Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Gérard Klein : à l'auteur inconnu 9

Gérard Klein

À l'auteur inconnu 9

Première parution : NLM 19, avril 1991

C'est un fait que la détresse et le désastre de la librairie en France depuis quelques années ; depuis quelques mois, le mal a encore empiré : on peut y voir surtout un grave symptôme. La chose littéraire (à comprendre particulièrement sous ce nom l'ensemble des productions d'imagination et d'art) semble de plus en plus compromise, et par sa faute. Si l'on compte çà et là des exceptions, elles vont comme s'éloignant, s'évanouissant dans un vaste naufrage : rari nantes. La physionomie de l'ensemble domine, le niveau du mauvais gagne et monte. On ne rencontre que de bons esprits qui en sont préoccupés comme d'un débordement. Il semble qu'on n'ait pas affaire à un fâcheux accident, au simple coup de grêle d'une saison moins heureuse mais à un résultat général tenant à des causes profondes et qui doit plutôt s'augmenter… Avec nos mœurs électorales, industrielles, tout le monde, une fois au moins dans sa vie, aura eu sa page, son discours, son prospectus, son toast, sera auteur [1]. De là à faire un feuilleton, il n'y a qu'un pas…

De nos jours d'ailleurs, qui donc peut se dire qu'il n'écrit pas un peu pour vivre (pro victu) depuis les plus illustres ? Ce souci va de pair avec la plus légitime gloire

De la littérature industrielle (1839)
Sainte-Beuve

La Sainte avait raison.

Anonyme du xxe siècle

« Nous n'aurions plus de problème si nous étions riches.
— Oui, mais comment devenir riches ?
— Vous sortez de la question ! »

Entendu à une Convention

Si l'on compare, du point de vue des auteurs français, la situation qui a prévalu durant les années 80 à celles des années 60, on ne peut contester que, tout en étant difficile, elle s'est objectivement améliorée sans s'être maintenue aux plus hauts niveaux des années 70. Plusieurs collections, grandes ou petites, publient régulièrement des textes français, et certains éditeurs, dont je suis, se plaignent, au moins provisoirement, de ne pas en recevoir qui correspondent à leurs goûts et ambitions [2], ce qui laisse au moins supposer qu'ils sont décidés à en éditer. C'est dans cet esprit que j'ai confié à deux anthologistes réputés le soin de constituer un recueil collectif français. On verra bien ce qu'il en sortira.

Mais il est un domaine où la situation est désolante. Celui de l'absence de presse spécialisée professionnelle depuis la disparition de Fiction qui ne jouait plus qu'un rôle très effacé depuis plusieurs années. On sait aussi qu'Univers qui tenait la place, singulière, d'une publication de périodicité annuelle, cessait de paraître.

Une revue régulière, professionnelle, convenablement diffusée et de bonne qualité éditoriale représente une pièce stratégique majeure sur l'échiquier de notre domaine. Il suffit pour s'en convaincre de considérer l'importance de Fiction sur plus de trente ans et précisément durant la traversée du désert des années 60.

Une revue publie des nouvelles. Elle a donc le mérite de fournir un état du genre plus mobile et éventuellement plus expérimental que des romans ou des recueils dont la diffusion est plus lourde. Elle peut accueillir, à doses limitées mais significatives, des débutants à qui elle offre un terrain d'essai, un champ de contact avec des lecteurs et, tout simplement, un espoir d'être publiés assez régulièrement. On peut supposer que, si le lecteur régulier n'est pas convaincu par ces bancs d'essais, il se satisfera du reste de la revue et ne l'abandonnera pas pour autant.

D'autre part et surtout, une revue publie des essais, des articles et des compte rendus ou critiques de livres, d'albums, d'expositions, de conventions et de toutes les manifestations dont notre domaine est friand. Par là, elle constitue un organisme fédérateur qui lie un noyau important de lecteurs et elle imprime, plus ou moins énergiquement, des mouvements. Ces tendances ou ces modes vont se retrouver, bien au-delà de la sphère d'influence immédiate de la revue, jusque dans la grande presse dont les journalistes, plus ou moins connaisseurs, y puiseront des éléments d'information et de réflexion.

