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Gérard Klein : choix d'articles

Exécution et apothéose de Jacques Sternberg

Première parution : Fiction 145, décembre 1965

Le dernier roman de Sternberg, Toi, ma nuit (Éric Losfeld/le Terrain vague, 1965), commence comme ses précédents ouvrages. C'est-à-dire qu'il débute par ce torrent d'imprécations glacées contre les mondes présents et à venir qui permet au génie précité de roder sa machine à écrire et de s'échauffer en véritable sportif du verbe. Et l'on pourrait se croire à l'orée d'une nouvelle Banlieue ou dans le meilleur des cas à l'aube d'un autre Jour ouvrable, si quelque chose de tout à fait nouveau n'apparaissait bientôt dans le ton.

Il n'est pourtant guère facile, pourvu que l'on ait une certaine formation littéraire, de trouver des qualités aux romans de Sternberg, ni même de le réduire à la postérité de Kafka ou au nonsense.

Le récit tient dans son œuvre une place fort mince et il est possible de condenser l'anecdote de ses romans en deux ou trois lignes. La psychologie romanesque lui fait horreur, au même titre que les signes habituels de la vraisemblance, et lorsqu'il ouvre la bouche de ses personnages, c'est pour y mettre des propos d'une banalité aussi confondante qu'agressive ou d'une artificialité plutôt puérile.

Il n'est pas davantage possible de le ramener au nouveau roman. Il n'en a ni le culte de l'objet ni le goût maniaque de la méthode. La littérature moderne n'a exercé d'ailleurs à peu près aucune influence décelable sur Sternberg, au moins pour le moment ; je n'en dirai pas autant du cinéma, des magazines, de la publicité, voire de la télévision et du tennis. Sternberg écrirait sans doute à peu près comme il fait si l'on avait brûlé toutes les imprimeries en 1940 ou même en 1910, et lorsqu'il se réclame d'un auteur mort ou vif, il s'agit davantage d'un témoignage d'admiration que d'une manifestation de reconnaissance.

Le tort des livres de Sternberg, du point de vue des critiques, — et à mon sens, la raison de leur intérêt — est qu'ils relèvent d'un genre sensiblement extérieur au roman. Ce genre dont la nouveauté n'est pas totale, mais dont l'expression est restée jusqu'ici relativement marginale, pourrait être défini comme celui des autobiographies imaginaires, des journaux intimes inventés, étant bien entendu que non seulement la vie du héros à la première ou à la troisième personne et ses péripéties relèvent de l'imagination, mais aussi, par ses grandes lignes, l'univers où il se meut.

Les “romans” de Sternberg décrivent en fait la vie de Sternberg dans un monde imaginaire, fantastique, inventé, mensonger et éprouvé à mesure qu'il est décrit. Si l'on considère que le roman installe des personnages fictifs dans un monde aussi véridique que possible, on voit qu'il s'agit ici de l'opposé, et de l'insertion de l'auteur, personnage existant, (ou du moins de l'idée qu'il se fait de lui-même), dans le monde surgi de son imagination.

En s'installant devant sa machine à écrire, Sternberg pousse une porte et s'aventure ailleurs. Il y vit et décrit avec une relative sincérité ce qu'il y vit. Cette sincérité n'est d'ailleurs pas exempte de tromperies, de mensonges à l'intérieur du mensonge et de faux fuyants, mais ce sont là des altérations de l'honnêteté qui ont cours dans le monde réel et qui ne l'empêchent pas de s'imposer à ceux qui l'habitent. La sincérité littéraire de Sternberg dans ses meilleurs livres, et en particulier dans le dernier, tient à l'évidence avec laquelle son monde fantastique s'impose à lui. Bien entendu, il ne surgit pas tout armé de son cerveau. Il se définit à mesure. Les œuvres de Sternberg sont d'abord des aventures vécues au fil de la plume. On conçoit, dès lors, les raisons de l'absence de toute construction, de la minceur de l'anecdote, de la banalité ou de l'onirisme du dialogue, toutes pauvretés éminemment critiquables s'il s'agissait d'œuvres élaborées avec le soin habituel du romancier ingénieux.

