Gérard Klein : choix d'articles
Le fantastique selon Roger Caillois
Première parution : Fiction 159, février 1967
Par deux voies différentes, Roger Caillois s'est efforcé, ces derniers mois, de donner une définition du fantastique. D'un côté il use de sa verve d'essayiste dans son recueil critique Images, images. De l'autre, il publie une version augmentée de son Anthologie du Fantastique parue initialement en 1958 au Club Français du Livre. Les deux ouvrages doivent figurer dans la bibliothèque de l'amateur. Ils sont pourtant par certains aspects assez irritants. Mais les affirmations excessives ou les lacunes qui les émaillent sont d'une nature féconde. Elles incitent à la recherche et à la réflexion.
Images, images comporte trois parties. La première est une version augmentée de la préface de l'Anthologie et concerne les littératures de l'imaginaire. La seconde est consacrée au rêve et à ses rapports avec la société et l'imagination. La dernière, enfin, aux aliments que fournit la nature, et que proposent en particulier les entrailles des pierres, au rêve éveillé sinon au délire. Un thème commun réunit les trois essais : celui de l'autonomie croissante de l'imaginaire dans son exercice ; les littératures de l'imaginaire mettent en question le monde et ses représentations au lieu de le décrire selon la leçon du réalisme ; le rêve est distingué petit à petit de la réalité, perd sa vertu de présage, est reconnu à la fin comme un produit de la subjectivité ; les dessins dans les pierres, après avoir été jadis l'occasion de laborieuses dissertations sur les interprétations végétales, animales, humaines ou architecturales que leurs contours suggèrent et sur les desseins de la nature, deviennent prétexte, point de départ et support d'une rêverie consciente. Ainsi l'homme distingue-t-il peu à peu ce qui relève de sa propre création et découvre-t-il ne devoir qu'au jeu de son esprit ce qu'il croyait appartenir à la réalité objective.
Les trois essais sont brillants et désordonnés. Pour le premier, que je détaillerai seul ici, les séductions et les défauts de la pensée de Caillois sont les plus nets. L'habileté, le charme du style et les secours d'une érudition d'ailleurs quelquefois étrangère au propos ne suffisent pas toujours à masquer les incertitudes de l'intention, le caractère excessivement conjectural de la proposition ou de la conclusion. Mais l'on tombe ici et là sur une heureuse intuition, sur une expression habile, sur une métaphore qui ouvre le chemin à la réflexion. De toute évidence, Roger Caillois mène avec le fantastique un très ancien flirt. Il n'en a jamais fait une passion. Il sent bien qu'il s'agit d'un sujet gigantesque et se dépêche de dire ce qu'il en pense, de crainte de se trouver piégé. Quoi qu'il tente, il parle du goût qu'il en a plutôt que du fantastique lui-même. Aussi, et c'est peut-être son intention, convaincra-t-il le profane d'en lire plutôt qu'il n'éclairera la réflexion de l'amateur.
Au sein des littératures de l'imaginaire, Roger Caillois tente tout d'abord de définir on les opposant quelques catégories classiques : la féerie, le fantastique, la science-fiction. Il eut sans doute convenu de mentionner aussi le nonsense et ce que les Anglo-Saxons appellent fantasy, et d'insister sur la convergence croissante des genres, convergence d'autant plus nette que des revues apparemment spécialisées dans l'un ou dans l'autre publient de plus en plus fréquemment des histoires intermédiaires.
Ces distinctions pragmatiques posées, Roger Caillois s'attache tout particulièrement à montrer en quoi le fantastique s'oppose aussi bien à la féerie qu'à la science-fiction. Enfin, dans un dernier temps, il propose l'amorce d'une thématique. Elle débouche sur une conclusion singulière : le nombre des thèmes des littératures de l'imaginaire serait fini et dénombrable. Dans sa généralité, cette proposition, qui semble fortement inspirée par certaines tendances modernes de l'anthropologie et par le structuralisme, me paraît indémontrable. Dans l'esprit de Caillois, elle est visiblement destinée à réagir contre le sentiment commun qui prête à l'imagination des pouvoirs illimités. En fait, au-delà de ce contenu apparemment anticonformiste, elle correspond assez bien à une conception traditionnelle de l'homme et de ses littératures, selon laquelle sa condition et par conséquent ses désirs et ses craintes sont éternels et immuables.
