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La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 154, avril 1977

Jeffrey Lord : le Mausolée maléfique

Claude Delarue : l'Opéra de brousse

Pierre Pelot : les Barreaux de l'Éden & Fœtus-party

Brian W. Aldiss : Cryptozoïque

Entre les mains, le Mausolée maléfique, sixième volume de la série "Blade" publiée sous le patronage de Gérard de Villiers, aux éditions Plon. Encore un qui ne se prend pas pour l'homme invisible, ce Gérard de Villiers ; son nom est tout simplement quatre fois plus gros que celui de l'auteur, un certain Jeffrey Lord, qui doit avoir tellement honte d'avoir pondu ce roman qu'il préfère se dissimuler dans les plis de la couverture. Et que fait-il, Gérard de Villiers, pour mériter cet emplacement magnifique au fronton de cette immortelle collection ? Il présente. Si j'avais été lui, je ne me serais pas contenté de me placer ainsi, en haut d'une si petite affiche, comme n'importe quel Chirac. J'aurais exigé que mon nom fût imprimé à chacune des pages du livre, et même, pour qu'on ne risquât pas de confondre, j'aurais fait répéter Gérard de Villiers à toutes les lignes, de la première à la dernière page. Le suspense aurait été tout aussi passionnant et la qualité littéraire n'en aurait pas souffert. Car dans le genre minable, il est difficile de faire mieux que Blade. Imaginez un débile profond qui aurait lu She de H. Rider Haggard vingt ans auparavant et qui essayerait d'écrire une œuvre du même genre d'après les débris de sa mémoire. Tous les poussiéreux ressorts de l'imagination, toute la mécanique épuisée d'un Châtelet désaffecté concourent à faire du Mausolée maléfique un entassement de clichés si navrant qu'on se prend à douter du prix de la pellicule.

« Ses yeux fulgurèrent, puis ses traits s'adoucirent et elle sourit. — Tu dois ordonner à ton garde de me laisser passer, je ne puis espérer qu'il ira pisser chaque fois à ma convenance, » déclare la belle Hirga à Blade, coincé dans la dimension X. » Blade ne s'offusque pas, il n'a pas peur, il est tranquille : relié par une plaque de cristal dans le crâne à un pseudo-ordinateur qui n'est autre que l'auteur du livre. Ce héros possède ce qu'il faut entre les jambes pour se sortir de n'importe quelle situation. Pourtant, après avoir triomphé d'une abominable suite d'aventures avec un dragon, une caverne, une femme à la tête coupée, des hommes volants, des tyrans torves, il se découvre un fâcheux moment d'impuissance. Heureusement, après avoir souffert d'un pénis de bébé pendant quelque temps, il sucera les seins de marbre de sa mère, symboliquement transposée, pour retrouver son sexe originel qui lui permettra de regagner son univers d'origine en s'invaginant dans le cosmos.

Là, j'exagère, il n'y a rien de ce genre dans Blade, un simple déballage de mythes à 4,95 F, dont ne voudrait pas Perry Rhodan. Pour un amateur de romans populaires comme moi, quelle douloureuse découverte que ce Blade, il a failli me gâcher jusqu'au souvenir du mystérieux Docteur Cornélius. Le Mausolée maléfique est l'exemple de ce que j'appellerais le roman obscurantiste ; ce serait même scandaleux de l'imprimer sur papier hygiénique.

Épuisé par cette lecture, je vais vous prier de m'accorder quelques pages de repos, qui permettront à Anne de vous parler d'un roman magnifique, l'Opéra de brousse, de Claude Delarue, publié aux éditions Denoël. Ses frétillants neurones sauront mieux que les miens, asphyxiés par la stupidité triomphante de Gérard de Villiers, découvrir les mots pour vous faire aimer cette œuvre rare, secrète, qu'aucun jury littéraire n'a cru bon de remarquer. Anne, comme vous ne le savez pas, est la femme avec qui je vis ; elle a pris pour nom mon ancien pseudonyme : Tronche. D'habitude, elle parle d'art actuel dans ses livres ou dans des revues. Ce n'a été qu'un jeu pour elle de passer de l'image au texte.

