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Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Gérard Klein : à l'auteur inconnu 11

Gérard Klein

À l'auteur inconnu 11

Première parution : NLM 23, octobre 1993

« Moi, » disait Diderot, « mon métier est celui de critique, métier comme celui d'homme d'affaires, d'avoué, d'avocat consultant et plaidant, de médecin. J'ai des clients dont je suis les affaires, les tableaux, les livres : il me vient plus d'affaires que je n'en puis plaider. Je fais mon métier avec conscience, avec goût même ; mais il y a des moments où les tracas de cette boutique me font regretter, comme le barreau à Cicéron, les champs, le loisir des Muses et les entretiens d'amis à Tusculum. Sedaine me disait hier : "Oui, mais, votre métier, vous le faites avec sensibilité, vous y mêlez votre âme.". Je ne nie pas que le métier gagne à cela, mais moi j'y perds. Vous autres poètes, vous employez votre sensibilité à faire l'amour, à créer des êtres. Moi, critique, qui la fourre dans mes jugements et sentences, je fais comme un pauvre chirurgien qui soigne ses malades, panse, saigne et tranche avec une sensibilité qui s'y dépense douloureusement et stérilement. Je soigne les enfants des autres, et je n'en fais pas. »

C.A. Sainte-Beuve
Portraits contemporains
Tome deuxième, chapitre "Pensées et fragments", page 514
Nouvelle édition revue, corrigée et très augmentée
Michel Lévy frères, éditeurs, 1869

Et crapoto basta. Ces paroles énigmatiques, sans doute psalmodiées à l'adresse de leur dieu Omo le surblanc par les premiers singes intelligents ARNisés sur la fin du xxe siècle, ont alimenté nombre de mes méditations. Après de longues recherches linguistiques, je pense qu'on peut les traduire approximativement comme suit : Du passé, faisons table rase.

Stello
Dispersions et fragments
Inédit non encore daté.

On dit que les critiques sérieux dédaignent la SF : je les soupçonne en cela de modestie. Ils préfèrent traiter de haut un genre qu'ils n'ont pas les moyens de connaître et qui, de toute manière, n'a pas besoin de leur jugement.

Maurice Blanchot
le Bon usage de la Science-Fiction, 1959

Est-il bien convenable de traiter de l'activité du critique dans une rubrique dédiée à l'auteur inconnu ?

Dans le domaine de la Science-Fiction au moins, la majorité des critiques qui ont exercé ou exercent encore sont aussi des auteurs. Il y a tout lieu de penser qu'il en ira de même dans l'avenir. Il est sans doute judicieux de donner quelques indications aux nouveaux auteurs qui se hasarderaient à exercer cette responsabilité.

D'autre part, les auteurs ont nécessairement un rapport, parfois conflictuel, avec les critiques. Puisse cet article, appuyé sur une expérience assez considérable des deux côtés de la barrière, les éclairer sur les comportements de cette étrange population et leur indiquer les meilleurs moyens de traiter avec elle.

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Un premier point concerne la nature de l'exercice critique. Très schématiquement, on peut distinguer trois niveaux. Le premier se borne à l'expression d'une opinion brute de décoffrage jetée en quelques lignes souvent rédigées dans une langue approximative et que l'on rencontre très souvent dans les fanzines. Cela donne à peu près ceci : « Ouaf, ouaf, lu en conduisant mon scooter les Cerceaux de Saturne, terrible, fumant, jamais rien vu de pareil, que l'auteur n'oublie pas mon petit chèque. ». Ou bien : « Pas terrible le Trou dans la Lune, carrément ringard, léo même. J'ai pas pu dépasser la première page. On se demande si les éditeurs lisent ce qu'ils publient avant de se torcher avec. » Je ne m'étendrai pas sur ce niveau. Il me paraît, à l'abri de sa prétendue liberté de ton, satisfaire une médiocrité insondable.

Un deuxième groupe englobe les comptes rendus dont la longueur dépend généralement de l'espace concédé par le périodique d'accueil et dont la pertinence n'est nullement proportionnelle à cette longueur. Ces comptes rendus constituent un élément essentiel de l'information du public, à condition, on y reviendra, qu'ils soient d'actualité.