De telles conclusions sont en général déjà contenues dans les définitions qui leur servent de prémisses, et celles de Caillois n'y font pas exception. Ces définitions doivent être assez générales pour paraître absolues et, par là, elles manquent toujours de netteté. D'autre part, elles négligent tout à fait l'évolution historique de leur domaine. Aussi lorsqu'un événement paraît qui leur échappe, elles doivent être remaniées. Si bien que le caractère relatif et changeant de la condition humaine ne se manifeste nulle part mieux que dans l'histoire des définitions définitives et successives de ses expressions. La difficulté insurmontable, pour ne pas dire l'erreur, à laquelle me semble s'être affronté Caillois, tient à ce qu'il a voulu donner du fantastique une définition absolue, valable en tout lieu et en tout temps. Or, même sur le laps de temps relativement bref à quoi se borne l'évolution des littératures modernes de l'imaginaire, une telle définition ressemble à un lit de Procuste.
Selon Caillois, le fantastique « apparaît comme une rupture de la cohérence universelle ». Il en résulte que « les récits fantastiques se déroulent dans un climat d'épouvante et se terminent presque inévitablement par un événement sinistre qui provoque la mort, la disparition ou la damnation du héros ».
Ces définitions ne sont pas à proprement parler inexactes. Mais elles renvoient à des concepts fort vagues et présentés ici comme éternels, alors que l'expérience la plus courante montre que leurs contenus évoluent. La cohérence universelle et l'épouvante ne sont ni des notions simples ni des notions immuables. Il y aurait lieu en particulier d'écrire une histoire de l'épouvante : l'objet de son chapitre consacré aux littératures serait non seulement les croyances, c'est-à-dire les formes temporaires de la cohérence universelle, mais aussi les œuvres qu'elles déterminent et les publics qui les consomment. Dans l'attente de cette grande œuvre, il ne paraît guère possible, de définir le fantastique, la féerie et la science-fiction autrement qu'en les renvoyant à leurs sources. Alors se manifestent leurs originalités premières et les raisons de leur présente convergence.
Dans cette perspective, le fantastique classique me semble caractéristique d'une situation historique où les religions se trouvent mises à l'épreuve. Il est en somme un moyen de réduire l'aliénation du surnaturel par l'utilisation ludique du surnaturel. En un sens, c'est une littérature homéopathique. Et c'est pourquoi, comme le note Caillois, il apparaît dans sa forme moderne au XVIIIe siècle. Tous les objets du fantastique classique, fantômes, démons, vampires, pactes et même talismans, ressortissent à la surnature. Ils deviennent objets littéraires à l'instant même où ils quittent le domaine de la croyance ou de la superstition pour entrer dans celui de la culture. Il faut cependant pour qu'ils aient une efficacité littéraire que la croyance à la surnature soit ébranlée, mais non qu'elle ait disparu. Et c'est au reste un personnage familier des contes fantastiques que le sceptique néanmoins susceptible d'interpréter en termes de surnaturel les événements mystérieux qui se déclenchent autour de lui. C'est un autre signe que la quasi-totalité des contes fantastiques fassent explicitement allusion ou appel au passé, à un passé dans lequel les superstitions et les fois étaient plus vives et demeuraient par conséquent opérantes. La “rupture de la cohérence universelle” n'a pas d'autre origine que la métaphysique classique qui prévoit une distinction entre nature et surnature. Elle n'est donc pas une caractéristique du fantastique, mais celui-ci en est bien plutôt la conséquence.
Le rejet définitif, et plus encore l'oubli, de cette métaphysique particulière entraîne l'incompréhension du fantastique. La différence très sensible des publics entre le fantastique et la science-fiction, que la rédaction de Fiction a souvent l'occasion de constater, traduit très certainement des attitudes très différentes en la matière, qui correspondent à des univers culturels différents.