Lazare, ingénieur en électro-acoustique auprès d'un organisme international, se met brusquement en tête de composer sur une bande magnétique une symphonie où serait contenue la quintessence de la musicalité du monde. Il s'embarque sur un paquebot à destination de M, ville exotique envahie par la forêt vierge, mais où subsiste encore un bâtiment qui témoigne des fantasmes artistiques de quelques anciens prospecteurs de caoutchouc, un opéra. Voilà le prétexte du livre. Apparemment, rien dans ce thème ne s'approche de la Science-Fiction tant les schémas culturels qui président à son organisation semblent familiers. Pourtant, dans les interstices du texte, inlassablement, une question est posée : à quel monde appartenons-nous ?

Alors que le roman se déroule à peu près entièrement sur un bateau, durant une traversée à destination de M, Claude Delarue a évité le piège que tend régulièrement ce genre de situation aux auteurs. À savoir, la reconstitution d'une micro-société à haut pouvoir symbolique, prétexte à huis-clos. Sans doute parce que l'écriture se laisse porter par les désirs, les émotions, les incertitudes de la pensée, tout se passe comme si le monde devait son aspect insaisissable au fait qu'il est simplement inachevé. Le bateau sert ici à mettre en évidence le grotesque des situations, le désordre et, par conséquent, l'inquiétude. Des ombres floues, personnages au masque de la solitude et du désespoir, des bizarreries de comportement de l'équipage, qui passe de la politesse la plus commerciale à la violence meurtrière, composent l'image d'une réalité divergente.

Trois espaces sont “mis en perspective” par le regard de Lazare : l'espace du souvenir (milieu urbain, civilisé, technocratique), l'espace mythique du lieu à atteindre (où la réalité primitive a eu raison de la civilisation), l'espace du présent (lieu hors-lieu et réalité mobile : le bateau). À la trinité de lieux répond bientôt une trinité de personnages. Lazare reste attiré par deux femmes, sans s'éprendre d'aucune.

Ne sachant trancher entre la vieillesse et la jeunesse, parce qu'il appartient à la musique, Lazare part pour M à la recherche des sons, pour échapper aux voix qui parlent trop fort, aux voix dures et brutales qui résonnent dans les villes. À son épaule, pend un magnétophone perfectionné dont la courroie cisaille en permanence son épaule endolorie et accentue les tourments que lui cause son bras, récemment paralysé. Chercher la matière brute des sons est un voyage qui entraîne l'individu qui s'y livre au-delà du connu. Cette tâche difficile provoque de violents conflits, qui permettent à Claude Delarue de faire l'éloge de la démesure.

Pour échapper à la présence futile des bruits organisés, des paroles intelligibles, Lazare traque le moindre grincement de cordage, le chuintement des tôles, les râles de la mer : « Il ne s'agissait pas des rumeurs, mais des signes cachés, des messages codés et plus souvent indéchiffrables, d'anomalies décelables dans la composition des formes les plus anodines, une fissure dans une paroi, l'usure d'un vêtement, les dispositions asymétriques des objets, des broutilles suffisantes pour faire présager à un esprit réceptif l'imminence du cataclysme. »

Si le bibliothécaire de Borgès déclarait : « Je suis celui qui garde les livres, ces livres qui sont peut-être les derniers, » le héros de l'Opéra de brousse pourrait répondre : « Je suis celui qui garde les sons car c'est dans leur désordre que réside la vérité. ». Perdu dans un vertige acoustique, Lazare n'en continue pas moins d'intégrer à ses émotions présentes cette identité qui fut la sienne autrefois.

Un double renversement conceptuel rapproche ainsi la culture de la nature (nature maritime perçue et nature de M imaginée). Le texte se présente alors comme un écheveau où tout se brouille, s'entrecroise dans un temps stagnant. Les phrases explorent la géographie d'une durée, charrient des cadavres et des violences, détaillent des paysages atmosphériques et portent à leur sommet des passions vite éteintes. Le temps et l'espace, l'absurde ont cessé d'imposer leurs limites. Et les faits, portés par une écriture admirablement précise, des images éblouissantes, édifient peu à peu de nouvelles frontières où illusion et réalité se confondent mutuellement dans le même vertige.