Un troisième niveau supporte les études de fond qui peuvent être consacrées à un auteur, à une œuvre, à une école ou à une période. Ces études cherchent à introduire une perspective théorique, une information réfléchie et peuvent être l'occasion du réexamen, de la redécouverte d'une production littéraire, voire de la proposition de catégories qui transformeront la vision d'un genre. Ce peut être la forme la plus noble. C'est aussi la plus redoutable.

La critique est tout premièrement au service du lecteur, mais il ne doit pas se méprendre sur ce que le lecteur attend de lui et surtout sur ce que sont en général les réactions des lecteurs aux critiques. Je vais tenter de l'y aider. Mais le critique est aussi en plus d'un sens au service de l'auteur et de l'éditeur. Il en dépend après tout pour son activité et il peut les éclairer, les aider à améliorer leur travail. C'est du moins une illusion qu'il peut cultiver et qui demeure sans inconvénient réel.

La première vertu d'une critique est de paraître à point nommé. Comme la plupart des livres ne demeurent à l'étal des libraires qu'un à trois mois, tout compte rendu qui sort après ce délai risque d'être pour le moins inefficace. Elle pourra chatouiller agréablement ou irriter atrocement l'amour-propre de l'auteur mais du point de vue de l'éditeur et des ventes, elle sera inutile. C'est là un problème éternel qui résulte de trois facteurs au moins : la disponibilité du critique qui n'a pas que ça à faire et qui lit d'autant plus lentement qu'il lit attentivement ; l'engorgement chronique du support qui conduit de mois en mois le rédacteur à repousser la parution de l'article jusqu'à ce que, déclaré hors d'actualité, il soit définitivement éliminé ; les délais de fabrication d'une revue qui viennent parfois allonger de trois ou quatre mois le purgatoire du papier. Ce douloureux problème a hanté les cauchemars des collaborateurs de Fiction et les colonnes du courrier des lecteurs qui se plaignaient d'être conseillés avec plusieurs mois de retard. Il présentait et présente toujours un aspect peut-être un peu moins aigu pour la plupart des œuvres de SF que pour la littérature dite générale, dans la mesure où les rayons spécialisés sont un peu plus patients que les autres étals des libraires. Mais il demeure comme dans le passé qu'un compte rendu d'un titre du Fleuve Noir paraissant avec deux ou trois mois de retard salue un introuvable.

En l'absence d'un télécopieur trans-temporel, une solution partielle, souvent évoquée dans les pages de Fiction, consisterait à publier un premier compte rendu bref et strictement informatif dans les délais les plus courts et à revenir ensuite plus longuement sur l'ouvrage. Cette formule aurait l'avantage d'éclairer à temps le lecteur. Une présentation plus brutale et souvent contestée, en particulier parce qu'elle prête à des manipulations, prend la forme d'un tableau indiquant la note décernée aux livres récents par les critiques et conseillers. Mais elle est à peu près impraticable sauf dans les revues spécialisées. Et comme il n'y en a plus guère…

Donc, première loi, le critique doit être à l'heure. À cet égard, Philippe Curval, homme d'expérience, est un modèle du genre dans sa rubrique du Magazine littéraire. Si le critique est réputé comme Curval, il peut obtenir, pour y tendre, des jeux d'épreuves un à deux mois avant la sortie du livre. Mais comme les jeux d'épreuves sont coûteux pour un éditeur, ce dernier n'en multiplie pas le nombre de gaîté de cœur.