Une revue comme Fiction a donc donné, à la fois sur le terrain de la création et sur celui de la réflexion, une certaine homogénéité et une certaine impulsion à la connaissance de la SF en France et à la SF française.

----==ooOoo==----

De cette constatation élémentaire, certains bons esprits ont tiré la conclusion : il suffit de créer une revue et que ce soit les autres qui le fassent. Le présent article a pour objet de signaler les difficultés voire l'impossibilité présente de l'entreprise et de tenter tout de même d'esquisser certaines voies de contournement. J'ai quelque expérience dans la mesure où j'ai longuement collaboré à Fiction, assisté la plupart des autres périodiques spécialisés, participé en son temps à l'aventure brève de Futurs et j'ai étudié, par la suite, avec un groupe important, Bayard Presse, la faisabilité d'une revue grand public de SF et de prospective.

Le premier point à considérer est qu'à la fin des années 70, à l'époque de Futurs, on pouvait espérer une vente de l'ordre de trente mille exemplaires, très proche du point mort ou point d'équilibre, mais n'assurant pas de rentabilité. Il est difficile de dire ce qu'il en serait aujourd'hui. Ce qui demeure certain, c'est que la rentabilité d'un mensuel professionnel ne peut pratiquement être assuré que par la publicité sauf à pratiquer un prix de vente prohibitif. Or, les publicitaires ne sont intéressés par un magazine mensuel que s'il dépasse les cent mille exemplaires et probablement aujourd'hui que s'il atteint durablement les cent cinquante mille exemplaires. Il existe bien entendu dans des domaines spécialisés, hi-fi, vidéo, ordinateurs, photo, instruments de musique, motos et articles de sport, des titres qui s'établissent bien en dessous de ces chiffres. Mais ils dépendent de la publicité d'importateurs ou de producteurs d'objets coûteux qui ont intérêt à ce que de telles vitrines subsistent. Il n'en va pas de même pour la SF et il est bien évident que les moyens limités des éditeurs ne leur permettent pas, et de loin, d'avoir la même politique.

D'autre part, le système présent de distribution de la presse n'assure une couverture convenable du territoire qu'à partir de trente à quarante mille exemplaires. En dessous, on tombe dans l'aléatoire, l'impossibilité d'un réglage fin de la distribution et l'apparition de taux de retours prohibitifs. Par ailleurs, ce système de distribution est très défavorable aux périodicités trimestrielle ou bimestrielle et son système d'avance sur recettes est périlleux sur toute période inférieure à l'année. En effet, les retours des premiers numéros ne seront complètement comptabilisés qu'au bout de sept à huit mois et la situation financière véritable du périodique n'apparaîtra qu'alors.

Avec une espérance de vente de l'ordre de trente mille exemplaires, chiffre confirmé par l'expérience peut-être désuète de Futurs, un magazine de SF s'établirait à la limite inférieure d'une distribution raisonnable et très en dessous du niveau où il commencerait à exister aux yeux des publicitaires. Il n'y a, sauf utopique philanthropie d'un groupe de presse, pas de solution de cette nature au problème. Soulignons précisément en passant que le problème est encore plus aigu si le magazine problématique ne s'inscrit pas dans le cadre d'un groupe de presse préexistant qui lui assure des économies d'échelle sur les locaux, le personnel, etc. Il n'est pas sensé, et de nombreux échecs l'ont démontré, de concevoir un tel magazine qui fonctionnerait de manière isolée. Une fois encore, et il me paraît utile d'y insister afin d'éviter de nouvelles tentatives et de nouvelles déconvenues, ni le système de distribution ni le financement publicitaire ne sont susceptibles d'admettre une revue professionnelle de SF.

Une éventualité fréquemment caressée consiste à tenter d'additionner des publics en faisant un peu de SF, un peu de bande dessinée, un peu de cinéma fantastique, etc. L'expérience montre que personne n'en est satisfait et que les publics, loin de s'additionner fondent comme neige au soleil. Aucun lecteur n'y trouve son compte.

