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Gérard Klein : choix d'articles

James Blish, l'intellectuel de la Science-Fiction

Première parution : Fiction 70, septembre 1959

La science-fiction est, on l'a dit et redit, une littérature collective. Les uns et les autres apportent et empruntent à cette mer d'idées. Et comme les idées précisément importent plus que leur traitement, il se crée rapidement une sorte de communauté de langage, ou plutôt une absence de style. On admire certes les trouvailles ingénieuses de nombreux auteurs, mais mises à part quelques rares exceptions, il est impossible ou presque, en matière de science-fiction, de reconnaître un écrivain au vu d'un texte. Pour une fois, la forêt masque les arbres.

Le problème est donc de savoir si une personnalité littéraire est compatible avec la vraie science-fiction, lourde d'idées et de thèmes scientifiques, brassant les mondes et les réalisations des hommes ou de leurs rivaux en un chaos qui n'est pas sans grandeur. Les écrivains que l'on oppose traditionnellement aux critiques qui font cette remarque sont loin d'être entièrement satisfaisants sous ce rapport, car ils négligent pour la plupart l'inspiration de la science, au profit de leur personnalité propre. C'est le cas de Bradbury et même de Sturgeon, par exemple. Ils se rapprochent de la littérature à mesure précisément qu'ils semblent s'éloigner de la science. Clarke n'a pu se décider tout à fait pour l'une ou pour l'autre. De là son manque de vigueur qui n'empêche pas ses réelles qualités de se manifester.

Au total, les histoires les mieux traitées sont aussi, en général, celles dont la pauvreté thématique est la plus grande. Tout se passe comme si la richesse du contenant variait en fonction inverse de celle du contenu. Qui n'a été écœuré de trouver gâchée en quelques pages une fort belle idée ? Inversement, les histoires de Bradbury par exemple, dont le talent est incontestable, témoignent en général, dans une perspective de thématique science-fictionniste, d'une grave carence imaginative.

Cela vient sans doute de ce qu'une belle idée, une idée solide, ne se laisse pas manier aussi facilement qu'un sujet rebattu, à peine transcrit en un autre langage. Une idée forme un ensemble cohérent qui ne se laisse pas facilement imposer des effets. Il est plus facile de bâtir une intrigue à partir d'un certain nombre d'effets que l'on souhaite obtenir, que de dégager les prolongements les plus spectaculaires de deux lignes extraites d'un journal scientifique.

La cause, cependant, ne paraît pas perdue. Mais elle exige une manière de culture en matière de science-fiction, c'est-à-dire une façon de penser, empruntée à d'autres, aux prédécesseurs, et qui soit devenue comme une seconde nature.

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Aussi faut-il chercher un mariage heureux de la personnalité littéraire et de l'idée de science-fiction chez des écrivains plus jeunes. James Blish, qui est en train de faire aux États-Unis une carrière foudroyante, est l'un d'eux et sans doute l'un des plus intéressants. Ses histoires sont en effet aisément reconnaissables ; il a une “patte”. Et en même temps, il fait appel aux concepts scientifiques les plus avancés.

Il est trop tôt, bien sûr, pour parler de succès. Au reste, il faut bien le dire, Blish n'est quand même pas un très grand écrivain. Il se peut qu'il le devienne. Mais c'est certainement pour le moment l'un des plus habiles, l'un des plus intelligents des romanciers de science-fiction américains actuels. Il a su prendre la mesure de l'avenir et élargir sans cesse ses thèmes. Ainsi a-t-il réussi à doter la science-fiction de deux ou trois idées à peu près entièrement neuves.

Au fond, ce qu'il y a de terrible avec lui, comme avec d'autres, et pas seulement des Américains, c'est que ses livres servent à faire bouillir la marmite. ils sont écrits — on a envie de dire fabriqués — trop vite. Même s'ils sont profondément pensés, ils ont toujours un peu l'air de textes conçus pour accompagner des bandes dessinées. J'exagère, car Blish a un style quand il s'en donne la peine. Mais sa spontanéité est trop souvent hâtive, parfois même provoquée. Cela explique aussi sa grande inégalité. Il y a les bons et les mauvais jours, les bons et les mauvais livres, les bons et les mauvais passages. Il est quelque peu irritant de devoir dire d'un écrivain comme Blish qu'il a écrit, avec ses Semailles humaines (the Seedling stars), un des quinze ou vingt meilleurs livres de toute la science-fiction, et de reconnaître pourtant qu'il s'est abaissé à tirer un roman comme Vor à la ligne ou plutôt à la page, ou encore qu'il a écrit Jack of Eagles [1] dans un américain que désavouerait même Elsa Maxwell. Il a beaucoup publié dans divers magazines et dans des genres bien différents. C'est qu'il a de nombreuses qualités, sauf une probablement, la patience. Il a même écrit en collaboration avec Damon Knight, et il est singulier de penser qu'ils ont pu travailler ensemble, l'un qui semble toujours projeté en avant par son histoire, et l'autre qui polit en général ses textes avec un soin presque maniaque.