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Parlant de coût, et contrairement à une idée reçue, le service de presse représente un investissement élevé, souvent supérieur à celui de l'à-valoir donné à l'auteur. Si l'on additionne les coûts de l'objet-livre, de l'établissement et de la maintenance d'une liste crédible de bénéficiaires, du traitement manuel et de l'emballage, de l'expédition postale ou, sommet du luxe mais aussi assurance de bonne réception, de la remise par porteur, on arrive en moyenne à un total que j'estime entre cent cinquante et trois cents francs par envoi. Cette estimation est assez arbitraire, aucune comptabilité analytique n'étant assez fine pour l'établir sans conteste et elle fera sursauter plus d'un éditeur. Mais s'il prend une feuille de papier et un crayon, il verra que je suis modéré et que je ne prends pas ici en compte le prix de l'attaché(e) de presse sinon marginalement pour son traitement du service de presse. Si l'on considère qu'un service comprend de cent à deux cents envois, ce qui constitue une fourchette très raisonnable, largement dépassée par les best-sellers présumés, on pourra calculer que le coût d'un service de presse “de base” s'établit entre quinze mille et soixante mille francs. Le mode est du même ordre de grandeur que l'à-valoir perçu par l'auteur pour une collection comme "Ailleurs et demain". Les collections de poche parviennent certes à abaisser le coût par titre en procédant à des envois groupés.

On comprendra que l'éditeur répugne à voir enfler sa liste et qu'il ne réponde pas automatiquement et avec enthousiasme à la demande d'un fanzine. Son grand souci est de donner utile. Or l'expérience enseigne qu'on obtient au maximum un article — fût-il de deux lignes — pour une dizaine d'expéditions. La deuxième loi de la critique est donc de rendre compte honnêtement de tous les ouvrages qu'on a reçus et d'adresser à l'éditeur un exemplaire de son article publié. On verra que cette deuxième loi est contredite par un certain nombre de lois ultérieures.

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Une troisième leçon que le critique doit retenir et qui ne simplifie pas l'exercice de la précédente, c'est qu'une revue de groupe où il fait défiler la production d'un mois ou d'un trimestre même en l'assortissant de commentaires qualitatifs est à peu près inutile du point de vue de l'efficacité sur le lecteur. Cette abondance le déconcerte et le décourage. Elle donne bonne conscience et conforte l'organe de presse dans l'idée qu'il est aussi d'information. Mais l'expérience indique malheureusement que les lecteurs ne retiendront rien de ce défilé. Toute revue de détail noie le poisson. Troisième loi : le seul bon article est l'article exclusivement consacré à un livre. Il vaut mieux au demeurant sur une même page quatre articles différents qu'un même article traitant de quatre ouvrages. Cette loi subtile échappe en général à l'entendement des rédacteurs en chef qui tiennent à faire régner la paix dans le partage. Elle est en revanche bien connue des professionnels comme Curval qui ne fait en général pas cohabiter plus de deux livres dans sa rubrique.

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Le seul bon article est aussi l'article favorable, très favorable même. On aurait tort de tenir cette proposition pour un truisme. Elle est vraie pour l'auteur, pour l'éditeur, mais aussi pour le critique lui-même. Le lecteur est ainsi fait que la plus petite réserve lui apparaîtra comme un rejet sans appel et l'ouvrage comme indigne de sa souveraine attention. À tout prendre, si le critique tient à insérer une épine, ce qu'on ne saurait humainement lui refuser, il faut qu'elle ne se trouve ni dans le début ni surtout dans la conclusion du texte mais dans son corps même, de préférence dans une phrase bien baveuse. J'entends par là le cas assez général où le critique souhaite dans l'ensemble soutenir l'auteur et son ouvrage, mais néanmoins glisser un bémol.

Par ailleurs, toute critique résolument hostile est inutile sauf si elle sert un dessein précis. C'est de la place et de l'énergie perdues. L'exécution sommaire — ou détaillée — est un genre qui ne satisfait que l'ego du critique et qui ne témoigne que de sa rancœur. Non qu'il ait tort dans le principe de dénoncer une ineptie mais parce qu'il devrait s'interroger sur les raisons qui fondent de si grands efforts. Il y a toujours trop d'ouvrages intéressants à défendre pour qu'il soit utile de consacrer de l'espace à une démolition. Il y a bien entendu des exceptions à ce noble principe : il arrive qu'il soit nécessaire de faire un exemple dans l'intérêt de la salubrité publique ou pour défendre une position que j'affirmerai hautement morale. En dehors de ces cas assez rares, le silence est la plus terrible des armes dont on puisse user contre l'incompétence. Il est peu d'œuvres dont la médiocrité se hisse assez haut pour mériter l'érection d'un gibet. Et il vaut mieux se tromper dans le sens de la clémence que dans celui de la férocité.