----==ooOoo==----

Faut-il définitivement renoncer ? Dans un cadre strictement professionnel et en se fondant sur le public actuel ou prévisible de la SF, très certainement. Mais les moyens modernes de la micro-édition permettent d'envisager des alternatives semi-professionnelles. J'entends par là un périodique qui renoncerait à toute diffusion par voie NMPP et pratiquement à toute publicité et qui serait diffusé principalement par voie d'abonnement et accessoirement par vente directe dans des librairies spécialisées ou des grandes librairies apparemment bien disposées comme les FNAC.

Dans une certaine mesure, le présent périodique répond à cette définition. Je ne pense pas trahir un grand secret en indiquant que sa diffusion est de l'ordre de 400 exemplaires (170 abonnés et le reste vendu au numéro), en très nette progression d'une année sur l'autre. Mon sentiment, assez arbitraire, est que ce nombre pourrait être doublé. Au-delà, il n'est pas certain, d'une part qu'il existe un public pour une formule relativement austère, et d'autre part, il est à peu près assuré que les structures actuelles de production, très artisanales pour ne pas dire manuelles, ne résisteraient pas. Bien que cela puisse paraître paradoxal à ceux qui n'en ont pas l'expérience, il est plus difficile et plus coûteux de vendre un périodique à cinq cents exemplaires qu'à cent.

L'équilibre actuel et futur de Nous les Martiens implique que tout le monde joue le jeu, c'est-à-dire que les contributions soient bénévoles et que tous les lecteurs paient effectivement leur abonnement, y compris les collaborateurs, ce qui est mon cas.

Mon point de vue est que NLM doit demeurer purement informatif, en entendant par là que son développement pourrait s'effectuer dans la direction de critiques, de compte rendus, voire d'articles de fonds ou de courts essais qui pour l'instant, paraissent ou ne paraissent pas, dans différents fanzines. Je ne pense pas en revanche que NLM doive ouvrir ses pages à des textes de fiction car il s'agit là d'un travail éditorial très différent et ouvrant la voie à des situations hautement conflictuelles. Dans la mesure où les situations sont comparables, ce qui est loin d'être évident, NLM pourrait occuper le créneau tenu aux États-Unis par Locus dont la diffusion est passée en une vingtaine d'années de 1 000 à 10 000 exemplaires et qui a acquis un statut quasiment professionnel. NLM est enfin en état de prétendre au statut paritaire de la presse, ce qui lui conférerait certains avantages en matière de tarifs postaux notamment.

----==ooOoo==----

L'existence et le développement de NLM ne suffisent pas à résoudre tous les problèmes puisque ce périodique n'offre pas de débouchés aux jeunes et moins jeunes auteurs de nouvelles. Il me semble concevable et souhaitable qu'un — je dis bien un, pour commencer, pas deux ! — magazine semi-professionnel se crée avec toute la rigueur éditoriale souhaitable. Dans une large mesure, nos amis canadiens nous donnent l'exemple avec leurs deux périodiques : Solaris et imagine

Certes, ces revues sont subventionnées par l'équivalent canadien du Ministère des Affaires Culturelles. Mais des subventions comparables existent en France et rien n'interdit à une revue de SF qui aurait fait ses preuves d'en obtenir comme font des dizaines de revues de poésie.

En suggérant et souhaitant l'apparition d'un magazine semi-professionnel dont le tirage initial pourrait être au départ celui de NLM et l'objectif à moyen terme le millier d'exemplaires, j'exclus par définition, au risque d'en faire hurler d'aucuns, la démarche de créateur de fanzines. Un fanzine est créé, et c'est légitime, dans le but de faire plaisir à son animateur dont les actes, propos et polémiques, sembleront remplir tout l'univers. Une démarche éditoriale est tout à fait différente : elle vise à plaire à un public qui paie pour lire. Ceci n'implique pas de compromission particulièrement scandaleuse mais demande une grande rigueur. Le plus difficile dans le métier d'éditeur, même bénévole, c'est de refuser. Toute acceptation d'en texte doit être soumis au rasoir d'Occam de son influence sur la crédibilité ultérieure de la revue ou de la collection. On n'a raison contre le public que si l'on survit.

