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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Robert Silverberg : l'Étoile des gitans

Livre de poche nº 7155, avril 1993

Si l'on excepte l'Atlantide, la Science-Fiction moderne fleurette assez peu avec les thèmes issus de la tradition et du passé, uchronies mises à part. Elle les renouvelle éventuellement comme elle a [Couverture du volume]fait du Golem en l'espèce du robot mais elle les abandonne le plus souvent au Fantastique. C'est que ses auteurs redoutent probablement, en toute connaissance de cause, de verser du côté des “hétéroclites”, ces spéculatifs plus ou moins ingénus qui expliquent tout par n'importe quoi, les pyramides d'Égypte et les mégalithes par l'antigravitation, l'alchimie par des sciences secrètes et perdues, et les mythologies par des incursions d'extraterrestres.

Robert Silverberg a suffisamment de santé, sans parler du talent, pour s'amuser de ces pruderies. Il aborde sans complexes dans l'Étoile des gitans un des mystères les plus persistants sinon les plus coriaces de la tradition occidentale.

Gitans, tziganes, roms, manouches, bohémiens, cinganes, Zigeuner en allemand et probablement dérivé de cigogne, oiseau éminemment migrateur, les mots de manquant pas pour désigner un peuple — mais s'agit-il bien d'un seul, du moins de nos jours — qui a toujours suscité la curiosité, souvent l'inquiétude et parfois une haine qui a conduit jusqu'à l'holocauste. Alors qu'il ne dispose d'aucune tradition écrite, c'est toute une bibliothèque qui lui a été consacrée, le plus souvent fantasmatique et puisant ses extravagances comme l'a bien souligné Jean-Paul Clébert dans les affabulations même des gitans dont on ne sait trop s'ils brodent pour se protéger, se faire valoir à leurs propres yeux et à ceux de leurs dupes consentantes, ou par tradition culturelle. On leur a prêté des origines égyptiennes plus ou moins reliées à celles du Tarot de Marseille dont les gitanes font usage pour dire la bonne aventure, des pouvoirs exorbitants comme celui de lire l'avenir et les pensées, de disparaître à volonté voire de traverser les murs, et des connaissances magiques. On leur a attribué un Roi mystérieux qui fait encore de beaux titres dans la presse, des enlèvements d'enfants, un mépris assez souverain et quelquefois bien attesté de la propriété des sédentaires, et tout le romantisme de la liberté lié aux peuples vagabonds dans un monde d'installés et de contraints.

La question la plus singulière peut-être qu'ils posent est celle de la pérennité au demeurant toute relative de tribus itinérantes qui ne se sont guère fixées ni mélangées au cours des siècles, sauf sous la contrainte, dans les interstices de sociétés rurales et sédentaires depuis des millénaires. Il y a de nombreux peuples nomades aux marges de ce que l'on appelle la civilisation, mais il y en a très peu, et peut-être s'agit-il du dernier, qui soient demeurés vagabonds et en quelque sorte rebelles aux lois du sol à travers même l'espace des états et des empires. Les gitans ne sont peut-être rien de très précisément définissable, mais ils apparaissent à coup sûr, là où ils passent, comme différents. La permanence de cette différence en même temps que la discontinuité de leur présence nourrit toutes les paranoïas dont ils ont terriblement souffert.

Cette singulière et en quelque sorte irritante permanence, cette ubiquité à éclipse, permettent de leur attribuer les origines les plus anciennes et les plus fantasmagoriques. On y ajoutera que les gitans n'appartiennent pas à la civilisation du livre, de l'écrit, mais à celle de la tradition orale qui supporte toutes les dérives et qui les établit hors de l'histoire, voire comme surgis d'avant l'histoire, du terreau même des mythes fondateurs de l'humanité. Le livre qu'on leur attribue, sans doute à tort, c'est le Tarot, livre d'images, d'illettrés savants, dépourvu de l'articulation, de la continuité et de la linéarité qui fonde le livre relié. La lecture du Tarot procède de la combinatoire et de l'aléatoire, de l'incertain, de la symbolique et du fluide et par là même de l'inquiétant en même temps que d'une tentative un peu dérisoire de maîtriser l'inquiétude de l'avenir. Les gitans n'ont pas non plus édifié une société de la pierre : ils ne construisent pas. De là à leur attribuer une ancienneté remontant aux origines de l'humanité, voire au delà, et à leurs traditions une primitivité essentielle, il n'y a qu'un pas, vite franchi.

Les spécialistes pensent généralement aujourd'hui qu'ils seraient probablement issus de l'Inde, au moins pour partie, chassés vers les quatorzième et quinzième siècles en vagues successives par des guerres et des troubles sociaux. Mais à moins d'imaginer que leur nomadisme soit de la sorte relativement récent, cette explication ne fait que déplacer et reculer le mystère.

On peut s'étonner que la Science-Fiction, sensible à toutes les différences, ne leur ait pas fait la part plus belle. On n'y trouve trace de gitans guère que dans une nouvelle publiée dans le numéro 4 de Fiction, due à William Lindsay Gresham, "le Peuple du grand chariot". Il y est déjà question, assez singulièrement, d'un peuple venu des étoiles et destiné à y retourner. Il est impossible de dire si Silverberg l'a lu et s'en est souvenu.

Mais il souscrit ici à toutes les légendes et même en rajoute, dans un roman picaresque, truculent, inspiré et tout aussi rebondissant que les feuilletons du siècle dernier qui faisaient une si belle place aux gitans. On soupçonne brusquement à cet aventurier de l'esprit, à ce conteur infatigable quelque affinité avec ces roms dont il se fait le barde.

Ce n'est pas la première fois qu'il jette un pont entre la Science-Fiction et des traditions plus anciennes. Dans Tom O'Bedlam, il faisait exploser le vaudou. Dans des œuvres plus anciennes, comme les Profondeurs de la Terre , il faisait vibrer sa culture ethnologique. Il introduit par là dans la Science-Fiction une dimension qui ne lui est pas spontanée, non pas exactement historique mais folklorique, et ressuscite dans le temps long, celui du passé lointain et celui de l'avenir profond ce qu'il convient d'appeler des subjectivités collectives de la diff-errance.