J'ai pour ma part publié des centaines d'articles sur lesquels je crois difficile d'en trouver plus d'une dizaine qui soient hostiles, et dans ces cas, les raisons de cette hostilité étaient claires et dépassaient l'enjeu de l'ouvrage considéré.

Cela étant, il ne convient pas pour autant de sombrer dans le quiétisme et de décréter que « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». Au contraire. Critiquer, c'est choisir. L'enrobage de sucre tue aussi sûrement l'abeille que le frelon. De même l'éloge généralisé qui est assez courant dans des milieux restreints comme celui de la SF nuit à tout le monde. Aux meilleurs textes qui se trouvent ravalés à une morne norme au lieu d'être distingué ; au critique dont la réputation s'amenuise au fur des déceptions de ses lecteurs ; à la revue qui y perd son rôle de boussole et passe pour manquer de personnalité.

Le critique avisé tournera une ou plusieurs phrases de façon à ce qu'elles puissent être aisément reprises dans un placard publicitaire. Il a tout à gagner en particulier en notoriété. Malheureusement il n'y pense pas toujours. J'ai édité quelque trois cents titres et il m'est arrivé dans un cortège de comptes rendus favorables de chercher vainement la formule utilisable. La tentation est alors grande de fabriquer un demi-faux, respectant à peu près la pensée du critique mais non son expression en pêchant un mot dans chaque phrase. Certains sont allés très loin dans ce petit jeu, allant jusqu'à omettre une négation.

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L'auteur doit de son côté respecter le jugement du critique, voire éventuellement, son silence. Devant la critique la plus sévère, la plus odieuse et la plus inepte, il doit faire un effort de distanciation et essayer de comprendre ce qui est en jeu et ce qui est à l'œuvre. En dehors de la querelle personnelle qu'aucun rédacteur en chef ne devrait laisser passer, le critique désagréable dit peut-être quelque chose de pertinent et il exprime en tout cas la réaction d'une subjectivité collective qui mérite d'être analysée même si elle est primaire. La grande question que l'auteur doit toujours se poser est : qu'est-ce qu'il a (vraiment) voulu dire et est-ce que cela peut m'être utile ? Cette sérénité stoïcienne exclut qu'une critique rugueuse, mis à part l'attaque personnelle, l'injure et la calomnie, heureusement assez rares, induise des sentiments d'inimitié entre auteur et critique. Malheureusement, la société française, peut-être en raison de son imprégnation par le catholicisme supporte mal l'exigence démocratique du débat. Elle nage dans le manichéisme du vrai et du faux. Toute réserve est vite assimilée à un jugement et à une condamnation, et personnalisée. On grimpe aisément des questions de virgule aux enjeux métaphysiques.

De son côté, le critique doit bien saisir l'inévitable dimension narcissique de la création même mineure et prendre garde à la blessure qu'il risque d'infliger sans bénéfice. Cette attention lui est d'autant plus difficile qu'il y a dans toute critique, même élogieuse, une bonne part d'agressivité et une jouissance, hélas le plus souvent inconsciente, de maîtrise, de savoir, bref, de domination. On a très souvent souligné que le critique était un créateur raté, l'historien un homme d'état raté, etc., et que, de la conscience obnubilée de leur échec, ils tiraient tout à la fois de la hargne et une tendance inconsidérée à s'ériger en tribunal suprême. Ce n'est pas toujours vrai, mais tout critique même occasionnel devrait se poser la question et admettre que l'œuvre même qu'il est tenté de démolir est son prétexte sans lequel il n'aurait rien à dire.