Très bien, direz-vous peut-être, mais que vient faire l'Opéra de brousse dans une telle chronique ? Dans ce cas, permettez-moi de vous dire que vous vous êtes trompés de filière en la lisant.

Passons donc à l'événement du mois. Du mois dernier ? Du mois prochain ? Disons l'événement d'un mois et même de plusieurs mois, puisque la sortie des trois premiers livres de Pierre Pelot en dehors du Fleuve Noir, où il écrit sous le nom de Suragne, va marquer nécessairement l'actualité du premier semestre de cette année. Il s'agit, pour l'instant, des Barreaux de l'Éden, chez J'ai Lu, de Fœtus-party, chez Denoël et, prochainement, d'un troisième titre à paraître dans la nouvelle collection Presses Pocket. D'après la bibliographie que j'ai sous la main, Pelot/Suragne aurait écrit déjà 70 romans, ce qui va porter son score à 73, sans compter tous ceux qu'il aurait pu écrire sans les publier ou ceux qu'il aurait publié sans les écrire, et tout cela à trente ans, enfin environ trente ans. Certains pourraient s'étonner de cette prolixité, et penser que le malheureux est épuisé. Pas du tout, la caractéristique essentielle de Pelot est d'avoir de l'imagination ; nul doute donc qu'il en fera plus d'une centaine s'il a le temps matériel de les réaliser, comme tant d'autres avant lui, glorieux briscards de la littérature expansée. Zevaco par exemple, qui n'a écrit qu'une trentaine de volumes dans sa vie, mais dont la longueur moyenne approche pour chacun les deux millions de signes, soit cinq à six Fleuve Noir.

À propos de Fleuve Noir, vous avez peut-être remarqué que je n'ai jamais évoqué le moindre livre de cette collection, sauf cas de réédition, dans ces improvisations nocturnes. La raison en est simple : je déteste les maisons d'édition qui me refusent des textes. Je suis donc d'autant plus libre de parler des Pelot que je n'ai jamais critiqué de Suragne (il paraît que depuis mercredi dernier, 7 février, le Ministère de l'Éducation Nationale, par décret au Journal officiel, autorise d'écrire : les Suragnes que je n'ai jamais critiqués [sic]).

D'abord les Barreaux de l'Éden. Ce que l'on perçoit immédiatement, c'est la volonté d'écrire un roman de SF très classique, avec une minutie de détails destinée à recréer un univers imaginaire très cohérent. Un véritable travail de professionnel sous lequel percent les intentions secrètes de l'auteur, à travers des phrases furieuses qui explosent comme des grenades au milieu du récit ; comme si, en se regardant écrire une œuvre à laquelle il ne participerait pas intégralement, le romancier voulait y ajouter son propre commentaire. C'est là où se révèle le goût sauvage d'un imaginatif qui ne s'embarrasserait pas de préjugés littéraires s'il avait les moyens de vivre d'autre chose que de sa plume. D'où, dans ce roman intéressant mais confus, tant de chapitres où il se passe peu de choses, où l'auteur s'endort un peu, suivis de pages fulgurantes où les faits et les idées vous sont assénés avec violence. De même, le style, si brillant parfois, est souvent hasardeux. Les phrases sont emportées par le torrent de la machine à écrire et rattrapées d'un coup de lyrisme ou d'humour, témoin cette erreur de syntaxe que commet Pelot au fil de la plume et qu'il corrige avec une agréable vivacité : « Elles (cinq rousses) faisaient partie du décor au même titre que les paniers de plantes vertes. Presque. Elles répondirent au salut de Herth avec empressement ; pas les plantes vertes. »

Donc, désinvolture dissimulée sous un sérieux apparent quant à l'écriture. Il semble qu'il n'y ait pas de différence formelle essentielle entre Pelot et Suragne.

