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Gérard Klein : choix d'articles

La lyre électronique d'Arthur C. Clarke

Première parution : Fiction 56, juillet 1958

Il fut un temps, devenu maintenant presque mythique, où de graves physiciens, astronomes, biologistes ou ingénieurs passaient leurs samedis après-midi à décrire, pour le compte d'Astounding Science Fiction, les machines fabuleuses qu'ils craignaient de ne réaliser jamais. En ce temps-là, les pages des revues de S.F. étaient fréquemment couvertes de symboles mathématiques ; l'action concernait des paramètres plutôt que des humains ; mais cela se passait avant la guerre. Depuis, les écrivains ont reconquis ce fief qu'ils avaient longtemps délaissé, la science-fiction. Et cette reconquête a été si complète que ce n'est pas sans une certaine appréhension que l'on lit aujourd'hui, sous le titre d'un roman ou d'une nouvelle de science-fiction, le nom d'un authentique savant.

Il semble donc que l'on soit passé en l'espace de vingt années d'un extrême à l'autre. N'était-il pas possible de concilier deux attitudes apparemment aussi opposées, la technicité un peu sèche du savant qui sait de quoi il parle, et le vague diffus et poétique de l'écrivain qui joue sur une imprécision souvent révélatrice de son ignorance ? C'est ce qu'a essayé de faire Arthur C. Clarke. Il semble qu'il y ait très largement réussi. Non que sa réussite soit totale et définitive, mais parce qu'il a ouvert certaines voies, défriché certaines directions, pour le plus grand bonheur des écrivains qui viendront après lui.

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Arthur C. Clarke est un Anglais qui a reçu une solide éducation scientifique. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, son sens du fantastique a résisté à ces deux épreuves. Il raconte lui-même s'être passionné pendant son enfance pour les fossiles et les énormes monstres préhistoriques. Il est extrêmement probable que la principale utilité des grands dinosaures jaillis des profondeurs mystérieuses de la Terre a été d'éveiller un nombre incalculable de vocations scientifiques ou littéraires, avec leurs allures inquiétantes de dragons sérieux pour grandes personnes, de fantômes du passé s'étant enfoncés à jamais dans les cavernes de l'oubli. On peut leur être redevable du cas Arthur C. Clarke. Il semble en tout cas que cette passion de Clarke enfant pour certains secrets de la nature corresponde à une attitude intellectuelle tout à fait propice à l'éclosion de la science-fiction. Pour le jeune Clarke, aussi bien que pour l'écrivain Arthur C. Clarke d'aujourd'hui, les vrais mystères, les vrais problèmes se situaient dans l'ordre des choses naturelles ; ils n'avaient d'intérêt que dans la mesure où ils pouvaient être élucidés. C'était la poursuite du mystère et non le mystère lui-même qui faisait vibrer son imagination. Et ce mystère, il lui fallait le traquer, le limiter, l'attaquer et le vaincre, dans le domaine de la science, sur la Terre et dans le ciel, dans les profondeurs de la mer, et, en rêve, sur les plus lointaines planètes.

Peu après la guerre, Clarke devint éditeur adjoint d'une revue scientifique. Il reconnaît que ce fut pour lui une chance. Il se trouvait ainsi en contact permanent avec les progrès de la science. Mais cela ne suffisait pas. Il lui fallait, pour conquérir la terre et le ciel, anticiper sur ces progrès. Il écrivit son premier livre, Interplanetary flight, qui n'était qu'un ouvrage technique, en 1950. Cela lui valut de devenir membre de la Royal Astronomical Society et plus tard président de la British Interplanetary Society. Le succès de ce premier livre le conduisit à exposer pour le grand public certaines données de “l'exploration de l'espace” qu'il sentait proche.

La rédaction de ces deux livres lui donna à réfléchir. De même qu'encore enfant il s'était aventuré sur les traces effacées des grands sauriens du secondaire, de même il désirait maintenant s'élancer en avant des grandes fusées à peine en germe dans le monde moderne. Les problèmes de l'avenir appartenaient pour lui au même monde que ceux du présent ou du passé. Une merveilleuse imagination au service de solides connaissances scientifiques pouvait être un irremplaçable outil pour conquérir le futur proche, dont les lignes générales sont déjà discernables dans l'actualité, et le futur lointain, cette riche et vierge possession de l'humanité. Ainsi s'explique la solidité des œuvres de Clarke, leur réalisme alors même qu'elles expriment les extrapolations les plus audacieuses.