La tentative de Sternberg n'est certes pas isolée. Il serait aisé de lui trouver des précédents ou des cousinages. Pour ne citer que des œuvres récentes, elle évoque celle de Roger Blondel dans Bradfer et l'Éternel, celle de Raymond Queneau dans les Fleurs bleues. On peut lui trouver aussi une certaine parenté, en sortant de la littérature, avec celle de Jerry Lewis dans la plupart de ses films, où le héros, dont la personnalité est relativement bien définie et constante, se trouve affronté à une série d'univers proprement fantastiques qui ne se contentent plus de réfléchir ses obsessions, mais qui les manifestent objectivement.

Mais si d'autres écrivains ont produit des mondes imaginaires, rares sont ceux qui y ont vécu le temps qu'ils le décrivaient. La plupart du temps, leur effort, quelle que soit la qualité de ses fruits, procédait d'un décalage ressenti entre un univers fantastique et la perception qu'ils avaient d'eux-mêmes. Par un effort, ils projetaient en dehors d'eux-mêmes — et par là s'en excluaient — un monde imaginaire et plus ou moins obsessionnel. Que l'on songe à Raymond Roussel et à la nécessité d'une élaboration linguistique de son univers.

Sternberg, au contraire, pénètre toujours plus avant au sein d'un monde qui lui est livré par son imagination, qui est en quelque sorte préalable à son écriture, et il s'y met en scène, abondamment. Employé perpétuellement pourchassé par des instances obscures, pied-nickelé de l'absurde, tantôt clown pathétique ou dérisoire cow-boy, il avance dans l'univers biscornu qu'il se fournit à lui-même avec toute l'aisance d'un scout dans un grand jeu.

On pourra m'objecter qu'à l'origine de l'œuvre de tout écrivain, il y a en somme un monde sous-jacent, préécrit, que l'écriture révèle et que, chez certains, elle révèle dans son mouvement même.

Mais Sternberg, qui vit ses aventures en les écrivant, a retenu la leçon du fantastique et dans une certaine mesure de la science-fiction. Il n'essaye pas de se projeter dans une image immédiate du monde réel. Il ne s'imagine pas général, ingénieur, économiste ou amant de la Callas. Il s'imagine Sternberg dans un monde autre. Démarche par laquelle il fond ensemble deux genres que l'on eût pu croire antithétiques, le journal ou l'autobiographie, et le roman fantastique.

C'est pour cette raison qu'il est malaisé de classer son œuvre entre fantastique et science-fiction alors même qu'elle feint d'osciller entre l'une et l'autre. Le fantastique et la science-fiction sont dans une large mesure des littératures collectives qui renvoient à un univers certes imaginaire, mais bel et bien partagé, qu'il convient d'examiner pour y insérer une œuvre, avec la même attention que l'on examine le réel. Que Sternberg lise du fantastique ou de la science-fiction est parfaitement évident. Mais il néglige pour autant avec une parfaite désinvolture leurs contenus. Il se soucie assez peu d'apprendre les mœurs du fantôme, du vampire ou du robot. De leur commerce, il retient seulement qu'il est possible do parler d'autre chose que de ce que l'on voit dans la rue ou dans les journaux. Dès lors, s'il feint d'écrire du fantastique ou de la science-fiction, c'est pour en transgresser les règles, non pour s'en affranchir mais parce qu'il les ignore, qu'elles ne l'intéressent pas. Elles ne font pas partie de l'aventure personnelle, imaginaire, qu'il mène en face du papier blanc. Il peut bien puiser dans le vocabulaire, il en subit à peine la contagion. Il y a un réalisme du fantastique qui impose à toutes les œuvres fantastiques une certaine cohérence et qui finit par donner un contour au fantôme, au vampire, au robot, mais qui répugne à Sternberg autant que le réalisme tout court. Il en résulte que le critique qui le classe hâtivement dans le fantastique ou dans la science-fiction s'expose à ne rien comprendre à ces deux genres ou à ne rien comprendre à Sternberg. Mais notre écrivain en retient des détails, exactement comme il fait du monde réel, qui lui serviront, comme les pierres du facteur Cheval, à bâtir son palais personnel.