Abordons maintenant le thème, où se reproduit un phénomène inverse. Visiblement, dans les Barreaux de l'Éden, Pelot s'est dit : « Pour sortir du F.N., je vais mettre le paquet. » (Phrase publiée sans l'autorisation de l'auteur.) Il choisit donc un sujet ambitieux : le rôle de la religion dans les sociétés futures. Pour cela, il invente une société triphasée où, partant du bas vers le haut, l'homme a droit à l'espoir de dialoguer avec les saints, à l'espoir d'approcher de la sainteté, à l'illusion d'être un saint, soit trois classes C, B et A.

Baher, l'un des deux personnages centraux, est en B. Pour lui, son avenir est tout tracé ; à la veille de sa retraite, il va communiquer une dernière fois avec Emlie, sa femme défunte, qui vit au paradis avec Jagor, le prophète. Jov, un pauvre C, n'a droit qu'à la défonce pour éviter de devenir fou ou, à la rigueur, applaudir Jedith, la chanteuse superpop imposée par les médias. Costerman, lui, est un A, il fume d'abominables cigares — le cigare, pour ceux qui n'en fument pas, est toujours l'ignoble symbole de la puissance. Il s'agit en fait de feuilles de tabac naturel roulées ensemble et d'un arôme agréable, dont, je vous l'ai dit, cette chronique me paye les frais. Costerman n'a que mépris pour tous ceux qui n'ont pas accès à la vérité suprême, celle qu'il détient avec quelques privilégiés. Cette civilisation ressemble au racisme, elle a le goût du racisme, mais ce sont les élites qui l'ont imposée à l'humanité pour lui éviter de dépérir.

Ce système ne convient pas à tout le monde, mais personne n'a les moyens de s'en sortir, l'aliénation religieuse est la forme supérieure de la politique. Aussi, les uns après les autres, les héros vont s'engluer dans leur destin sans y pouvoir rien changer.

On le voit, l'idée est forte, la démonstration du propos l'est moins. Surpris par ses propres idées, Pelot ne parvient pas à aller jusqu'au bout de ses intentions. Les deux épisodes-clés du livre, la défonce et le passage, restent un peu en deçà du délire, pleins de clichés, parfois tirés à la ligne. Bref, ce qui fait la force principale de Pelot, désinvolture, humour, imagination, se trouve endigué, policé par le thème même qu'il veut traiter. Pris dans les rets de son histoire, il parvient mal à s'en évader, s'envase dans les détails mineurs sans pouvoir véritablement décoller. Est-ce le passage d'une collection populaire à une plus ambitieuse qui l'a anesthésié ? Sans doute. Restent les apartés, les à-côtés, les anecdotes, les réflexions sous jacentes qui tapissent les sous-sols du roman et qui font, de temps en temps, des Barreaux de l'Éden une vraie fête de l'improvisation.

C'est pourquoi je préfère, de beaucoup, Fœtus-party. Là, Pelot n'a pas mis son smoking par-dessus son vieux chandail, il est parti à la va-comme-je-te-pousse. Sans mettre en place la grosse artillerie de l'aspirant littérateur. Ici, il travaille au bulldozer (bouteur) et trace une transamazonienne à travers la forêt de l'imaginaire, rejetant çà et là les gros blocs de construction et de syntaxe qui gênent son parcours. D'où l'impression de chantier que donne ce roman où les mousses et les lianes du rêve partent à l'assaut des chapitres, rongent leurs bords, où le tas de gravats de la réalité témoigne encore du formidable tumulte qui a présidé à son élaboration.

D'abord, il est juste de dire que ce Fœtus-party est un hommage pur et simple à Tunnel, d'André Ruellan. Bien des thèmes y sont repris, ceux du fœtus en sursis dans le ventre de sa mère, des vastes paysages d'ordure où vit toute une faune de marginaux et de la toute puissance de la religion. Hommage, mais non plagiat. Car Pelot, s'il reprend ces idées, les façonne à sa manière. En fait, contrairement à Tunnel où le héros fœtus jouera l'Arlésienne, Fœtus-party raconte les troubles nuits d'avant la gésine.