Le premier roman de James Blish, les Guerriers de Day (the Warriors of Day), semble fortement inspiré par Van Vogt. On y retrouve le déchaînement, la dialectique vogtienne, un certain sens du rebondissement et de l'épopée. Il y est question d'un univers parallèle et d'anciens combats menés par des êtres plus puissants que l'homme. Une des principales hantises de Blish, celle de la durée des mondes, des espèces et des hommes, y apparaît déjà. Il n'est peut-être pas inutile de noter que cette hantise existe déjà sous une forme sensiblement différente chez Van Vogt. Le monde vogtien regorge d'immortels, qu'ils aient nom Gilbert Gosseyn, ou qu'ils habitent la Maison éternelle (the House that stood still), ou encore qu'ils surveillent l'empire instable d'Isher.

Mais Blish pose plus nettement le problème : durer, être éternel, est-ce changer sans cesse, s'adapter, ou encore devenir stable, et finalement rigide ? Les deux possibilités et quelques autres sont évoquées dans ses œuvres.

Du patrimoine commun de la science fiction, Blish a extrait également le thème de l'“étranger”, appartenant à une autre race ou un autre monde. Il en a fait du reste le sujet de ses deux moins bons livres, Jack of Eagles et Vor.

Le premier conte l'histoire d'un mutant doté d'au moins une douzaine de pouvoirs extra-sensoriels, qui apprend soudainement leur existence, se met en devoir de les contrôler, découvre une sorte d'underworld supranormal, manque plusieurs fois de se faire abattre par une ligue d'autres mutants aux prétentions inquiétantes et en réchappe finalement. Déjà, Blish commence là à jouer de façon remarquable avec les concepts scientifiques. Son mutant fait une promenade dans quelques univers parallèles en utilisant un appareil capable de faire varier la constante de Planck.

Il est question dans le second d'un être venu d'un autre monde et qui pose aux humains une question angoissante : « Détruisez-moi » leur dit-il, « car je suis venu chercher la paix de la mort sur votre monde, sinon je détruis votre planète. ». Or il se révèle indestructible. Cet être en réalité est un piège. Un ambassadeur d'un monde hostile. Si les Terriens parviennent à le détruire, ils échapperont à la guerre et à leur propre destruction. Mais s'ils ne réussissent pas, ils auront ainsi fait la preuve de leur impuissance.

Pourtant ce robot-éprouvette ne se résout pas à son destin. Il est pris dans un conflit entre le rôle qui lui est imposé et sa volonté de survivre. Et tandis que les spécialistes des armes les plus puissantes avouent leur effroi, un psychologue armé de son seul verbe triomphe grâce à la magie définitive du langage. Il y a une leçon dans ce livre en forme d'apologue. Mais il y a surtout un paradoxe apparent, un de ces paradoxes sur lesquels James Blish va établir sa réputation.

Le roman est bien mené, ou mieux, intelligemment construit. Mais il est trop long. Car d'une bonne nouvelle, Blish a jugé nécessaire, probablement pour les raisons alimentaires susdites, de tirer un roman.

Encore un livre secondaire avant d'en arriver aux œuvres maîtresses. Il s'agit de the Frozen year. Cela débute comme un roman réaliste sur l'organisation de l'Année Géophysique Internationale, et l'on soupçonne Blish de connaître assez bien certains milieux scientifiques pour que quelques-uns de ses personnages au moins ne soient pas totalement imaginaires. Cela se poursuit en forme de roman d'aventures, et cela se termine dans la plus pure science-fiction. Le thème de la durée apparaît en filigrane dans ce livre ; car il y est question de la très ancienne race des Martiens qui, sur le point de mourir, a pris quelques contacts secrets avec notre globe.

