sedrac, est le nom babylonien donné à Ananias, l'un des trois enfants hébreux éduqués à la cour de Nabuchodonosor, roi de Babylone et des Chaldéens, [Couverture du volume]en compagnie du futur prophète Daniel. Chargés de responsabilités dans la province de Babylone après le premier succès de Daniel dans l'interprétation d'un rêve de Nabuchodonosor, ils refusèrent d'adorer la statue d'or élevée par Nabuchodonosor et furent jetés dans une fournaise de feu ardent. Mais sur leur prière, Dieu envoya un ange avec eux et ils s'en tirèrent indemnes.

Shadrak Mordecai lui-même dans le roman de Silverberg évoque ce passage de la Bible. Médecin du khan Gengis II Mao IV qui est Prince des Princes et Président des Présidents, maître de la Terre, et exerce depuis Oulan-Bator un pouvoir absolu sur une planète dévastée par la guerre, Shadrak peut légitimement se comparer à son homonyme. Comme lui, il jouit jusqu'à un certain point de la confiance d'un tyran. Comme Nabuchodonosor, Gengis Mao est un tyran relativement responsable, encore qu'imprévisible et cruel. Il sait faire régner la paix par les moyens les plus extrêmes et contribue à panser les plaies du monde en ce début du xxie siècle. Shadrak lui oppose un système de valeur qui n'est pas le commandement de Dieu mais le serment d'Hippocrate, l'éthique médicale. Et il se trouve en quelque sorte jeté dans la fournaise. Mais il n'a pas de Daniel pour lui servir de prophète.

Cet affrontement d'un pouvoir cynique mais somme toute nécessaire et d'un individu éthique mais pas jusqu'à la naïveté fournit à Robert Silverberg l'argument d'un de ses plus beaux livres bien qu'il ne soit pas l'un des plus connus. Le pessimisme de Silverberg quant aux collectivités humaines s'y exprime pleinement : la Terre a été dévastée par des guerres aussi imbéciles que nationalistes. «  Quelle sorte de monde existerait aujourd'hui si j'étais mort il y a dix ans ? Un millier de principautés en guerre, sans aucun doute, chacune avec sa propre armée minable, sa propre législation, sa monnaie, ses passeports, ses gardes aux frontières, ses taxes douanières. Une multitude d'aristocraties dérisoires, de seigneurs féodaux, les brigues des mécontents, de petites révolutions en permanence — le chaos, le chaos, le chaos. » Ainsi rumine le khan. L'humanité est ravagée par les séquelles d'une guerre biologique qui a consisté entre autres raffinements à répandre des antigènes dans l'atmosphère si bien que les sujets atteints s'auto-détruisent, victimes du pourrissement organique. Voilà une prospective redoutablement actuelle pour un ouvrage initialement publié en 1976 et dont rien, à peu près, ne trahit la date de parution.

Mais à ce pessimisme du collectif, Silverberg oppose un optimisme raisonné de l'individu. Pris isolément ou en tout petits groupes, les humains ont appris la responsabilité. Shadrak en est l'illustration la plus lumineuse mais le khan n'est pas une brute sanguinaire. Et les responsables de la sécurité eux-mêmes, autrement dit les chefs de la police, sont susceptibles d'humanité. En revanche, certaines victimes de la folie meurtrière, impuissantes à contrôler leurs destins, se montrent égoïstes, mesquines, dangereuses. Tout se passe comme si le fardeau de la décision lestait les humains d'une grandeur, d'une profondeur, leur interdisait le cynisme total, leur imposait l'invention d'une morale. On retrouve ici l'une des convictions affirmées mais assez secrètes de Robert Silverberg : le pouvoir ne corrompt pas mais il affine, il sélectionne, il trempe, du moins quand il est exercé à l'épreuve des contraintes les plus sévères de la réalité. À l'autre extrême, l'irresponsabilité induite par des systèmes collectifs automatiques use le libre arbitre, détruit le sens des responsabilités, domestique l'humain dans l'homme. À cet égard, l'opposition est parfaite entre l'utopie concrète des Monades Urbaines, totalement déshumanisante, et les incertitudes créatrices de Shadrak et de nombre d'autres romans de Silverberg. Comme toujours, ce n'est pas l'épreuve de la décision elle-même qui mûrit les humains mais la perspective puis la constatation de ses conséquences.

Pour continuer à paraphraser la Bible, l'homme est devenu véritablement humain, c'est-à-dire un être moral, doué de libre arbitre, parce qu'il a été chassé du Paradis terrestre ; auparavant, il n'était qu'un animal pensant, rationnel certes mais privé de l'exercice périlleux de sa raison. Vouloir rétablir le Paradis sur terre par des moyens sociaux ou technologiques, c'est amputer l'homme et le faire verser non du côté de la nature et de l'animalité, le chemin de l'évolution étant sans retour, mais du côté de la barbarie. Le fruit de l'arbre de la connaissance, qui précisément donne le libre arbitre, n'est pas dans cette perspective l'objet d'un interdit de la part de Dieu, ou de l'évolution, ou de toute autre puissance supérieure. Il est l'occasion de la transgression d'un interdit, d'une décision qui à la fois libère l'homme et le charge du poids non de la faute mais de la responsabilité. En un sens, le péché originel est ce qui pouvait arriver de mieux à nos parents symboliques, l'accession à l'humanité ; la chute n'est qu'un effet, certes par certains côtés désagréable, de ce qui est en réalité une ascension proposée par le serpent, désirée par Ève, acceptée non sans hésitation par ce lourdaud d'Adam. La transgression de la loi vient avant la loi, est le fondement paradoxal de la loi. Les tenants de l'intelligence artificielle feraient bien d'y réfléchir et d'imaginer une tentation pour leurs créatures.