Fidèle à la technique du feuilleton, Pelot, comme dans tous les romans que j'ai lus de lui, applique la technique de l'alternance ; c'est-à dire qu'il passe d'un personnage à l'autre après de brutales ruptures de chapitre destinées à soutenir le suspense. C'est un moyen violent d'écrire, qui supporte le négligé. Ainsi, sans s'embarrasser de ses arrières, part-il fièrement à l'assaut de son roman.

Nous verrons successivement Gédéon Trash rompre le ban avec la société en se faisant fourgueur de drogue ; des candidats s'aventurer dans le jeu du Poniachet qui fait fureur en ce siècle futur ; Eva et Mark Lipton se préparer à mettre au monde un enfant malgré les conditions qu'y met le Saint-Office, gérant de la civilisation terrienne. Dans ce monde pollué à en craquer, la place de chacun est précaire. À vrai dire, la planète n'a plus besoin de personne et le fait bien sentir à l'humanité. C'est parce qu'il faut se serrer les coudes que l'autorité religieuse peut imposer ses lois, jusque dans le choix des naissances.

Malheureusement, et comme il faut reprendre en main le récit qui s'est emballé, s'est gonflé au gré de l'improvisation, Pelot est obligé de s'arrêter soudain sur des dialogues interminables où il inflige au lecteur une masse d'informations qui manquent à sa démonstration. Dommage ! Car, dans ce Fœtus-party qui met en cause un au-delà de la pollution où les données de l'existence seraient si restreintes qu'elles ne permettraient même pas de rêver à la révolution, il y a une force, un désespoir qui donnent à réfléchir. Si je ne suis pas un fervent de la Science-Fiction catastrophe, Pelot se donne les moyens de nous la faire aimer. Car il sait ajouter aux données de base qu'utilisent habilement les plus futés des tâcherons de la SF, une liberté de ton, une aisance d'invention qui laissent pantois. À travers les conflits qui se trament, l'idée de ce héros fœtus qui cherche instinctivement à vivre sans savoir encore ce qu'est un être humain est une des plus bouleversantes qui soit. Cette inspiration donne la véritable force de ce roman, sorte de défi désespéré aux sociétés qui nous gouvernent, aux religions qui nous endorment, aux excréments qui nous recouvrent. Sous un pessimisme plus noir que la fumée, Fœtus-party rend bien compte de cet absurde désir de naître que nous ressentons malgré la finalité dérisoire de notre vie.

Vous allez sans doute penser que je terminerai cette courte analyse des romans de Pelot par un petit couplet moralisateur et paternaliste en conseillant à un jeune confrère de travailler un peu plus pour accéder au Parnasse. Eh bien non ! Si j'ai fait des réserves, qui me sont toutes personnelles, sur l'aspect un peu bâclé des Barreaux de l'Éden et de Fœtus-party, ce n'est pas une raison pour en nier l'intérêt. Et si Pelot veut continuer à suragner, pourquoi l'en dissuaderais-je ? Il y a des amateurs pour toute œuvre qui s'élève au-dessus du lot et c'est le cas. Certains préfèrent l'escalade des idées à la plénitude formelle. L'un n'empêche melba. Alors ?

Pour terminer, Cryptozoïque, de Brian Aldiss. S'il y a quelqu'un qui a des idées et qui a du style, c'est bien lui. Je dirais même qu'il souffre d'un excès contraire, que c'est un auteur torturé par ses idées et par son style au point d'échouer par excès. Mais, dans la plus absconse de ses œuvres manquées, il y a une intensité, un sens du combat intérieur, une telle exigence qu'on ne peut s'empêcher de l'admirer. Rassurez-vous, Cryptozoïque n'est pas de celles-là. Au contraire, je pense que c'est le plus clair et le plus subtil de ses romans, celui où, poussant le paradoxe temporel le plus loin qu'il ait pu, il parvient à construire une histoire de Science-Fiction parfaite. On distingue mal si l'on revient dans le réel en quittant le livre ou si l'on quitte la réalité en revenant dans la vie.