Le livre n'est pas mal fait, mais on se demande en le lisant quelle signification il peut avoir. On peut noter cependant qu'il est mieux écrit que les précédents. Une bonne centaine de nouvelles et quelques romans ont maintenant donné à James Blish de l'assurance et un style. Il ne s'en défera plus.

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Et voici que nous allons découvrir un nouveau Blish, un écrivain qui pourrait être presque totalement différent de celui qui a produit les livres précédents. Car voici encore un trait propre à Blish, sa capacité de renouvellement. Beaucoup d'écrivains de science-fiction de qualité, lorsqu'ils avaient de la personnalité, se sont créés un type qu'ils ont presque fini par pasticher. Ils se révélaient incapables d'échapper à leur personnage ainsi Matheson, ainsi Bradbury encore, ou Sturgeon. Ce n'est en rien les diminuer que de reconnaître qu'ils n'ont pas pu échapper à leurs hantises, et qu'au lieu de découvrir ce monde immense et réel qui s'étend au-delà des murailles du présent, ils ont fini par se murer dans la prison sombre ou dorée de leur esprit. Blish, lui, est trop soucieux de l'avenir pour se laisser prendre au piège de l'imagination. Au contraire des écrivains précédents, il projette moins ses rêves qu'il ne construit des architectures. C'est plus un intellectuel qu'un artiste. Et de ce fait, il est plus loin du fantastique que les écrivains précédents et plus proche de la pure science fiction.

Ce serait une erreur de croire que James Blish a commencé par écrire les œuvres secondaires doit il a été question plus haut, puis s'est attelé à quelques grandes œuvres. En fait les trois réussites dont il va être question se sont intercalées entre des romans moins réussis, et des nouvelles d'importance secondaire.

Ces trois réussites ont quelque chose de commun dans toutes, il s'agit de la conquête de l'espace par l'homme. Mais d'un espace si vaste et d'une conquête si neuve que ce vieux thème prend sous la plume de Blish une jeunesse nouvelle.

Au sein de sa grande série qui comprend Aux Hommes, les étoiles, la Terre est une idée et un Coup de cymbales le progrès est sensible. Le premier ouvrage est encore relativement maladroit. Le second est déjà tout à fait remarquable. Le troisième est tout simplement splendide. Il ne s'agit en fait que d'une seule histoire, que d'un seul roman, celui de l'espèce humaine, que les nécessités de l'édition ont contraint à scinder en trois parties. Les nécessités du travail aussi. Car Blish prépare d'autres volumes. Mais l'unité de cette série est telle qu'on peut difficilement la qualifier de suite. Il est à souhaiter qu'elle soit publiée un jour en France, mais surtout qu'elle soit publiée en une seule fois. Car nous tenons là peut-être une sorte de Guerre et paix de la science-fiction.

Le thème général qui sous-tend cette œuvre, qui lui sert en quelque sorte de toile de fond, relève de l'effort de l'homme pour s'imposer à l'univers, dans le cadre de l'Histoire. Plus qu'Heinlein, plus qu'Asimov lui-même peut-être, et au moins autant que son maître Van Vogt, Blish a le sens de l'Histoire, c'est-à-dire au fond une imagination tellement énorme qu'elle déroute toutes les logiques. C'est un hymne à la puissance de l'homme que cette œuvre. Mais les formes de cette puissance et ses points d'appui varient. Blish, dans son analyse des transformations économiques et sociales et des interactions du progrès scientifique et des sociétés, est peut-être moins logique qu'Asimov. Mais il a de ce fait plus de chance d'avoir raison. Au contraire de notre prudent chimiste qui projette dans l'avenir certaines leçons du passé, Blish invente allégrement. L'Histoire, à nos yeux du moins, n'est pas autre chose, une perpétuelle invention.

Cet hymne à la puissance de l'homme éclate de trois façons différentes dans ces trois tomes.

Dans le premier, Aux Hommes, les étoiles, des hommes s'efforcent de construire à distance sur Jupiter une sorte de base. Les conditions qui règnent sur la planète géante sont telles que le travail y est accompli par des machines télécommandées d'un des satellites de Jupiter. Et bien que la plate-forme soit déjà colossale à l'échelle terrestre, elle ne ressemble guère qu'à un jouet d'enfant que les vents de la planète monstrueuse risquent sans cesse d'emporter. C'est un défi que des hommes microscopiques ont lancé à l'univers, dans l'espoir de s'approprier certains de ses secrets, mais c'est aussi un défi qu'ils se sont lancé à eux-mêmes, qu'ils ont jeté comme un gant à la face de leurs contemporains.