Je tiens que ce qui caractérise l'auteur professionnel, c'est qu'il est narcissiquement à peu près imperméable à la critique et aussi bien à l'éloge. Je ne veux pas dire par là qu'il n'en tient pas compte, bien au contraire, mais qu'il a déjà opéré quand ils surviennent la distanciation nécessaire entre son œuvre et lui-même, que l'œuvre est détachée de lui et qu'il ne se sent donc plus directement attaqué par ce qui porterait contre elle. Il est déjà engagé dans le travail de l'ensuite et y intégrera éventuellement quelque chose de la critique, en particulier l'insertion dans une tradition collective qu'elle lui propose. Au surplus, un bon professionnel connaît généralement mieux les défauts et lacunes de son œuvre que le plus consciencieux des critiques et pourrait lui donner du grain à moudre. Enfin, il a trop l'expérience de la critique et de ses vicissitudes pour la prendre tout à fait au sérieux. Un critique français réputé avait dans les colonnes du Monde, lors de la parution de Dune, égalé sa lecture à l'aridité de la traversée des déserts d'Arrakis. Quelque chose me dit qu'il a depuis révisé son opinion.

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Question épineuse parfois évoquée par des débutants que celle des rapports amicaux entre auteurs et critiques ? Faut-il courtiser les critiques ? La réponse est de bon sens : laissez cela aux attaché(e)s de presse. Une certaine distance est propice aux bonnes relations entre auteur et critique. Il vaut mieux pour l'auteur que le critique puisse disposer à son endroit d'un espace de l'imaginaire qu'il meublera de ses lectures plutôt que de contacts dans une réalité aléatoire. Une familiarité excessive peut même être inhibante. Tenir sa distance. D'un autre côté, le critique est sensible à la reconnaissance de son travail et de sa perspicacité. Au-delà du code des convenances, un mot de remerciement de préférence manuscrit est toujours apprécié. Un critique mis en confiance viendra le cas échéant spontanément solliciter une précision, un renseignement, une opinion.

Dans un milieu exagérément endogamique et parfois incestueux comme celui de la SF, le critique devra en tout cas veiller à proscrire l'allusion inintelligible par les non-initiés. Bien que je croie connaître ce domaine, il m'arrive de demeurer en arrêt devant un paragraphe entier et de devoir quémander une explication qui parfois ne vient jamais. Le grand tort des groupuscules, dont le regretté PS, est de confondre leur intestin et ses luttes avec la carte du monde. Le Mouvement du 26 octobre n'est pas responsable du brouillard éponyme.

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L'auteur ne doit pas répondre à ce qu'il considère comme une attaque, sauf erreurs matérielles ou insinuations délibérément malveillantes et portant sur des faits. En dehors de ces rectifications factuelles, toute polémique entre auteur et critique est vaine, généralement stérile et fastidieuse pour le lecteur. Au surplus, elle donne le plus souvent une importance disproportionnée à une querelle que le lecteur a déjà oubliée et le critique peut-être aussi. Ce genre de dispute a toujours tenu une place excessive dans la presse française de SF et en particulier dans les fanzines. Bien entendu, il n'en va pas de même si le point débattu, au lieu d'être personnel, est théorique ou historique, s'il s'agit d'une orientation générale, d'une question de vérité. Les auteurs, et il y en a, qui pensent s'assurer une petite notoriété en réagissant systématiquement à tout ce qu'on dit d'eux voire en se montant chicanier, se trompent.

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Mais les critiques de leur côté doivent s'efforcer à une exactitude factuelle irréprochable. Il est difficile de prendre au sérieux le jugement de quelqu'un dont l'information est contrefaite. La plupart du temps, il est facile de se renseigner ou d'éviter d'affirmer une bêtise en cas de doute. J'en prendrai deux exemples. Rendant compte de l'anthologie les Mondes perdus, François Rivière écrit ceci : « Au printemps 1912, les lecteurs anglais du Strand partagèrent intensément les émois du professeur Challenger, le héros créé par Sir Arthur Conan Doyle, au fil d'un périple vécu au centre de la Terre sous le titre le Monde perdu. » [1]. Une érudition modeste lui eut permis de rendre au bassin de l'Amazonie cette aventure qu'il n'avait guère besoin de citer puisque ce roman ne figure pas dans l'anthologie de Jacques Goimard. Mais peut-être ce lapsus n'en est-il pas un puisqu'il paraît dans le numéro de Libération sans doute piégé du 1er avril.