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Le Futur proche, c'était l'espace, la banlieue du soleil, les planètes dont les noms, sinon la géographie, nous sont familiers, la Lune, Mars. C'était aussi les créations de l'homme, les navires étincelants et les satellites artificiels, dentelles d'acier voguant sans support visible entre des mondes incroyablement lointains. C'était enfin une aventure, mille fois plus téméraire et mille fois plus prudente que celle des grands découvreurs du passé. C'était la construction d'un monde neuf, au sein duquel la science rejoint l'aventure, dans lequel l'aventure ne se ranime que grâce à la science.

L'aventure, pour être passionnante, a besoin de se fonder sur le réel. Peu d'écrivains étaient mieux placés que Clarke pour asseoir solidement sur le réel les histoires de demain.

Îles de l'espace (Islands in the sky), destiné à un public d'adolescents, a peut-être éveillé maintes carrières d'astronautes qui se réaliseront demain. Ce roman décrit avec un grand luxe de détail la vie à bord des satellites artificiels habités du futur proche. Il ne s'y trouve qu'un seul point qui soit sujet à discussion. Clarke a situé son intrigue dans la seconde moitié du xxie siècle. Il se pourrait bien qu'il ait été trop pessimiste.

C'est que le progrès va vite en matière d'astronautique. Sur son prédécesseur Robert Heinlein, en matière d'Histoire du Futur, Clarke a le grand avantage d'être le plus récent, le plus moderne ; il a peut-être aussi celui d'être plus humain, d'être au total un meilleur écrivain.

Ces qualités d'écrivain se manifestent déjà dans Lumière cendrée (Earthlight) et dans les Sables de Mars (the Sands of Mars), qui décrivent précisément, dans la lignée de Heinlein, la conquête et la colonisation des deux planètes proches de la Terre, la Lune et Mars. Il serait intéressant de voir combien, en moins de vingt ans, les idées ont changé à propos de ce problème du futur immédiat. Clarke est bien moins optimiste que Heinlein. Là où l'Américain voyait surtout la solution de problèmes économiques ou sociaux, Clarke s'attache à mettre en évidence l'apparition de nouveaux terrains de compétition entre les puissances. Dans Lumière cendrée, la découverte sur la Lune de minerais de métaux lourds manque de conduire à une guerre mondiale. La destruction menace de s'abattre sur un monde que l'espace et le temps ont déjà affligé de millions de blessures. L'extrême précision des détails fait qu'il sera intéressant pour nos descendants de lire le roman de Clarke dans un siècle. Il confirme ce fait qu'au travers des œuvres des utopistes modernes qui se penchent sur l'avenir proche, il semble qu'il y ait une sorte de convergence entre la fiction et la réalité.

Mais avant même de s'inquiéter de la Lune, Clarke avait écrit avec les Sables de Mars un chef-d'œuvre mineur dans un genre que l'on pourrait appeler les “actualités de l'avenir”. Il y conte la difficile colonisation de la planète rouge, le contact avec des Martiens parfaitement vraisemblables, mais surtout, peut-être, les relations délicates de la Terre avec sa lointaine colonie martienne. Le thème a été cent fois traité : par Heinlein dans sa Planète rouge, par l'allemand Neher dans son remarquable Mars aller-retour solidement étayé par les travaux de Von Braun, par Asimov, par Bradbury lui-même. Pourquoi faut-il que le roman de Clarke retienne tout spécialement notre attention ? C'est qu'on y sent déjà l'alliance d'un tempérament d'écrivain et d'une indiscutable documentation. Sans doute, dans cinq cents ans, les écrivains de la planète Mars reliront-ils Heinlein ou Bradbury avec un certain amusement. Je crois bien qu'ils auront pour Clarke quelque chose comme de la vénération.

Ce n'est pas que ce roman soit achevé ou même pleinement réussi. Il s'y glisse bien du pathos, et les héros en sont fort conventionnels. Il est jusqu'à une certaine intrigue mélodramatique qui semble glissée là uniquement pour éveiller la sentimentalité facile du lecteur. Mais ici et là, un paragraphe, une page emportent la conviction, atteignent parfaitement à ce succès qu'est la recréation d'un monde inconnu, démontrent qu'il est possible de faire, d'une donnée scientifique, une matière première littéraire. Il y a parfois, dans les Sables de Mars, cette espèce de beauté fonctionnelle qui résulte d'une parfaite assimilation de la réalité par le rêve, d'une si complète compréhension des horizons à découvrir qu'elle cesse de relever de la sèche connaissance.