À mon sens, une telle revue, pour commencer bimestrielle ou trimestrielle, et tirée par hypothèse à un millier d'exemplaires au bout de deux ans, devrait publier une certaine proportion — disons 50 % — de textes étrangers, c'est-à-dire anglo-saxons mais peut-être aussi allemands ou italiens, voire est-européens, pour être suffisamment attractive. Il serait certainement possible d'en trouver, de les rémunérer faiblement et de payer à un tarif normal des traducteurs compétents. Les auteurs français devraient être faiblement rémunérés dès qu'il serait possible, quitte à ce que les montants soient plus symboliques que significatifs. Le chiffre d'un millier d'exemplaires est avancé ici en référence à celui atteint par des “fanéditions” soignées comme celles proposées par Alfu d'Encrage. Un objectif raisonnable à long terme (trois à cinq ans) me semblerait être de l'ordre de 3 000 exemplaires, rejoignant les tirages inférieurs d'un éditeur comme Néo. La micro-édition rendue possible par des machines comme le Macintosh, le permet. Au delà, il faudrait franchir un cap difficile et adopter une structure plus lourde, plus résolument professionnelle et sans doute, chercher l'appui d'un groupe de presse ou d'édition. Entre deux mille et trois mille exemplaires, on peut admettre qu'une telle revue rémunérerait partiellement son ou ses animateurs en sus de la gloire qu'elle leur procurerait. Elle pourrait même commencer à bénéficier d'un apport publicitaire venant des éditeurs spécialisés.

Une simple règle de trois indique qu'un prix de vente de cinquante francs et un coût de distribution évalué à 50 % de ce prix (sans doute surévalué) permettraient de dégager un budget de 25 000 francs pour la rédaction et la fabrication d'un tel périodique atteignant les mille exemplaires, ce qui semble réaliste.

----==ooOoo==----

Une telle aventure me paraît jouable si quelqu'un veut bien s'y engager avec le savoir et la détermination requis mais il faut savoir qu'elle affronterait quelques travers spécifiquement français.

Le premier est la dispersion des efforts.

Le second est le défaut de soutien du public.

Le troisième est le manque de réalisme et de persévérance.

La dispersion des efforts est un travers national. Comme disait l'autre, c'est le trop-plein plutôt que le manque qui est à redouter. Chaque citoyen entreprenant souhaite qu'il existe une revue à condition que ce soit la sienne. Du coup, il n'en existe aucune. Sous la réserve esquissée plus haut à propos du plaisir légitime que peut procurer un fanzine à son créateur, la coexistence difficile de trois ou quatre fanzines intéressants, dont certains sont certes très spécialisés (voir les presses d'Innsmouth), interdit pour l'instant à un même organe de fédérer des volontés nullement inconciliables dans un projet commun et plus étoffé. Je ne reviens pas, ce disant, sur l'absurdité de l'addition des publics puisque j'admets une certaine diversité des intérêts dans ce domaine. La première grande question serait donc de parvenir à un accord de toutes les parties intéressées et à un partage des responsabilités, étant entendu qu'un chameau est un cheval dessiné par un comité et que d'une manière ou d'une autre, il faut s'en remettre à l'arbitrage d'un seul dans la grande tradition de la République Romaine. Mânes de Cincinnatus.

L'association Infini qui n'a jamais rien fait que se demander ce qu'elle pourrait bien faire, pourrait trouver là un exutoire à son profit. Non pas qu'elle doive définir ou chapeauter un tel projet mais parce qu'elle pourrait en être un des acteurs, autant que possible efficace et discret. Je pense que si un éditeur (artisanal) de proposait de créer une revue, Infini, après avoir examiné et reconnu la validité de son projet, devrait le soutenir sans l'entraver en apportant des bras, des textes et des fonds. Je reviendrai sur ce dernier point.