De ce point de vue, Toi, ma nuit ne fait aucunement exception dans l'œuvre de Sternberg, mais lui apporte quelque chose d'entièrement nouveau. Ce n'est certes pas le cadre légèrement futuriste qui constitue cette innovation. Sternberg s'est, à plusieurs reprises, servi d'un décor de science-fiction, que ce soit dans son roman la Sortie est au fond de l'espace ou dans ses nouvelles réunies dans le recueil Entre deux mondes incertains ou parues dans Fiction. Son avenir, ici comme là, reste un futur de pacotille où la date n'est qu'un prétexte de l'insolite et au sein duquel le présent se catapulte crûment entre deux détails plus ou moins anticipés. Les trains et les téléphones y font bon ménage avec les fusées, sans d'ailleurs qu'on éprouve jamais le sentiment de l'anachronisme tant le monde est un dans la perception qu'en a son auteur.

La recherche de la femme — qui constitue le thème majeur de Toi, ma nuit — n'est pas non plus à proprement parler un élément nouveau. Cette quête mythique occupe en effet dans l'œuvre de Sternberg une place essentielle. Mais c'est pourtant par ce biais que s'introduit le trait qui fait l'originalité du livre. Pour la première fois, le "je" narrateur rencontre quelqu'un.

Jusque-là, le héros sternbergien, quel que fût le pronom qui le nommait, errait dans un désert, désert absolu d'une ville abandonnée dans Le délit et que hante seulement l'ombre de la coercition, ou désert peuplé de pantins dans l'Employé ou dans un Jour ouvrable. Certes, il cherche l'autre, mais en vain.

Et, ne pouvant trouver l'autre, il l'invente selon des stéréotypes qui deviennent rapidement évidents. Les femmes que rencontrait le héros sternbergien, jusqu'à ce dernier livre, restaient des mannequins qu'il habillait de ses illusions et qu'il rendait à l'oubli en les dévêtant.

Seules exceptions et exceptions significatives, les femmes-néant qui, portant la mort, signifient la mort et sont la mort et qui ne se laissent pas résoudre à l'état d'objet parce qu'elles y réduisent précisément le narrateur. Mais elles ne sont pas quelqu'un d'autre, elles sont l'autre, l'ailleurs dont il est impossible de ne pas reconnaître la réalité mais avec qui il est impossible de dialoguer. Elles portent le masque du seul avenir certain.

Rien de changé en apparence au début de Toi, ma nuit. Au contraire, le caractère grimaçant, mécanique, pneumatique de ces êtres que Fritz Leiber appelait fort heureusement "femmequins", se trouve exacerbé. Mais bientôt, page 134 exactement, quelque chose se passe, quelqu'un entre dans l'univers sternbergien, pour la première fois. Une porte s'ouvre sur autrui, le désert se remplit et le véritable sujet du livre apparaît : une rencontre dans un monde de l'autre côté des miroirs.

Ce quelqu'un n'est pas n'importe qui. En l'amenant à cette vie étrange que donnent les mots, Sternberg a créé un type littéraire qui aura sans nul doute une nombreuse postérité. Je crois bien qu'il a été jusqu'à inventer dans une certaine mesure de nouveaux sentiments, de nouveaux comportements, un nouveau mode d'être et d'agir. Et c'est la raison pour laquelle Toi, ma nuit, sans être pour autant le meilleur livre de Sternberg, est peut-être le plus marquant et augure bien de la suite de son œuvre. Je ne me lancerai pas ici dans une analyse psychologique de l'héroïne de Toi, ma nuit. Je laisse au lecteur le soin de découvrir cette déconcertante figure et d'apprécier sa réalité. Mais elle s'imposera à lui comme elle s'impose au narrateur.