Et l'on voit apparaître là un personnage cher à Blish, celui de l'organisateur qui défendra envers et contre tous son projet, qui le fera aboutir malgré l'hostilité des hommes et des éléments, et qui, ce faisant, élèvera ces piliers de l'avenir, les administrations énormes, immortelles, aux ambitions cyclopéennes.

Et ces hommes réussiront, quand bien même la plate-forme sur Jupiter s'effondrera. Ils conquerront un pouvoir qui les rendra capables de se déplacer entre les étoiles. Mieux, ils conquerront presque, en même temps l'immortalité, ou tout au moins une longévité suffisante pour faire vraiment de l'univers leur empire.

Singulière coïncidence, dira-t-on. Mais Blish peut invoquer pour lui l'Histoire. Il s'agit plutôt d'une convergence. En même temps qu'ils s'élèvent à la dimension de l'univers par les machines qu'ils créent, les humains s'avèrent capables d'assumer leurs nouvelles responsabilités en cessant d'être absurdement éphémères. L'espèce va enfin connaître la maturité. Elle va enfin quitter ce nid, le système solaire, où elle a végété en attendant que les temps soient venus.

Voilà pour les origines de la conquête. Et voici venu le temps de la conquête elle-même, de la grande ruée vers les rivages lointains des étoiles, des plongeons dans les gouffres insondables des espaces vides de mondes, voilà l'explosion, soudain, la projection humaine destinée à féconder la galaxie. On verra que ce thème sera repris sous une autre forme par Blish dans une œuvre fort différente.

Ce pouvoir qui donne enfin et sans restriction la clé de l'espace aux hommes, Blish ne l'a pas tiré tout fait de la panoplie facile du petit écrivain de science-fiction en mal d'astronef. Il évoque au passage certains aspects des travaux de Dirac et imagine des champs susceptibles de transporter et de protéger n'importe quelle région d'espace, pourvu que l'on consente à dépenser suffisamment d'énergie. Aux dernières nouvelles, il paraît que les théories sur lesquelles s'appuyait Blish sont plutôt infirmées par les faits. Qu'importe. D'autres théories viendront, ou encore on donnera de nouveaux noms à des idées anciennes. Mais Blish ne peut pas avoir tort. Il imagine, puisqu'il est devenu possible de transporter et de protéger n'importe quelle région d'espace, que des villes entières prennent le large, s'arrachent au sol de la Terre et cinglent vers d'autres étoiles, en quête de terres nouvelles ou plus simplement de cieux nouveaux. Et Blish se fait l'historien d'une de ces villes, New York.

Qu'on imagine un instant New York, la ville aux immeubles dressés comme des mâts, s'enfonçant dans le vide, sans autre abri qu'une invisible, qu'une impalpable coquille énergétique, qui empêche pourtant l'air de fuir, la chaleur de se perdre. Que l'on conçoive ces sociétés nouvelles comme éternellement nomades et retrouvant par là même la véritable essence de la ville — car les habitants des villes ne sont pas de vrais sédentaires : ce sont des nomades anciens que les temps nouveaux ont contraints de se fixer ; ce sont des hommes pour qui la terre ne se possède pas, mais se foule. Blish a lu l'avenir de la ville dans le tracé de ses fondations, il l'a déchiffré dans la logique et dans le devenir de ces constructions termitiques qui bannissent tout désordre végétal, toute agitation animale, et qui ressemblent déjà à de grands navires, dont les proues laissent dans le ciel le sillage embrasé de phares puissants.

L'histoire de ces villes et plus particulièrement de New York constitue le sujet de la Terre est une idée. C'est qu'après le grand éclatement, la longue dérive, après les travaux d'Hercule accomplis par les cités qui se louent à droite ou à gauche, au hasard des voyages, à des civilisations en train de se bâtir, après que la cité de Manhattan, sous la conduite de John Amalfi, a empêché une invasion et déplacé une planète pour transformer son climat, le temps du retour est venu, le temps de la conscience aussi. Les habitants de ces cités stellaires se souviennent de leur origine identique, terrienne, ou plutôt ils se rendent compte qu'ils ont partout emporté la Terre avec eux. « La Terre » conclut Amalfi, « n'est pas seulement une planète. C'est une idée. »