Et c'est heureusement de cette alliance de la science et de l'imagination qu'Arthur C. Clarke a su jouer dans ses livres ultérieurs.

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Mais, désireux de se couper de nos problèmes étroits et de nos horizons rétrécis, il a fait un terrifiant bond dans l'avenir. Il a découvert, au-delà d'un immense océan de temps, des terres vierges. Il s'est donné la liberté des années, voguant sur les traces, non plus des petits architectes du futur, mais des grands Constructeurs, bâtisseurs de pyramides et seigneurs de l'utopie, tel le Wells des dernières pages de la Machine à voyager dans le temps, faisant de la mort des mondes le sens de sa mélancolie, tel le Campbell qui, dans le Ciel est mort, fait figure de prophète tranquille, tel enfin, Stapledon, créateur serein d'un univers humain bercé par les millions d'années.

Il y a une immensité du temps, comme il y a une immensité de l'espace. Certains prétendent qu'un million d'années n'est que mille fois mille ans. Ce n'est pas vrai. Nous ne nous attendons guère à voir surgir des buissons proches l'inconnu. Mais les grandes forêts que l'horizon nous cache peuvent tout receler. Une énorme distance de temps rejette au rang de l'Histoire ancienne toutes nos prévisions, toutes nos petites anticipations ; elle nous oblige à contempler une étendue aussi vierge que celle des vastes mers, à tout admettre. Le lien causal entre notre monde et celui des temps lointains est rompu par l'énormité de l'interrègne. Les rivages que nous atteignons enfin sont ceux d'un autre monde, où toutes les lois sont autres.

Ce bond en avant peut même comprendre peu d'années. Elles n'en creusent pas moins un terrifiant abîme temporel entre le monde d'aujourd'hui et celui de l'utopie.

Ainsi, les Enfants d'Icare (Childhood's end) ne se déroule point en un futur si lointain. Mais le temps qui nous sépare de cette “fin de l'enfance” n'est pas le même que celui qui nous tient encore éloigné de l'espace, de Mars par exemple. Les voyages interplanétaires appartiennent déjà un peu à notre passé ; ils ont déjà quelque chose de fossilisé. Les horizons que décrit Clarke dans les Enfants d'Icare appartiennent au contraire au devenir de l'espèce humaine. Mieux, ils excluent les buts restreints que nous nous accordons parfois en guise d'ambitions. Ils rejettent dans les ténèbres tous nos rêves de conquête de l'espace. Ils évoquent une autre réalité.

La “fin de l'enfance”, c'est aussi la fin de la Terre, berceau d'une espèce enfin devenue adulte. Au moment précis où l'homme va se lancer dans l'espace, vers les d'autres mondes, ayant construit les navires énormes qui l'emporteront au travers du vide, au moment précis où il va traquer sa solitude entre les étoiles, il apprend qu'il n'est pas seul dans l'univers. Un vaisseau étranger se pose sur la Terre, envoyé par une puissante civilisation apparemment désireuse de faire régner la paix et l'ordre à la place de la guerre et du chaos. Son représentant, Karellen, devient vite le maître indiscuté de la planète. Mais c'est un maître discret, et les inquiétudes sont bientôt calmées. Car il ne considère ni le pouvoir comme une fin ni la Terre comme une colonie ; il semble qu'il ait franchi l'espace pour remplir une certaine fonction qui demeure mystérieuse, une fonction qui lui donne, et qui donne à la Terre elle-même un sens, une raison d'exister.

Et l'âge d'or est venu pour la Terre. En cinquante années la planète change plus qu'elle ne l'avait fait durant les quelques millénaires antérieurs. La maladie et la misère disparaissent avec le fantôme de la guerre. Les continents deviennent d'immenses jardins. Seul, Karellen, l'impénétrable Karellen, demeure immuable, et il semble qu'ainsi inchangée, son existence se déroule au rythme des millénaires. L'espèce humaine elle-même commence à se transformer. Peu de temps après ces événements, des mutants apparaissent, peu nombreux d'abord. Puis, tous les enfants nés des hommes sont des mutants, étrangement impuissants et doués, aveugles et muets mais capables de parler avec leur esprit, capables de se comprendre les uns les autres par-delà l'espace, peut-être par-delà le temps, capables enfin de ne former qu'une seule personne, à l'échelle de la planète, capables de devenir le dieu de la Terre, né de l'homme au terme d'une longue et incroyable évolution, le dieu devant lequel vont s'effacer les humains qui n'étaient que les larves annonciatrices de cette entité.