Bien entendu, à partir de cette situation d'origine, le fantastique a évolué. On peut même dire qu'il s'est usé à mesure que s'épuisait le concept de la surnature. D'un côté, il se réduit à des stéréotypes (vampires, monstres, fantômes), dont l'aspect terrifiant se fait de plus en plus physique. D'un autre, il se développe selon des directions purement littéraires, en jouant sur l'analogie entre l'allégorie ou la métaphore et la réalité. Enfin, il se rationalise en éliminant à la fin tout à fait la référence à la surnature et se rapproche de la science-fiction au point que seule une différence de vocabulaire l'en sépare et que disparaît l'appel systématique au passé. La plupart des versions modernes du pacte avec le diable posent des problèmes de logique appliquée et rejoignent par là le thème des rapports avec les ordinateurs et les robots. La malice de Satan n'est plus que celle d'un mathématicien. Du Melmoth de Maturin au Je suis une légende de Matheson, le chemin est considérable. La malédiction qui pèse sur le héros de Maturin ne terrifierait plus sous une plume moderne. Aussi Matheson exprime-t-il la solitude de son héros par d'autres voies qui ne laissent aucune place à la métaphysique.
Dans les trois cas, la vertu épouvantable du fantastique s'émousse et finit peut-être par disparaître tout à fait. Des esprits forts comme Bierce ont inauguré la veine du fantastique humoristique, noir à vrai dire. Il existe aujourd'hui de nombreuses histoires de fantômes qui n'essaient même plus de terrifier, ainsi le Petit fantôme de Thomas Owen. La seule dimension qui demeure et qui est à peu près celle de la science-fiction, est celle du problème. Le fantastique vise alors non pas à rompre la cohérence universelle, mais à proposer comme possible une cohérence qui intègre des éléments étrangers à l'expérience quotidienne. Issu d'une théologie contestée, il se constitue une métaphysique multiforme qui lui est propre et qui n'a pas de conséquences hors de l'imaginaire., Sa principale différence avec la science-fiction paraît n'être plus alors que de faire davantage fonds sur des fantasmes ou sur des jeux de mots.
En usant du même modèle, il est peut-être possible de proposer pour les origines de la féerie une hypothèse assez audacieuse. Le conte de fées serait, pour l'essentiel, l'avatar ultime d'une littérature fantastique complètement dégradée et qui aurait jadis trouvé elle-même ses sources dans des religions aujourd'hui disparues. Henri Dontenville dans sa Mythologie française (Payot, 1948) et dans sa récente la France mythologique (Tchou, 1966) s'est attaché à montrer précisément l'origine préchrétienne de nombreux contes et de certains personnages légendaires. Les gnomes, les dragons, les fées et les mauvais génies ont eu une valeur terrifiante. Ils ne l'ont plus guère, au moins dans nos pays, parce que la mythologie dont Ils procédaient a tout à fait cessé d'être opérante. Le folklore de la Bretagne, dont on trouvera une intéressante analyse dans le Guide de la Bretagne mystérieuse (Tchou, 1966, "les Guides Noirs" nº 3), consigne pourtant des contes de fées dont les accents sont encore ceux de l'épouvante. C'est que la christianisation plus récente et peut-être moins profonde qu'ailleurs y a laissé plus longtemps subsister les traces de croyances plus anciennes qui ont souvent été réexprimées dans le langage nouveau, c'est-à-dire en termes de diabolisme. De même les dieux grecs sont devenus à nos yeux, sauf fantaisie de lettré, des personnages plutôt débonnaires. Il n'en était certainement pas ainsi à l'époque homérique, quoiqu'ils fussent déjà devenus alors des personnages littéraires.
Est-ce à dire que dans quelques décennies le gentil vampire fera la nique au bon diable sous l'œil attendri du fantôme et qu'ils auront rejoint Mélusine et Carabosse au Théâtre des Enfants Sages ?