John Amalfi, singulier personnage, destiné à vivre mille ans, au crâne poli par le temps, sec et dur comme un roc, comme un météore, voué à l'action et n'existant que dans l'action, maître de Manhattan, et aimant le pouvoir, mais glissant vers la solitude, sombrant à cause de son âge et de son expérience dans le silence, commerçant habile autant que chef de guerre, John Amalfi dont le rôle n'est pas de comprendre ou d'exprimer, mais de dominer, imperturbable, blindé par les années contre la peur, contre la colère et même contre l'ennui, est une création typique de James Blish. Amalfi est un solitaire. Mais il y a loin de la solitude qu'exprime Blish à celle que décrivent Matheson ou Sturgeon. Pour ces derniers, la solitude est un état, aux frontières de la névrose. Pour Blish, la solitude est une conséquence de la puissance assumée, une nécessité opérationnelle, pourrait-on dire.

Si l'on veut y regarder d'un peu près, ces trois ouvrages forment une progression. Dans le premier les hommes parviennent à dominer la matière et leur propre corps. Dans le second, ils maîtrisent l'espace. Dans le troisième enfin un Coup de cymbales, ils s'attaquent au seul véritable adversaire digne d'eux, le temps.

L'idée de un Coup de cymbales est un admirable exemple d'extrapolation scientifique. Blish s'est servi de l'idée de l'antimatière. Il imagine un univers entier d'antimatière dérivant vers le nôtre au travers de l'espace et du temps, le rencontrant et l'annulant. Et comme cet univers est totalement inverse du nôtre, le temps s'y déroule également à l'envers, et la causalité. Ainsi des galaxies entières sont-elles effacées du ciel, tandis que le cataclysme se propage vers la voie lactée. L'espace croule sur lui-même, et le croisement colossal de ces deux univers devient l'apothéose du temps, l'ère des mortes-eaux, le milieu de la durée, le moment où toutes choses vont repartir de l'avant, toutes traces effacées, toute grandeur annihilée.

Mais les hommes ne se plient pas à leur destin. Les savants de “Manhattan de l'espace”, aidés de ceux de la planète He, décident de survivre. Et ils mènent une formidable course contre la montre. Ils commencent par fabriquer un minuscule objet d'antimatière qu'ils pourront projeter dans l'autre univers et envoyer ainsi en exploration. Puis, forts des enseignements qu'ils ont tirés de cette expérience, ils tentent de se projeter au moment ultime dans cet univers neuf, et de recommencer, là-bas — dans une solitude et un dénuement total, car rien ne subsistera de leur monde — l'Histoire. Ils seront comme des dieux, puisqu'ils donneront à ce continuum vierge sa forme, sa couleur et son visage. Dans l'ultime épreuve, ils dominent totalement le monde. Et ils réussiront.

Il semble après ce livre que la boucle soit bouclée, définitivement. Il semble qu'il soit impossible d'aller plus loin, que le programme en trois points, lutte contre la mort, lutte contre l'espace, lutte contre le temps, soit achevé. Mais Blish nous laisse entendre que de nouvelles sociétés vont se créer dans les replis de ce nouvel espace. D'autres livres suivront. Ils ne sont pas encore parus. Mais il se peut qu'ils représentent un véritable événement s'ils poursuivent encore la notable évolution que représentent les trois ouvrages existants.

Ou peut-être sera-ce un échec. Il semble en tout cas que Aux Hommes, les étoiles, la Terre est une idée et un Coup de cymbales forment déjà l'un des ensembles les plus cohérents et les plus remarquables, au moins sur le plan intellectuel, de toute la science-fiction. Selon des voies totalement différentes, Blish a retrouvé là le lyrisme visionnaire de Stapledon dans ses les Premiers et les derniers.

Il est singulier pourtant de rapprocher ces deux esprits. Stapledon est davantage un philosophe, un moraliste, voire un métaphysicien. Il considère l'ensemble de l'histoire humaine comme une symphonie dont chaque individu est une note : « Man himself is music ». Rien de tel chez Blish, dont la conception est toujours opérationnelle, presque pratique. Pas d'utopie, mais une Histoire ; pas de métaphysique, mais une cosmogonie ; pas de morale, sinon celle de la conquête. Mais ici et là on retrouve une foi identique en l'homme, non point une foi abstraite désincarnée, mais bien une confiance concrète, qui est peut-être une caractéristique de notre temps, dans les possibilités quasi divines mais pourtant rationnelles de l'homme.