Arrive l'époque de la dernière génération. Le temps se charge d'étouffer sans heurt les derniers survivants parmi les hommes, frappés de stérilité, puisque leur rôle est terminé. Et l'entité planétaire constituée par les nouveaux enfants des hommes transforme la Terre en étoile, transforme le soleil en une nova, ne laisse nulle trace de son passage, et s'enfonce dans l'espace en quête de ses inimaginables frères. Le temps de la maturité vient de commencer.

Alors s'explique le rôle de Karellen et de sa puissante race. Avant que le temps de l'enfance humaine s'achève tout à fait, Karellen envoie Jan, son meilleur ami humain, en mission dans les étoiles. Et avant de disparaître, Jan lit dans l'espace le devenir de sa race. Il apprend que, loin de disparaître, elle fait mieux que se perpétuer ; elle progresse vers plus de conscience, vers une plus grande unité de l'esprit et de la matière, vers cet horizon à peine soupçonnable qu'est la prise de conscience totale de l'univers entier. Karellen et ses semblables ne sont rien d'autre que les serviteurs de l'évolution, les accoucheurs de l'univers ; leur espèce est incapable de se transformer ; elle est en quelque sorte maudite, par la grandeur même de sa tâche ; elle doit se contenter d'aider à la transformation, à la catharsis des autres races qui peuplent le cosmos.

Si bien que Jan comprend que, malgré sa faiblesse, malgré la brièveté de sa vie opposée à celle de Karellen, il est le plus riche des deux, le plus fort, car il est assuré que quelque chose de lui ne disparaîtra pas avant la fin dernière de l'univers, il est conscient du fait qu'au travers de lui s'est effectué le miracle de la naissance d'un dieu.

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Un roman comme les Enfants d'Icare laisse difficilement indifférent. Il appelle toutes sortes de réflexions. Tout d'abord, l'art de Clarke apparaît le plus assuré lorsque les tableaux qu'il dépeint atteignent à une certaine ampleur. Ainsi, la fin de son roman est, à notre sens, infiniment plus réussie que le début, dans la mesure où elle tend vers une sorte de poésie cosmique non dépourvue de métaphysique. La tristesse sereine de Karellen, face à un processus que sa race ne connaîtra jamais, est beaucoup plus émouvante que les réactions quelque peu stéréotypées des humains au commencement du roman. Les personnages humains de Clarke ont toujours quelque chose de naïf, peut-être même de puéril. C'est que le véritable objet de son roman porte sur des idées, et non sur des hommes. Dès lors, sans devenir pour autant des marionnettes, les individus qui traversent l'œuvre de Clarke ont tendance à perdre toute épaisseur ; ils ne se réalisent que dans la mesure où ils servent l'idée qui sert de trame au roman.

Aussi faut-il en venir tout de suite à la métaphysique de Clarke, puisque métaphysique il y a. Il nous semble que l'on peut distinguer trois thèmes principaux dans la pensée de Clarke : le thème d'une évolution qui se poursuit au-delà de l'homme, qui donne naissance à des Suresprits, ou Surconsciences s'acheminant vers la divinité ; le thème des grands êtres tutélaires qui veillent à l'achèvement de cette évolution ; le thème enfin de la grandeur des décadences, des apothéoses finales dans lesquelles une race, un empire, un ordre établi croulent pour laisser la place à une vérité nouvelle.

Aucun de ces thèmes n'est à proprement parler original. Il est à noter pourtant que Clarke les a regroupés dans les Enfants d'Icare et les a exprimés avec plus de précision et de force peut-être que ses prédécesseurs. Sur un plan plus général, il est à noter que ce sont trois idées modernes, empruntées à ce que l'on pourrait appeler une métaphysique scientifique.

Il semble à bien des égards que cette métaphysique moderne soit une sorte de rationalisation d'idées plus anciennes ; il y a dans ce roman de Clarke et dans les œuvres dont il est issu une envolée, une vision du monde proprement religieuse. Il est intéressant de noter, d'autre part, que la forme employée pour exprimer ces idées est celle du roman, et plus spécialement du roman d'utopie. Le roman d'utopie, par nature, n'affirme rien, au contraire du manuel de philosophie ; il repose sur cette simple formule : il se pourrait que…

En l'occurrence, il se pourrait bien qu'une sorte de religion scientifique (non pas une religion de la science) soit en train de se créer, s'exprimant déjà par apologues.