Le critique d'Europe rend très favorablement compte d'Hypérion et de la Chute d'Hypérion, ce dont il ne saurait trop être loué, mais il entame sérieusement sa crédibilité en commençant par noter : « Ces deux énormes livres, de 489 et 560 pages, ne formaient qu'un seul volume quand le texte est paru aux États-Unis. ». Il ne lui aurait pas fallu un très grand effort pour se reporter à la page de copyright et vérifier que ces deux livres étaient parus presque à deux ans d'intervalle aux États-Unis, en 1989 et en 1990 respectivement, même si la rumeur ne lui en était pas parvenue. Il a manifestement confondu Hypérion et l'Échiquier du mal qui est bien, lui, paru en un seul volume aux États-Unis sous le titre Carrion comfort. Mais la fausse précision du nombre de pages qui peut intéresser le bibliographe est tout aussi illusoire : Hypérion compte 564 pages hors couverture, et la Chute 492. Au demeurant un livre ne peut pas comporter un nombre impair de pages. Je veux simplement marquer par cette précision de cuistre qu'à dire quelque chose d'inutile, il vaut mieux le vérifier.

Malheureusement, la critique française dont celle de SF a encore beaucoup de chemin à faire dans ce domaine, même lorsqu'elle émane d'universitaires. Le vague souvenir, la citation approximative, la datation baladeuse tiennent trop souvent lieu d'arguments. Dans notre domaine, il existe de bons instruments passablement fiables et les spécialistes reconnus sont aisément accessibles. En cas d'incertitude irréductible, il est toujours permis de relativiser la formule d'un "si je me souviens bien…".

Une erreur particulièrement vulgaire consiste pour le critique à confondre la date de parution du texte qu'il a en main avec la date d'apparition de l'œuvre dans l'univers du livre. Extraordinairement fréquente, elle vise surtout les auteurs canoniques dont les œuvres voyagent d'une série à l'autre ou dont les opuscules mineurs finissent par être traduits. Si je me souviens bien, j'ai vu ainsi John Brunner et Robert Silverberg être accusés de baisser à la troisième réédition de textes alimentaires vieux de trente ans. Un jeune critique n'a pas forcément la perspective de la mémoire, aujourd'hui d'autant plus difficile à acquérir que les textes foisonnent presque monstrueusement, mais tout l'invite à se doter de la perspective historique qui permet justement d'éviter de confondre l'ordre de ses souvenirs avec le désordre du monde. Une fois encore, un simple coup d'œil à la page de copyright suffit souvent.

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Ce souci d'exactitude doit être poussé à son acmé lors de la rédaction d'articles et essais historiques qui représente la partie la plus noble du travail du critique puisqu'il s'aventure là à la création de catégories et de concepts. Il existe un corpus impressionnant de tels textes pour la SF et je ne puis que souhaiter qu'une bibliographie exhaustive en soit éditée un jour par l'intelligence collective Marzfeld [2]. Beaucoup d'entre eux, devenus historiques, ont paru dans Fiction et ne font regretter que davantage l'absence des débats de fond, si l'on excepte NLM. À l'occasion de numéros spéciaux de revues générales, de préfaces et de présentations d'anthologies, des études de fond paraissent souvent, mais ces espaces sont pratiquement réservés aux mandarins du genre.

Ces études peuvent porter sur un livre, une œuvre, un auteur, une école, un genre. Même si elles ne bouleversent pas à chaque fois l'univers conceptuel, elles contribuent collectivement à former une culture et à informer les mundanes [3] qui traitent à l'occasion de SF. La lecture de Fiction a longtemps servi de référence aux journalistes. Il est possible d'attribuer la raréfaction des articles concernant le genre à la perte de crédibilité de la revue puis à sa disparition.