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Le rapprochement apparaît plus nécessaire encore si l'on pense au roman de Blish, Semailles humaines, qui ne le cède en rien de par l'ampleur du thème à la série dont il vient d'être question.

Stapledon, dans les Premiers et les derniers, se sert également de la notion de mutation et décrit une succession de races différentes qui toutes pourtant sont humaines. La différence et l'unité. C'est aussi le sujet de Semailles humaines. Mais tandis que Stapledon situait cette opposition dans le temps, Blish va la loger dans l'espace. Le thème de l'expansion humaine dans la galaxie était déjà évoqué dans Aux Hommes, les étoiles et dans la Terre est une idée. Il est repris et développé selon sa logique propre dans Semailles humaines — les étoiles ensemencées.

Car c'est bien de l'ensemencement des étoiles qu'il s'agit. Blish a inventé un terme pour qualifier une tentative prodigieuse : la pantropie. Deux thèses s'affrontent en ce qui concerne la colonisation des autres mondes. Les tenants de la première défendent le terraforming, c'est-à-dire l'adaptation des mondes colonisés à l'homme, ou encore la vie sous d'immenses globes protecteurs. Mais d'autres, plus hardis, préconisent l'adaptation de l'homme aux mondes neufs. Ils estiment que le temps est venu pour l'espèce humaine de devenir aussi multiple que l'univers, et d'assumer ici et là des formes différentes recouvrant toutes la même qualité humaine. Les oppositions sont nombreuses, violentes, mais la pantropie, parce qu'elle est réaliste, en triomphera.

On voit le lien avec la mythologie de Stapledon. L'humanité pour Stapledon englobait toutes ces espèces étalées sur des millions d'années. L'humanité pour Blish, c'est ce grouillement de races différentes répandues sur des millions de mondes. Dans une perspective comme dans l'autre, la notion de forme humaine, de nature humaine, de canons prescrits de toute éternité, cède, éclate et se perd dans l'abîme réservé aux concepts dépassés. Et dans une œuvre comme dans l'autre, on retrouve au fond la même confiance dans la plasticité presque infinie de la vie, et de notre espèce. Et c'est cette confiance même qui donne aux deux écrivains le plus de chance de survivre dans la mémoire des hommes, de ceux au moins qui n'attachent pas une valeur finale à la courbe d'un front ou à la couleur d'une peau.

Ce roman qui a pour personnage principal une espèce est en réalité composé de quatre nouvelles qui ont été publiées séparément dans des revues aux États-Unis. La première est la plus dramatique puisqu'elle relate l'opposition à laquelle ont à faire face sur la Terre et dans l'espace les tenants de la pantropie. Blish y fait preuve d'un sens tout particulier du retournement des situations. Dans la deuxième, il conte une expérience réussie d'ensemencement d'un monde singulier, mais c'est sans doute dans la troisième qu'il donne la mesure de sa valeur et qu'il atteint à une grandeur rare. Un navire de l'espace a échoué sur une planète presque entièrement aquatique. Son équipage était chargé précisément de répandre sous des formes variées l'espèce humaine dans une partie de la galaxie. Il sait qu'il est condamné, que l'accident est irréparable. Mais, désespérément, il tente de se donner une descendance. De sa propre chair, il tire le matériel génétique qui donnera naissance à une nouvelle humanité adaptée à ce monde. Et pour donner à cette race toutes les chances de survie, les biologistes la dotent de certains caractères. Cette race sera minuscule et prendra naissance dans une simple flaque d'eau. Mais elle parviendra pourtant — un jour — à contrôler ce monde et à rejoindre ses sœurs humaines dans l'espace.

Et nous assistons à la naissance, à l'histoire primitive de cette race, définitivement coupée de ses origines, se forgeant déjà des mythes, et tâchant de dominer le milieu qui l'environne, faisant alliance avec le peuple mystérieux des unicellulaires, follement désireuse enfin d'atteindre cette région inconnue qu'elle nomme l'espace dans ses rêves, et croyant l'avoir atteinte le jour où, dans un navire de bois, elle est parvenue à quitter pour la première fois Sa flaque d'eau et à en atteindre une autre. « Nous avions franchi l'espace, » disent en substance les héros minuscules et grandioses de Blish, « nous avions atteint un autre monde, au péril de nos vies et, bien que nous ignorions encore quel est le sens du mot étoile, nous savons que nous atteindrons un jour ce qu'il représente et que nous le conquerrons. »