Le premier thème, celui de l'évolution, est apparu il y a à peu près un siècle, tout au moins sous sa forme moderne. Il est né sans doute d'une société qui prenait subitement conscience de ses propres transformations, de son propre devenir. Il n'a jamais cessé de grandir, malgré ses sursauts, ses hésitations. Il domine sans doute la pensée de notre siècle. Il éclaire enfin celle de bien des utopistes modernes. Il témoigne, ce faisant, de l'alliance de données scientifiques rigoureuses et d'un mythe susceptible d'enflammer l'imagination. Wells l'a servi, et après lui Stapledon dans Rien qu'un surhomme et dans les Premiers et les derniers. Il a trouvé enfin une nouvelle expression, tenant à la fois de la science, du mythe et de la religion, avec l'œuvre de Teilhard de Chardin. La “fin de l'enfance” est peut-être la solution du “problème humain”. Les différences sont incontestables, mais il suffit que l'idée puisse être reprise par des personnalités provenant d'horizons intellectuels aussi variés.

Le second thème, le thème des grands êtres tutélaires, a peut-être une hérédité plus ancienne. Il n'est pas indifférent à notre sujet de noter que Clarke les a dotés d'une apparence vaguement angélique ou diabolique comme l'on voudra, en tout cas inquiétante parce que relevant d'une autre nature. Il est intéressant de noter également que la puissance de Karellen s'appuie sur un développement technologique inimaginable. L'archange s'allie ici à la science pour le triomphe de la vérité. On peut trouver dans les meilleurs romans de science-fiction contemporains de multiples modèles de tels protecteurs. Par exemple, les Martiens exilés sur la Terre, dans un Miroir pour les observateurs d'Edgar Pangborn, qui, au long de leurs existences séculaires, tentent de protéger les humains d'eux-mêmes, par jeu, et peut-être aussi par bonté, par une certaine tendresse envers ces Terriens maladroits et encore dans l'enfance. Car l'espoir des hommes en l'être qui viendra tout arranger lorsque rien ne va plus, est éternel et indestructible ; et c'est un espoir d'enfant. Van Vogt imagine même que l'homme se crée un tel sauveur avec la Machine qui domine paisiblement le monde des Ā.

Le troisième thème, enfin, celui des grandes décadences, de la chute des grands empires, est peut-être à la fois le plus ancien et le plus actuel. Le plus ancien parce que l'idée des fins dernières a toujours taquiné les philosophes. Le plus récent parce que notre époque sent confusément que quelque chose en elle va périr, et ce n'est sans doute pas par accident que Clarke a situé son roman dans un avenir relativement proche de nos années. Il vient s'y ajouter une pointe de dialectique : il faut qu'une grande organisation meure pour qu'une autre, plus parfaite, naisse. L'avenir naît de la soudaine décomposition, sans que l'on puisse savoir si l'apparition du Futur entraîne la décomposition du passé ou si c'est l'inverse qui se produit.

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Évolution, puissance tranquille et sereine, décadence sont aussi les maîtres mots de cet autre roman de Clarke, la Cité et les astres (the City and the stars). À ce titre qui est celui de l'édition anglaise, je préfère celui de l'édition abrégée américaine : Against the fall of night. Car c'est bien “contre la chute de la nuit” qu'il convient de se dresser et de tenter toutes les aventures. Cette nuit, c'est la nuit froide et définitive qui menace de s'abattre sur l'univers avec les millions d'années, c'est l'extinction lente des étoiles, et l'agonie tranquille d'une humanité endormie dans sa Cité.

La Cité se dresse sous les étoiles. Depuis toujours. Les chroniques de la Cité ne portent pas trace d'une époque antérieure à sa construction. Elles témoignent pourtant d'un temps où la puissance de l'homme fut considérable, où il se mesurait à des envahisseurs devenus légendaires, où il livrait la bataille mythique de Shalmirane. Mais les habitants de la Cité de Diaspar se soucient peu des chroniques. Ils mènent une existence tranquille et lasse entre des machines qui assurent toutes les tâches ; ils sont peu nombreux ; ils se savent condamnés par le temps ; ils ne cherchent guère à lui échapper.