La science-fiction, elle, renvoie à la dernière des religions établies, la science. Je ne veux pas dire par là que la science est une religion mais que la science-fiction, d'emblée, en a usé comme d'une religion en ce qu'elle a trouvé ses prémisses dans la foi qu'inspire la science. Ce support d'un type un peu particulier appelle quelques réflexions. Au contraire du fantastique qui a hérité des préoccupations de son support, la science-fiction n'a pas obligatoirement de signification morale ou métaphysique. Aussi peut-il paraître excessif d'y voir le reflet de l'angoisse contemporaine, comme fait Roger Caillois, avec plus de nuances et de prudence pourtant que la plupart de ses prédécesseurs. Angoissée, la science-fiction l'est à l'occasion, comme les autres genres littéraires. Mais pas toujours. Outre qu'il reste à établir une statistique convaincante des œuvres en raison de leur degré d'angoisse ou de pessimisme, et qu'il convient de remarquer que le tragique jusque dans sa forme comique est une convention sinon une nécessité propre à toutes les littératures, on peut considérer sans hésiter la plupart des œuvres marquantes de la science-fiction moderne comme des œuvres optimistes où les hommes affrontent et vainquent le mystère et l'inconnu. Je n'en vois guère dans le fantastique, si j'en excepte certains contes de Jean Ray où le héros défie et repousse les forces de la nuit : ils se situent sur la frange incertaine qui sépare le fantastique de la science-fiction chez cet auteur.
C'est que l'idéologie de départ de la science-fiction est différente. On ne peut pas dominer la surnature mais seulement pactiser avec elle et éviter d'être sa victime. Mais si l'on élimine la surnature au profit de la nature, alors on peut enchaîner les dieux rendus à l'état de mortels. C'est toute la différence entre la prière et la formule. La science-fiction exprime l'esprit du temps en ce qu'elle montre l'affrontement de la raison et de la nature. Les conséquences s'en manifestent jusque dans la forme littéraire. Je ne vois pas d'œuvres fantastiques qui aient les caractéristiques de l'épopée, si l'on écarte les poèmes hugoliens qui sont, au contraire, fantastiques parce qu'épiques. La science-fiction, par contre, a donné naissance à des épopées véritablement modernes, et peut-être aux seules de notre temps.
De même, si l'hypothèse que fait Caillois quant au nombre limité de thèmes du fantastique voire du conte de fées paraît convaincante, c'est que ce nombre même est inclus dans les structures dogmatiques des cultures désormais épuisées qui leur ont donné naissance. Les religions occidentales ont aujourd'hui d'autres soucis que de multiplier le nombre et les attributs des démons. L'ingéniosité des auteurs rivalise avec celle des théologiens plus ou moins soufrés du passé, mais elle ne peut s'exercer que dans le cadre d'une cosmogonie désormais fixée. Il n'en va pas de même, semble-t-il, pour la science-fiction. Le nombre des thèmes inventés par les écrivains de science-fiction apparaît dès aujourd'hui très supérieur à celui des thèmes exploités par trois siècles de littérature fantastique. Il s'accroît à mesure que les idées de la science et de la philosophie sur le monde évoluent. Il semble donc fonction d'un mouvement général dont nul ne peut prédire le terme et qui s'approprie au reste les dépouilles du conte de fées et du fantastique.
J'aurais aimé discuter la thématique de Roger Caillois tant pour le fantastique que pour la science-fiction. La place me manque. En tout état de cause, une thématique rigoureuse devrait être historique et faire ressortir l'ordre d'apparition des thèmes et de leurs variations. L'on verrait sans doute que chaque œuvre marquante est le lieu d'un dialogue entre la tradition, l'actualité et l'imagination. Se demander alors si le nombre des thèmes de l'imaginaire est fini, comme semblent le penser aujourd'hui certains anthropologues pour les mythes, revient à s'interroger sur le caractère fini et dénombrable des œuvres humaines.
Parmi les jugements hâtifs qui émaillent la thématique de Caillois, notons cette affirmation : « Les spéculations sur l'espace sont demeurées embryonnaires. » Il suffira de citer les nouvelles "Tout smouales étaient les borogoves" de Lewis Padgett, et "la Maison biscornue" de Robert Heinlein, pour convaincre du contraire.
Il reste regrettable que Roger Caillois ait examiné le fantastique et la science-fiction avec sympathie, certes, mais avec légèreté. Un auteur, un amateur de fantastique se doivent néanmoins de lire Images, images, parce qu'il n'est rien de plus agréable que d'entreprendre avec un esprit brillant une longue conversation sur un sujet passionnant.