L'expérience montre que, si tout le monde ne peut pas diriger, il y a place pour toutes les bonnes volontés et les initiatives dans une équipe rédactionnelle, surtout bénévole. Assez vite même il s'avère qu'il y a trop de places et que les contributions font défaut. Personne ne sait d'autre part où une prise de responsabilité peut le mener. En prison ou au Panthéon. En toute hypothèse, même une fonction apparemment subalterne représente une expérience concrète d'une immense valeur comme le savent ceux qui ont effectivement fait quelque chose si l'on me passe ce pléonasme.

----==ooOoo==----

Le public, pour sa part, oublie trop souvent que son portefeuille, au travers de l'achat d'un livre ou d'une revue représente une urne et son choix un bulletin de vote [3]. Celui-là même qui se plaint de l'insuffisante représentation de la SF nationale et de la disparition des revues avouera dans le secret du confessionnal ou du petit bureau du fond qu'il n'a jamais contribué — au sens fiscal du terme — à l'une ou aux autres au fil des cinq dernières années. Éditeurs qui publiez des anthologies françaises, vous savez ce que parler veut dire. Mais je prendrai volontairement un exemple dans un domaine assez éloigné du nôtre, celui de la haute fidélité “ésotérique”. Aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne, bref, dans les pays industrialisés, nordiques et protestants, il existe des lettres d'amateurs de haute-fidélité, correspondant à peu près à nos fanzines, qui critiquent les nouveaux matériels, mettent à l'épreuve les gadgets souvent, mais pas toujours, inutiles et proposent des tuyaux éprouvés pour améliorer le son de sa chaîne. Ces lettres, tirées de quelques centaines à quelques milliers d'exemplaires, sont généralement assez onéreuses d'autant qu'elles refusent toute publicité : mettons de l'ordre de quelques centaines de francs par an, ce qui est assez élevé mais raisonnable eu égard aux dizaines voire aux centaines de milliers de francs qu'un audiophile convaincu peut investir pour obtenir le son. En réalité, la plupart sont de bonnes affaires dans la mesure où elles permettent de choisir en connaissance de cause un matériel bon marché dont les performances valent parfois celles des produits beaucoup plus coûteux et où elles font bénéficier d'une expérience collective. En France, cela n'a jamais marché malgré plusieurs essais tout à fait convaincants et pour une raison toute simple : la photocopieuse ! J'ai pu estimer à un millier d'exemplaires le public potentiel de telles lettres en recoupant plusieurs statistiques. Aucune des lettres ici crées n'a dépassé la centaine d'exemplaires et aucune ne s'est maintenue. Les auditoriums dont on aurait pu penser qu'ils devaient être les premiers à soutenir de telles initiatives l'étaient en fait à diffuser par voie de photocopies les informations qui les servaient. Les amateurs français ont toujours refusé d'admettre qu'ils devaient payer pour obtenir une information. Le résultat est qu'il n'existe sur ce sujet et dans ce pays qu'une presse servile tout occupée à chanter les louanges des fabricants ou plutôt des importateurs.

Notre domaine est certes différent. Les tentations commerciales ne sont pas les mêmes. Néanmoins, on en vient parfois à se demander s'il existe un public décidé à faire l'effort de soutenir une publication crédible. Une des raisons de son absence tient paradoxalement à la qualité de la distribution de la presse en France. Elle est telle, sous réserve des limitations quantitatives exposées ci-dessus, que les Français sont rarement des abonnés. Aux États-Unis, si vous voulez lire une revue de SF, Omni mis à part et encore, vous devez y être abonné. Pas question d'aller la chercher au kiosque du coin, sauf peut-être à N.Y., L.A. et Wichita. Les statistiques publiées chaque année par Locus — qui n'est vendu que par abonnement — en font foi.