Jusqu'au jour où Alvin décide de rechercher à travers le monde les traces des grands ancêtres, et parvient à franchir les limites de la Cité. Et la quête d'Alvin n'aura pas de fin, mais elle lui permettra au moins de reconstituer l'histoire des siècles mythiques. Les humains sont partis pour échapper à la chute de la nuit, partis de l'autre côté de l'univers, là où les étoiles sont jeunes et brillantes. Ils n'ont laissé derrière eux, à Diaspar, qu'une arrière-garde. Mais avant d'abandonner la galaxie qui les a vus naître, ils ont essayé de réaliser le plus grand de leur rêve : créer un dieu. Et la grande bataille de Shalmirane a été livrée contre leurs premières créations, imparfaites et en quelque sorte diaboliques.

Toute cette histoire passée, Alvin l'apprend de l'enfant dieu, dernière création des hommes, qu'ils ont laissé derrière eux comme un témoignage, qui grandira et se développera lentement, qui conservera le souvenir des hommes et partagera avec leurs lointains descendants, dans de longs millénaires, l'empire de l'univers. Toute cette histoire passée, tous les mythes éteints, les philosophies et les religions dispersées, les noms sonores de batailles oubliées et les sept étoiles qui brillent dans le ciel, formant un symbole presque éternel, Alvin les confronte avec le présent de Diaspar. Et, ayant rendu la vie à Diaspar, il décide de s'en aller à travers l'espace, à la rencontre des hommes partis des milliers d'années plus tôt combattre la nuit sur l'autre face de l'univers, et dont la légende dit qu'ils reviendront lorsqu'ils sauront rallumer les soleils.

Ce roman de Clarke est caractérisé par une incroyable richesse dans le détail. Il n'échappe pas aux défauts de l'auteur que nous avons déjà signalés, mais il s'agit certainement, dans l'état actuel des choses, de l'œuvre la plus achevée, la plus significative de l'écrivain britannique. C'est également un des plus intéressants des romans de science-fiction récemment publiés ; c'est qu'ici encore des idées servent de protagonistes, de grandes idées parfois, mais souvent aussi des trouvailles ingénieuses, comme celle de ces chemins qui marchent, sortes de routes mobiles, réalisées à l'aide d'un corps « liquide dans deux directions de l'espace et solide dans la troisième ».

Pour ce qui est des grands thèmes, ici encore l'homme se perpétue au travers d'une autre espèce, plus durable, plus puissante, plus consciente, mais cette race ne naît de lui qu'artificiellement. Ici, c'est l'homme qui assume son propre devenir et crée la race qui lui succédera, au prix parfois de sa vie, comme le montre la dure bataille de Shalmirane. Il se perpétue encore en se résignant à la migration, au grand voyage interstellaire, que décrivait déjà J.B.S. Haldane avant la guerre dans les quelques pages splendides de the Last judgment.

L'homme fabrique lui-même les grands êtres tutélaires destinés à veiller sur sa descendance, qu'il s'agisse des mécanismes secrets de la Cité, qui veillent sur les hommes sans répit, ou des dieux qu'il se crée pour peupler son espace. Il fait face enfin avec sérénité à sa propre décadence, qui est celle de l'univers, en tâchant de projeter au-delà du temps et de la catastrophe finale ces êtres presque purement énergétiques que sont ses créatures ; ainsi que le faisaient déjà les “derniers hommes” de Stapledon, lançant dans l'espace avant de disparaître quelques germes de vie dans l'espoir qu'ils trouveraient un jour une terre propice à leur développement.

La différence est nette, on le voit, entre les Enfants d'Icare et la Cité et les astres. Dans le premier de ces deux romans, l'homme était en quelque sorte étranger à son propre avenir ; il en comprenait la grandeur, mais cela lui était imposé de l'extérieur par quelque obscure entité tapie dans un recoin de l'espace et du temps. C'était une loi naturelle qui s'actualisait au travers de l'homme plutôt que par l'homme. Dans la Cité et les astres, l'homme au contraire réclame la plus totale des libertés, y compris celle de se donner un dieu construit de toutes pièces, dieu matériel plutôt que métaphysique, mais assez immortel et puissant pour convenir aux canons de presque toutes les mythologies ; il assume seul sa survie ou sa disparition, son destin, et il affronte seul, avec les armes qu'il s'est données, le grand combat contre la chute de la nuit.