Dans cette nouvelle plus que dans d'autres, Blish a parfaitement exprimé sa confiance dans la vitalité de l'espèce humaine, dans ce besoin qui la pousse à aller plus loin. Besoin qui ne va pas sans heurts. Car toutes ces races différentes sont souvent, même dans ce lointain avenir, considérées avec mépris par les Terriens de la Vieille Planète. Un racisme neuf apparaît. Mais il est condamné, car déjà les Terriens “classiques” ne sont plus les plus nombreux et la Terre elle-même a changé. Dans la dernière nouvelle du livre, une expédition a pour tâche de déposer sur la Terre elle-même, qui est devenue un désert, des Hommes Adaptés. La boucle est bouclée. L'espace a rendu à la Planète Mère ce qu'elle lui avait prêté. Car le temps emporte les civilisations et leurs conflits, les types humains et leurs griefs, mais l'homme demeure.

Ou bien change-t-il ? Ou bien existe-t-il quelque part certaines formes de vie qui soient parfaitement étrangères à l'homme, qui ignorent ses problèmes profonds ? Tel est l'argument du dernier roman de Blish, sans doute le meilleur qu'il ait écrit, un Cas de conscience, qui vient d'être publié en français.

L'originalité de ce livre est grande. Ne met-il pas en scène une équipe d'exploration qui compte un biologiste, Jésuite de son état, et porté de ce fait à poser certains problèmes en théologien ? Cette mission découvre sur Lithia une civilisation qui semble ignorer le bien et le mal. Est-ce là un monde qui a ignoré le péché originel, se demande le Père Ruis-Sanchez, ou bien s'agit-il d'une œuvre de Satan s'efforçant ainsi de tromper les hommes ? Un Lithien est ramené sur la Terre par l'expédition et il y sème en un temps record une certaine perturbation. Ce qui donne à Blish l'occasion de dresser un tableau rapide d'une civilisation de l'avenir passablement décadente et qui ne va pas sans rappeler celle qu'avait décrite Bester dans l'Homme démoli et dans Terminus les étoiles.

Le livre regorge de personnages et d'idées. De personnages, d'abord, non point de simples silhouettes, mais bien de personnalités vivantes, agissantes, comme celle du Père Ruis-Sanchez, ou encore du comte des Bois d'Averoigne, procureur de Canarsie, et grand savant devant l'Éternel, ou celle d'Ectverchi, le Lithien, saurien de plus de trois mètres de haut, grand expérimentateur lui aussi et tenant l'espèce humaine pour une singulière fourmilière. D'idées ensuite. Et les idées sont peut-être plus importantes que les personnages. Car elles sous-tendent les personnages, elles les font se mouvoir, mieux elles les expliquent. Les personnages sont des idées et inversement, sans pour cela que la profondeur soit ôtée aux idées ou la vie aux personnages.

Car l'intelligence de l'auteur est toujours à l'affût derrière les péripéties de l'histoire. Ainsi le Père Ruis-Sanchez a pour lecture favorite le finnegans wake de Joyce et il dit quelque part, en substance, qu'il faut y considérer d'abord les idées, au sens fort, au-delà des personnages et des émotions qu'ils peuvent susciter, qu'il faut les tenir pour les fils d'une trame. Et cela est tout aussi vrai, plus peut-être encore, pour le roman de Blish.

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Car Blish est en définitive un intellectuel. Il y a toujours quelque chose de “fabriqué” dans ses histoires plutôt que de ressenti. Mais cela n'est pas un défaut. Ce serait plutôt une qualité. Il se peut tout simplement que nous soyons en train de passer d'une littérature à fleur de peau, à fleur de nerfs, qui a sombré déjà dans la recette ou dans la facilité, à une littérature plus fine, plus construite, plus pensée et repensée, non pas forcément logique, mais consciente, et dont le piment essentiel tienne aux idées.

Des œuvres comme celles de Blish sont peut-être les signes avant-coureurs d'une révolution déjà faite, mais dont tout le monde, même de l'autre côté de l'océan, même dans le domaine limité de la science-fiction, est en train de prendre brusquement conscience.

Notes

[1] En français : Séquence sigma (Clancier-Guénaud, 1987) ou les Six lendemains (les Belles lettres/Manitoba, 1999)