Plus politiquement, l'homme doit être, pour Silverberg, à tous les niveaux confronté aux conséquences de ses actes, sur lui-même et sur les autres, sinon il est moins qu'une bête, une machine. Et il est de même confronté aux conséquences des actes des autres dont il est à quelque degré responsable, qui ne sont pas complètement distinctes de ses décisions propres parce qu'elles sont portées par ce bien indivis, le langage. Assez curieusement, au moins à première vue, la morale proposée par Robert Silverberg n'est pas une morale individualiste, anarchiste, libertarienne, celle du chacun pour soi et les moutons seront bien gardés, qu'illustrerait assez bien l'œuvre de Robert Heinlein. C'est une morale collective par défaut. On ne peut pas faire autrement. D'où le pessimisme collectif signalé tout à l'heure de l'œuvre de Silverberg. Il est assez injuste de subir les effets des décisions d'une multitude imbécile, comme le pourrissement organique, mais c'est comme ça. La seule issue consiste à être soi-même un juste, dans la mesure de ses moyens, et à espérer qu'il y aura assez de justes pour que les décisions de tous rejoignent la loi de chacun.

Cette approche subtile et convaincante éclaire d'un jour différent le paradoxe apparent posé par l'œuvre et, pour ceux qui le connaissent, la personnalité de Robert Silverberg. Par sa culture, sa laïcité juive, une foule de traits de ses personnages porte-parole, ses choix éthiques, Silverberg s'apparenterait de près à cette figure emblématique, l'intellectuel de gauche, du moins de centre-gauche. Mais il exprime souvent en économie, et parfois en matière sociale, des opinions qui l'établiraient dans la fraction conservatrice (et non réactionnaire) du Parti Républicain. Pour résoudre la contradiction, on pourrait dire qu'il a retenu la compassion idéaliste de la gauche et le réalisme social de la droite. La plupart de ses grands personnages sont pétris de cette dualité qui les torture mais qui les fait avancer sur la voie d'une impossible sagesse. Il est caractéristique qu'ils soient souvent médecins, savoir scientifique, technique, sacerdoce et rôle social les reconduisant sans cesse sur le fil du rasoir de la décision, de l'articulation entre sujet individuel et société.

Ainsi, Shadrak est un roman moral mais aussi un ouvrage politique d'une envergure certaine. Le puriste déplorera peut-être un dénouement trop parfait encore que fort bien agencé et hautement problématique. À ce qui est passé fort près du chef-d'œuvre, il aurait souhaité une structure dramatique moins conventionnelle que celle où le héros se tire tout seul et à l'aide de ses moyens non négligeables d'une mauvais pas. Mais peut-être ce puriste aurait-il tort. En renonçant à cette convention finale, l'auteur serait sorti des limites d'un genre qu'il assume totalement et dont il use avec une maîtrise à peu près inégalée. Rien de moins conventionnel en effet que le déroulement de l'action de Shadrak, l'usage du présent, toujours délicat, une série de scènes d'exposition, apparemment tout juste juxtaposées, l'invention par Shadrak du journal du khan poussé sur la fin jusqu'à l'apparent basculement de point de vue. (Qui est qui ? se demande-t-on, et de fait, Shadrak-khan devient une entité en deux personnes. En imaginant le journal du khan, Shadrak devient en même temps l'image de l'écrivain qui rumine l'autre jusqu'à en faire son personnage.) En récupérant dans sa conclusion l'art de la convention, l'auteur démontre qu'il n'en a nul besoin, qu'il n'en est pas dupe et qu'il la respecte comme une loi d'unité.

Dans ce roman aussi, Robert Silverberg met à profit sa culture prodigieuse sans en faire étalage. Qu'il s'agisse de médecine, de biologie, d'histoire, d'architecture, il a la touche juste qui convainc le lecteur de la vraisemblance du tableau, sans jamais l'abuser ni l'excéder. Il excelle à extrapoler ce qu'il faut.

On a sans doute compris que Shadrak dans la fournaise est un de mes romans de Science-Fiction préférés et que je regrette qu'il n'ait pas obtenu tout le succès qu'il méritait, sans doute pour avoir été lu trop vite et plutôt mal. Il est caractéristique qu'il ne soit pas même cité dans la fort complète Histoire de la Science-Fiction moderne de Jacques Sadoul. Il occupe une place assez particulière dans l'œuvre de Silverberg, puis que ce fut, sauf erreur, le dernier qu'il écrivit avant de se taire, définitivement disait-il, dégoûté par l'accueil fait à ses recherches, mais fort heureusement pour moins de trois ans après lesquels il publia dans une veine toute différente le Château de Lord Valentin et ses suites.

Espérons que cette troisième édition française permettra de lui rendre sa place, une des premières.