Cryptozoïque se présente d'abord comme la douloureuse réflexion d'un être avide de saisir, dans le peuplement des images et des sons qui saturent notre environnement, le sens de l'espace et du temps. Bush, le personnage central, s'interroge : l'art, qui est la traduction de ces sons, de ces images, peut-il quelquefois nous donner des indications sur le pourquoi de l'univers ? N'y a-t-il pas, dans tel tableau de Turner, dans cette recherche forcenée de la couleur à travers les formes, un début d'équation plastique qui pourrait nous livrer les premières clés de l'espace ? N'y a-t-il pas, dans les œuvres d'art, une réflexion sur le temps d'où l'on pourrait induire un début d'explication à notre destinée ?

Pour y répondre, Bush, artiste cinéticien, est envoyé par le gouvernement jusque dans le plus lointain passé, grâce à la dérive temporelle qui vient d'être récemment inventée. Ses dernières créations ne le satisfont plus ; il fuit le présent. Mais il ne trouve dans le dévonien où il s'est réfugié que des paysages très sombres où s'agitent des êtres qui n'existent plus, au sein de paysages inexplicables. Il ne trouve pas de contact avec ce monde ; la dérive temporelle isole le voyageur des lieux qu'il traverse comme un fantôme. Cette vie qui se déroule comme une de ses œuvres, traduit-elle une réalité ? Ou bien le passé, qui n'est que du présent compressé par le temps, est-il purement fictif, une invention spatio-cinétique de notre inconscient ? Qu'est-ce alors que ces civilisations qui défilent, cette histoire de l'humanité qui s'inscrit dans la mémoire collective avec une apparence d'exactitude ? Les dés sont peut-être pipés à la naissance ou à la mort. La vie est peut être une œuvre d'art qu'aucun artiste n'a conçue. « Mais comme le temps qui passe n'était rien de plus qu'un tic (tac) d'homo sapiens, l'univers restait inchangé par cette victoire. » dit Aldiss.

C'est pourquoi Bush flâne interminablement dans le passé sans remettre aucun rapport à ceux qui l'y ont envoyé. Bientôt cette quête l'exaspère. Il revient pour s'attaquer au présent, son présent. Mais les choses ont changé, la démocratie est devenue une obscure dictature, ses supérieurs ont changé. Tout va changer : « Parce que le passé n'était pas le monde réel ; ce n'était qu'un rêve, comme l'avenir ; c'était le présent qui était réel, le présent du temps qui passe, que l'homme avait inventé et dans lequel il était resté embourbé. ».

Pourtant, le contact avec la vie est rude ; le contact avec la vieillesse désenchantée de son père, avec la mort de sa mère, avec la rude éducation militaire que lui font subir les nouveaux dictateurs n'incitent pas Bush à demeurer où il se trouve. Et puis, une fois qu'on a goûté à la dérive temporelle, il est difficile de s'en passer, difficile de voir les choses autrement qu'à travers le filtre du temps. Bush repart. Cette fois, il a une mission bien précise : tuer Silverstone, un dangereux déviationniste qui prétend… Si je vous disais ce que prétend Silverstone, peut-être seriez-vous tentés de repousser à plus tard la lecture de Cryptozoïque, et je m'en voudrais.

Sachez pourtant qu'Aldiss n'en reste pas là de ses hypothèses complexes. Son interrogation sur l'art, l'espace et le temps emprunte à toutes les pages les chemins de l'imagination. Séduit par son idée de dérive temporelle, il s'en donne à cœur joie et dérive à son tour à travers le passé et le futur de son propre livre. Car la littérature est aussi un mode d'appréhension du temps, de l'espace et de la réalité sensuelle. « À quel point un sentiment était-il sincère, s'il ne trouvait pas d'expression dans un acte concret ? », pense Bush. Un roman est un acte : c'est donc, comme toute œuvre, le seul moyen de fixer l'instant. Mais avec quel clou ? Et sur quel mur ?

Si vous ne pouvez répondre à aucune des questions qui vous sont posées ici, retournez jusqu'à la case départ et relisez Cryptozoïque jusqu'à ce que vous compreniez.