Nous souffrons aujourd'hui d'une insuffisance du travail théorique. Insuffisance quantitative car très peu d'essais consacrés à la SF paraissent, que ce soit sous forme de livres ou d'articles. Insuffisance qualitative car nombre de ceux qui sont publiés sont gravement entachés d'erreurs, d'approximations, de lectures insuffisantes ou trop rapides quand il ne s'agit pas purement et simplement du colportage d'opinions de seconde main. Le livre d'Emmanuel Carrère, le Détroit de Behring, consacré à l'uchronie, fait littéralement injure à l'immense domaine qu'il égratigne et porte préjudice à son auteur bien qu'il ait été salué par une presse ignorante. Le fait qu'il ait été dérivé d'une thèse aggrave le cas. Je suis du reste surpris du nombre d'étudiants qui, venus me consulter, se montrent réticents et étonnés de mon exigence lorsque je leur suggère fortement de lire les œuvres qu'ils projettent de commenter.

Des travaux sont souhaitables sur la généalogie des thèmes de la SF et sur leur rapport avec le contexte historique et scientifique, en particulier avec l'état de l'opinion à l'époque de l'apparition d'un thème. À cet égard, Michel Meurger donne un exemple presque décourageant par la rigueur méthodologique dans ses études lovecraftiennes qui débordent du reste largement le cadre des œuvres du Maître de Providence. Qui oserait s'affirmer capable de tant d'érudition maîtrisée avec une pareille modestie devant les textes ?

Ceux qui seraient rebutés par l'aridité de la philologie pourront toujours affronter des sujets plus généraux s'ils ont la tête philosophique et, pourquoi pas, réfléchir sur la critique elle-même.

Je leur proposerai ici deux thèmes de réflexion. Ayant déjà fourni bien involontairement deux sujets de baccalauréat, je me sens autorisé à le faire et prie même les enseignants et examinateurs de puiser sans vergogne.

1) Depuis une trentaine d'années au moins et en fait depuis beaucoup plus longtemps si l'on remonte à Dada et à Duchamp, l'art conceptuel est fort prisé dans le domaine des arts plastiques. Cela consiste à éliminer tout souci de finition et même de réalisation au bénéfice, si j'ose dire, de l'intention d'œuvre. À la limite, l'artiste se contente d'exposer un projet sous la forme d'une page dactylographiée. Cette tendance est l'objet de commentaires savants et souvent extasiés. Soit. La SF, étant une littérature d'idées, peut-être considérée comme une littérature conceptuelle, comme une forme d'art conceptuel. Pourquoi ne lui applique-t-on pas dès lors les mêmes critères et n'admet-on pas que son éventuelle infériorité stylistique [4] est plus que compensée par son originalité ? Que le souci d'écriture, de vraisemblance dans le détail, de psychologie, est dépassé, obsolète, fini, capoute, de même que celui de la belle peinture. Comme il arrive que les commentateurs extasiés de l'art conceptuel soient des contempteurs de la SF, pourquoi appliquent-ils deux poids et deux mesures ?

2) Un cran au-dessus de l'abstraction. La théorie est une forme civilisée — ou encore organisée — de l'ignorance. Ce qu'on connaît vraiment, on n'a pas besoin de le théoriser. Mais en même temps, la théorie emprunte le chemin qui va de l'ignorance à la connaissance. Elle est déjà prise de conscience que l'on ne sait pas (tout) sur le sujet considéré.

Commenter et discuter en vous appuyant sur les théories désignées à l'intérieur d'œuvres de SF, par exemple, le nexialisme, la psycho-histoire ou la philosophie de Juwain.

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Je porterai la prochaine fois le fer dans le travail du traducteur.

Notes

[1] Souligné par moi.

[2] Composée de trois IA et de deux IH, si je me souviens bien.

[3] Pour une définition du terme, consulter les travaux de Bernard A. Dardinier.

[4] À démontrer au fil d'une comparaison honnête et rigoureuse portant sur des œuvres d'ambition comparable, ce qui, à ma connaissance, n'a jamais été fait. Voilà un autre sujet d'étude : l'écriture littéraire dans la SF, ses novations et ses limites.