L'Anthologie du Fantastique du même auteur est, sauf erreur de ma part, la plus étendue qui ait été consacrée à ce genre en France. Elle réunit soixante-dix-sept contes et nouvelles d'une excellente qualité moyenne. Le soin apporté aux traductions et à l'édition en général, le prix de l'ouvrage aussi, feront regretter qu'elle soit entachée d'un grand nombre de lacunes et d'imperfections. Elle satisfera de ce fait davantage le néophyte, qui s'y trouvera toujours en excellente compagnie, que l'amateur éclairé, qui s'irritera aussi bien de la présence de textes très connus que des nombreuses absences.
La réunion d'une anthologie véritable implique une ligne directrice. L'ambition de celle-ci et la dimension du sujet restreignaient le nombre des intentions possibles à trois : la direction thématique visant à donner des possibilités du fantastique un panorama aussi complet que possible ; la direction géographique s'attachant à faire ressortir en les confrontant les singularités des différentes littératures ; et enfin la direction littéraire s'efforçant d'inclure le plus grand nombre possible d'auteurs connus sans négliger les révélations possibles.
La conciliation de ces trois points de vue dans le cadre trop étroit d'un ouvrage contraint toujours à des concessions. Encore prennent-elles alors un sens. Il semble malheureusement qu'il faille plutôt attribuer redites et lacunes dans l'anthologie de Caillois à une insuffisance de la méthode, sinon de l'information.
Le panorama des thèmes demeure insuffisant. Si le thème du fantôme apparaît dix-neuf fois et celui de la magie ou de la sorcellerie dix ou onze fois, d'autres thèmes pourtant aussi classiques sont pratiquement absents. Celui du vampire n'est représenté que par la nouvelle d'ailleurs excellente d'Alexis Tolstoï, si l'on met à part le domaine extrême-oriental. Bradbury, entre autres, a su pourtant le renouveler. Le thème du loup-garou n'est représenté que par le texte de Jacques Yonnet, "Mina la Chatte", certes original mais tout à fait marginal. Il eût pourtant été aisé de faire figurer la nouvelle de Bruce Elliot "Hors de la tanière", parue dans Fiction. Parmi les thèmes rigoureusement absents du recueil, citons celui du pacte avec le diable qui fournirait, pourtant matière à plusieurs anthologies, ainsi que celui du double qui tient pourtant une place importante dans la littérature allemande et anglo-saxonne. Plutôt que de donner deux contes de Poe étrangement symétriques et traitant tous deux de l'inhumation prématurée, il eût été indiqué de retenir "William Wilson", du même auteur. Parmi les nombreuses histoires de revenants, il n'est fait aucune place à celles qui sont inspirées du spiritisme. D'autres thèmes comme ceux des animaux portant malédiction comme les chats, des enfants médiateurs de l'invisible, des golems et autres créations magiques ont été également passés sous silence. Le thème de la possession n'est que très indirectement abordé dans l'excellente nouvelle de Jean-Louis Bouquet, "Alouqa".
L'excuse de la dimension nécessairement limitée de l'ouvrage vaut-elle d'être invoquée ? On peut en douter. Des coupes sombres eussent pu être pratiquées sans dommage dans l'épais bataillon des histoires de fantômes. Les deux histoires de Philip MacDonald, "Domaine interdit", et de Richard Matheson, "Escamotage", font pratiquement double emploi. La dernière est d'ailleurs victime de l'habituelle malédiction typographique qui la frappa déjà lors de son passage dans Fiction. Aucun imprimeur français ne semble supporter qu'elle puisse se conclure sur la chute saisissante d'un mot inachevé : « Je suis en train de boire une tasse de caf… ».