Les écrivains ne donnent jamais une image du vrai, mais seulement de l'idée qu'ils se font des choses et des êtres. Ils les inventent, et ensuite les êtres se modèlent sur les produits de l'imagination. Mais rares sont les écrivains qui dépassent le stade de ce qu'on appelle la description, c'est-à-dire de la simple répétition des imaginaires antérieurs. Dans Toi, ma nuit, Sternberg y est arrivé. Et cela me paraît repousser dans l'anecdotique les négligences dont le livre, malgré sa verve, est émaillé.

D'ailleurs, malgré ses faiblesses, ce roman de Sternberg est sans doute le mieux construit de ceux qu'il a écrits à ce jour. Il tend vers quelque chose. Dans ses romans précédents, Sternberg se contentait d'explorer un univers et, au bout d'un certain temps, en venait à se fatiguer, puis, incapable de s'arrêter sur sa lancée, à se répéter et même à lasser. Il démarrait mieux qu'il ne concluait et n'aurait pu échapper à cet écueil qu'au prix d'une sévérité à l'endroit de son texte qui ne lui fut imposée qu'une fois, avec l'Employé, et dont il est incapable de son propre mouvement. Ne racontant pas d'histoire, mais une démarche, il ne pouvait lui trouver de terme que la mort ou, plus prosaïquement, qu'un nombre de pages suffisant.

Ici, au contraire, on le sent au départ quelque peu contraint, avec verve certes, et envie de raconter, mais sans une conviction entraînante, comme si on lui avait imposé d'écrire, jusqu'à ce qu'il découvre une issue et ce qu'il a vraiment envie de dire. Le relais est pris cette fois dans le bon sens la progression existe, on passe de l'anecdotique à l'essentiel. On commence à lire en s'amusant, et puis on est pris, comme l'auteur l'a été. Toi, ma nuit est un livre à lire d'une traite et puis à relire.

Sa conclusion, certes, entre bien dans la convention sternbergienne, mais son caractère artificiel est celui de tous les dénouements dramatiques. Ce ne sont pas les héros du livre qui succombent dans le déraillement d'un train ; ce sont seulement les dernières images d'un désert qui s'effacent au moment où la rencontre de l'autre devient totale. Un signe établit bien la différence entre l'héroïne et les femmes-néant des œuvres précédentes elle n'est pas la mort, elle n'apporte pas la mort, mais elle se borne à l'annoncer et, ce faisant, elle la réintroduit dans un ordre des choses supportable parce qu'accidentel, contingent et finalement secondaire parce qu'inférieur à la vie.

Au moment de conclure, je voudrais attirer l'attention sur un personnage d'une extrême importance pour l'œuvre de Sternberg. Il s'agit de l'éditeur du Terrain Vague, Éric Losfeld.

En publiant le meilleur et le moins bon Sternberg (et parmi le meilleur, je citerai les Géométries et un Jour ouvrable, qu'il est grand temps d'extraire de l'oubli distingué où ils sont tombés), Losfeld a inventé Sternberg comme Sternberg invente ses livres, au lieu de le déposer dans une case d'un catalogue. C'est exactement le genre d'éditeur qui rend de la dignité au fait d'écrire et qui fait de la littérature et de l'édition une aventure plutôt qu'une quelconque industrie. Au moment où d'épaisses ténèbres s'amoncellent sur le monde du livre et où l'écrivain apparaît presque partout comme un gêneur indispensable qu'il est bien temps de ramener à un sain respect de l'organisation et de la productivité, il était juste de le rappeler.