----==ooOoo==----

Certes, une des raisons, mais peut-être pas la plus importante, pour laquelle, dans notre domaine, les lecteurs s'abonnent peu, est le manque de réalisme et de persévérance des créateurs de périodiques. Une thèse pourrait être utilement consacrée, dans une école de journalisme, à l'histoire des échecs et, surtout, des parutions éphémères des revues de SF. Je ne m'y risquerai pas, bien qu'une telle épopée à tiroirs ait sa place dans ces colonnes. Dans la plupart des cas, les promoteurs avaient surestimé leurs moyens et le public et sous-estimé les difficultés. Il est exaltant de se dire qu'on va tirer à cinquante, voire à cent mille exemplaires, son premier numéro comme ce fut le cas pour Bientôt qui se voulait l'Omni français et dont se souviennent probablement les plus chenus et les plus respectables d'entre vous. Mais c'est aussi déraisonnable que de sortir dans la rue avec un polaroïd pour tirer le portrait d'un pilote de soucoupe volante. Il faut absolument garder à l'esprit qu'il est essentiel de passer le cap des sept numéros entièrement auto-financés et qu'il vaut mieux prévoir l'échéance des douze numéros. Les professionnels qui s'engagent rarement à la légère, considèrent qu'il est normal qu'une publication soit déficitaire pendant ses deux à trois premières années. C'est seulement après qu'ils jettent l'éponge, à moins que des signes très clairs ne leur aient indiqué dès avant que le public n'était pas au rendez-vous. C'est pourquoi, il vaut mieux tenir mille acheteurs que courir après dix mille.

Question de moyens, certes. Eh bien, venons-y. Une publication semi-professionnelle pourrait démarrer aisément avec un capital initial de cinquante mille francs pourvu qu'ils soient utilisés parcimonieusement. Cela implique de trouver cent actionnaires à hauteur de cinq cents francs, ou mille à cinquante francs, ce qui est en fait plus difficile à gérer. Utopique ? Pourquoi ? C'est ainsi qu'a démarré une entreprise autrement plus ambitieuse, celle de Jean-François Kahn avec l'Événement du jeudi. Rêvons : imaginons une association de lecteurs qui acceptent de jouer le jeu avec une association de rédacteurs en laissant à cette dernière toute latitude tout en obtenant la transparence comptable. Le risque n'est pas très grand, la satisfaction morale immense en cas de succès. La démocratie directe n'a pas de prix même s'il s'agit ici surtout d'une délégation de pouvoirs. Je suis persuadé que certains éditeurs — dont je suis — s'efforceraient de récompenser ces bonnes volontés en distribuant des volumes gratuits ornés des dédicaces des grands auteurs. Français de préférence.

----==ooOoo==----

Le véritable problème me semble être à ce niveau : la crédibilité d'une équipe et d'un projet. Cela ne s'improvise pas. Mais un travail préparatoire suffisamment long et détaillé devrait permettre d'y pourvoir. Une revue semi-professionnelle durable représente moins d'efforts et d'investissements financiers que l'organisation d'une convention. Qu'est-ce qui est le plus important ?

Une des spécificités les plus souvent mises en avant pour caractériser notre domaine par opposition aux autres provinces littéraires est la cohésion et l'esprit d'engagement du noyau dur de ses amateurs. Serait-ce une légende ? Voilà l'occasion de le vérifier.

J'ajouterai que si une revue crédible se constituait, elle pourrait bénéficier à moyen terme d'aides publiques. Le Centre National du Livre déverse à d'obscures revues poétiques une manne plus abondante qu'on ne croit. Il ne manque pas dans ce domaine de personnalités suffisamment bien placées pour soutenir la demande de subsides. La Direction du Livre a, après tout, longtemps été la responsabilité de Jean Gattegno, le signataire du "Que sais-je ?" consacré à la SF. La France devra-t-elle attendre d'être annexée par le Québec pour consacrer à la SF quelques moyens [4] ?

Notes

[1] À rapprocher de la formule d'Andy Warhol : « Dans l'avenir tout le monde sera célèbre. Cinq minutes… ».

[2] Je reviendrai la prochaine fois sur mes observations et mes déceptions.

[3] Métaphore audacieuse dans la mesure où le portefeuille se vide quand l'urne se remplit. Mais avec un peu de topologie, tout peut s'arranger.

[4] À noter que le nouveau secrétaire général du Centre National des Lettres est André-Marc Delocque-Foucaud, grand connaisseur et amateur de SF, ce qui ne gâte rien.