La représentation géographique souffre des mêmes défauts, quoique Caillois l'ait en principe privilégiée. L'attribution de Fitz James O'Brien au domaine irlandais est contestable. Si cet écrivain est bien né en Irlande vers 1828, c'est aux États-Unis, à partir de 1852, qu'il se mit à écrire et qu'il publia notamment "le Forgeur de merveilles". Comme l'histoire se déroule à New York et qu'elle emprunte son atmosphère au fantastique allemand, je crois plus juste de la rattacher au fantastique américain naissant. Si le domaine allemand est bien peu représenté, le domaine autrichien fait totalement défaut : Perutz, Meyrinck, Kubin eussent pu l'illustrer. Je doute, sans toutefois le connaître, que le domaine italien se limite à deux auteurs contemporains. À l'opposé, le domaine sud-américain paraît mal ou sur-représenté. "Le Sud" de Borges est une nouvelle insolite plutôt que fantastique. Je cherche encore après trois lectures le côté fantastique de "Luvina" de Juan Rulfo. Le domaine haïtien n'apparaît ici, semble-t-il, que parce qu'il permet de rajouter un point sur la carte et qu'en raison d'une sympathie de l'auteur et de l'anthologiste. La nouvelle est honorable mais relève plutôt du folklore que du fantastique, malgré l'avertissement de la préface qui exclut du recueil le premier genre. Enfin s'il était intéressant de faire connaître le domaine extrême-oriental, il eût été préférable soit de le restreindre, soit d'y faire apparaître plus de variété. Une histoire qui tient en un feuillet ou deux et où l'on voit un homme rencontrer un démon ou un fantôme, s'en effrayer et mourir n'a que peu d'intérêt. Elle relate un fait terrifiant. Elle ne suscite pas l'inquiétude et, malgré le caractère savant de son écriture, se rattache au folklore plus qu'au fantastique. Par ailleurs, la traduction particulière au domaine japonais en rend la lecture difficilement supportable, à l'exception des textes adaptés de Lafcadio Hearn et d'une nouvelle moderne. Je ne doute pas que les traductions de B. Frank soient fidèles et même scientifiques, mais l'impression de mot à mot scolaire que laissent les textes trahit sans doute leur génie propre.
La liste des auteurs est-elle plus caractéristique de la littérature fantastique ? Roger Caillois a-t-il sacrifié la thématique et la répartition géographique au souci de se faire une belle liste d'auteurs ? On peut en douter. Quelques écrivains sont représentés deux fois sans qu'on voie toujours bien pourquoi. Le fait que d'autres soient fort peu connus aurait valeur de découverte si de grands noms n'étaient absents : ainsi Kafka, Arthur Machen, Lord Dunsany, Stevenson, Lovecraft, par exemple, outre quelques noms déjà cités. L'exclusion de Lovecraft est, paraît-il, volontaire, mais Caillois n'en donne pas la raison. Qui expliquera l'ostracisme dont sont victimes Nerval et Barbey d'Aurevilly alors que Maupassant apparaît deux fois ? J'accepte assez volontiers l'absence de Nodier, mais au lieu d'une nouvelle contestable de Léon-Paul Fargue, j'en aurais assez bien vu une d'Apollinaire. Je relèverai encore, avec moins d'insistance, l'absence de Clark Ashton Smith et celle de Walter de La Mare.
Tout cela donne à penser que la réunion de cette anthologie ne fut peut-être pas l'énorme travail sur lequel insiste complaisamment la préface. La qualité des conseillers de Caillois, sa propre culture permettaient d'espérer mieux. Tel quel, ce recueil peut constituer une introduction au fantastique, une incitation pour le profane à en lire d'avantage. Mais il ne donne du fantastique ni une idée nette ni une vue complète. Le nombre considérable des anthologies anglo-saxonnes de bonne tenue aurait pu permettre, au prix d'un travail de lecture assez restreint, d'en établir un meilleur. Il reste à espérer que le succès permette à Roger Caillois de réparer quelques injustices et de combler quelques lacunes en prévoyant un troisième volume. Peut-être alors verra-t-on émerger de nouvelles réflexions cette définition du fantastique que Roger Caillois, après bien d'autres, s'acharne à inventer alors qu'elle ne saurait surgir que de nombreuses lectures.
Textes cités
Images, images par Roger Caillois : José Corti éd.
Anthologie du fantastique réunie et préfacée par Roger Caillois en deux volumes : Gallimard, 1966