Quoique les fondements de la pensée scientifique de Clarke soient demeurés identiques entre ces deux œuvres, on voit que les bases philosophiques de son raisonnement ont varié ; il y a plus de hardiesse dans son dernier livre, il s'y trouve aussi plus d'orgueil. Le problème est de savoir maintenant s'il s'agit d'une hardiesse, d'un orgueil de scientifique ou d'utopiste.

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On est en droit de se demander pourquoi nombre d'écrivains de science-fiction choisissent des sujets aussi amples, aussi vastes, aussi lourds d'implications métaphysiques, au lieu de se limiter à des thèmes plus restreints mais plus aisés à analyser en profondeur. Il se pourrait bien qu'ils soient grisés par l'immensité des possibles qui s'ouvrent à eux. Il se pourrait qu'ils soient seulement en train de se faire les dents, de rationaliser certaines des données sur lesquelles ils vivent du fait de leur acquit culturel. Peut-être leur orgueil ne sera-t-il que passager ? Sans doute redescendront-ils bientôt des hauteurs où ils se sont placés, vers des réalités plus immédiates mais tout aussi passionnantes ; imaginons que ce sera afin de donner à l'homme des buts à atteindre pour les quelques siècles qui vont venir et des conseils quant aux moyens de les atteindre !

C'est ce qu'a fait, sans attendre davantage, Arthur C. Clarke dans nombre de ses nouvelles, où il joint un sens précis des réalités à un goût très sûr du paradoxe. Une poésie nouvelle y naît de l'abstraction technique, et dans des recueils comme Expedition to Earth et Demain, moisson d'étoiles (Reach for tomorrow), Clarke sait doter ses machines ou ses mondes étrangers d'un halo de mystère. Quel est donc son secret ? Mieux peut-être que la plupart des écrivains de science-fiction, il sait tirer d'une idée scientifique ses ultimes conséquences, celles où l'intérêt intellectuel se mêle à une sorte de pureté fonctionnelle. Les idées de Clarke séduisent parce qu'elles correspondent à un besoin de merveilleux scientifique, mais aussi parce qu'elles sont toujours logiquement admissibles. Ses nouvelles ont souvent la beauté d'une rigoureuse démonstration.

C'est la rigueur de cette démonstration qui a fait de Supériorité… écrasante (Superiority) un des textes que doivent obligatoirement lire les élèves ingénieurs du M.I.T. Et c'est ce goût du paradoxe qui donne parfois naissance à un nouveau type d'humour, l'humour scientifique. Il suffit de lire Tales from the White Hart, pour se convaincre que les savants ne sont pas, en général, des gens sérieux, ni même recommandables (il se peut toutefois qu'il y ait quelques exceptions dont Clarke n'a pas eu connaissance !) Les “histoires du cerf blanc” constituent certainement l'un des plus brillants recueils de science-fiction qu'il nous ait été donné de lire durant ces dernières années. Rien de philosophique, ici. D'étranges personnages content d'étranges histoires, à propos de baleines et d'électrocardiogrammes, d'antigravité et de machines à absorber le bruit. Le plus étonnant est que ces histoires sont en train de passer dans l'actualité depuis que le livre est paru.

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Ainsi, rien de l'œuvre de Clarke ne semble étranger à la science, ni ses convictions, ni ses intentions, ni ses méthodes, ni même son humour. Et il est frappant de considérer que le monde de Clarke demeure parfaitement humain et poétique. Serait-il donc enfin temps de reconnaître que, contrairement à ce qu'annonçaient quelques faux prophètes, la science et l'homme ne sont pas incompatibles ? « Il se pourrait… » répond Clarke dans le langage de l'utopie.

C'est que la poésie propre à Clarke est de nature essentiellement épique. Toutes les épopées ont toujours reposé sur le thème tragique de l'opposition de l'homme au monde, aux dieux, à lui-même. La pensée scientifique a suscité une forme nouvelle de l'épopée. Équations et machines sont les formules magiques et les armes enchantées d'aujourd'hui et de demain. Et c'est bien une sorte de lyre que tient en main Arthur C. Clarke, même si les cordes en ont été remplacées par des tubes électroniques. L'épopée vit de la démesure. Peut-on donc reprocher à Clarke d'imaginer des horizons trop vastes ? Somme toute, nous ne naissons ni grands ni petits, mais nous nous élevons, avec l'aide du temps, à la dimension de nos rêves.