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La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 130, mars 1975

Karlheinz Stockhausen : Fais voile vers le soleil

René Sussan : l'Anneau de fumée

John Morressy : le Fils des étoiles

J.G. Ballard: l'Île de béton

Christopher Priest : le Monde inverti

Jacques Sternberg: Lettre ouverte aux Terriens

Le terminal particulier de mon ordinateur est branché en permanence sur l' Ifope et la Sofresse (avec un pseudopode vers le Gallup mais, comme le dit Daniel Walther : « Il-ne-se-passe-pas-grand-chose-là-bas-pour-les-auteurs-français ») et me transmet seconde par seconde ma courbe de réputation et… j'avoue que j'ai longtemps hésité à vous parler de Fais voile vers le soleil, de Karlheinz Stockhausen. J'avais peur d'indisposer ceux qui me liraient.

Aujourd'hui je me sens libéré : l'écoute répétitive, la nuit dernière, de ce chef-d'œuvre onirique a levé tous mes scrupules.

Tout homme est sensible aux joyaux, surtout s'ils proviennent d'un tremblement d'orchestre, capital pour l'histoire de la musique contemporaine : Aus dem sieben Tagen (Venu des sept jours). En mai 1968, Stockhausen écrivit une suite de textes poétiques qu'il proposa à un certain nombre de musiciens d'exprimer en musique intuitive. Le but de Stockhausen était d'atteindre avec eux un stade de non-pensée et de méditation auditive qui leur permettrait de recréer un espace sonore intérieur. Sur les quatorze pièces qui ont été composées en 68, huit ont été publiées ; mais, sans aucun doute, le premier enregistrement sorti en 1969 chez Harmonia Mundi, et qui comprend "Fais voile vers le soleil" et "Liaison", est le plus planant.

Partant de l'hypothèse que l'écriture musicale est un frein à l'imagination sonore, Stockhausen veut nous conduire à travers un au-delà de la musique, une sorte de dimension parallèle de l'univers auditif et cela, pour nous combler, en utilisant un thème cosmique. "Fais voile vers le soleil" se présente comme l'embarquement sur une nef de son qui traverserait l'espace intérieur de nos rêves. Pour cela Stockhausen distribue à ses musiciens un certain nombre d'instruments classiques (piano, clarinette, alto, contrebasse, tam-tam, différentes percussions) et passe à la cabine de prise de son, réglant les filtres et les potentiomètres.

C'est d'abord, étalée au sein du vide, la gamme fluctuante et légère des sons bruts ; les harmoniques se développent comme de grandes voiles ouvertes et le vaisseau démarre sous le flux des photons qui le poussent. La traversée s'effectue calmement, traînées lactées du piano distordu, claquements sourds des météorites de la contrebasse, gémissements d'alto et de clarinette de la coque. Puis le vaisseau musical aborde les premières planètes du système solaire, vent de photon au plus près, ce sont les ravissantes extases d'atmosphères nouvelles entrevues à travers le scintillement des percussions. D'orbites en orbites l'expédition s'approche du cercle ultime, plus visqueux, plus chaud, plus silencieux, le dernier cercle solaire. C'est alors la lente agonie des sens, fondus enfin dans l'éternel et magique tourbillon de l'énergie.

Cette tentative de restitution écrite d'un univers musical peut paraître naïve et sommaire, eu égard à la complexité sonore de "Fais voile vers le soleil". Mais elle correspond à un décryptage stylistique aussi exact que possible de l'œuvre. Effectuant un processus de création similaire à celui de la composition, j'oublie progressivement les sons pour les traduire en équivalences verbales, sans passer par le filtre du conscient. Par cela, je rejoins la volonté même du compositeur. En réalité, j'aimerais disserter longuement sur Karlheinz Stockhausen, sur son sens véritablement moderne de l'utilisation du matériau sonore, mais cela demanderait plus de pages que la totalité de ce numéro de Galaxie et je crains de fatiguer les lecteurs de cette chronique qui auront déjà un rude effort à faire lorsqu'ils placeront pour la première fois "Fais voile vers le soleil" sur leur tourne-disque. À moins, bien sûr, qu'ils n'aient les qualités de mutant de tout bon amateur de SF.

Il aurait été équitable que j'ajoutasse un auteur français à ma dernière chronique. Je m'étais promis de le faire systématiquement afin d'encourager les vocations. Bourrelé de remords, j'ai saisi hâtivement l'Anneau de fumée, de René Sussan, paru chez Denoël, et je l'ai lu d'une seule traite afin de prendre le moins de recul critique possible. Le premier contact, la première impression est très agréable. J'avais le sentiment de pénétrer à l'intérieur d'un recueil de nouvelles de Maurice Renard, à l'époque où la découverte d'un écrivain de Science-Fiction me plongeait dans une transe cataleptique. En ce temps-là pas le moindre Sturgeon à l'horizon, pas le plus petit Philip K. Dick, simplement le furetage patient et consciencieux, sur les quais, où les brocanto-libraires abondaient un peu partout. De temps à autre, cette drague suscitait la découverte d'un merveilleux géode, enchâssé dans les couches géologiques plutôt merdeuses de la sous-littérature de 1930. Briser le géode et c'était le ruissellement lumineux de l'imaginaire. Je ne veux pas dire que René Sussan écrit comme Maurice Renard ou Pierre de la Batut, non, son style est plus actuel, moins maniéré, mais il garde un certain ton romanesque, qui s'est perdu depuis quelques décades, et qu'il est toujours agréable de humer.

Son livre a-t-il été composé dans l'ordre chronologique où se situent les nouvelles ? Sussan a-t-il un peu forcé la dose pour arriver jusqu'au bout de ses 182 pages ? Je ne sais pas. Toujours est-il que j'ai ressenti une certaine lassitude de l'imagination, un léger manque de rigueur dans les cinq dernières nouvelles. "Ad vitam eternam" , histoire de jumeaux qui se disputent un héritage en jouant avec le temps, ressemble un peu trop à une fable de La Fontaine — quelle horreur ! "Devinette", son énigme sur Mireille Mathieu considérée comme un robot, paraît un peu simplette. Bref, Sussan aurait été mieux inspiré d'attendre quelques mois de plus avant de remettre son manuscrit et je pense qu'il nous aurait offert une sorte de petit chef-d'œuvre du recueil de nouvelles de SF française (au sens étymologique du terme).

Ce n'est pas que cet écrivain ait été saisi par le vent spéculatif qui souffle de tous les points cardinaux pour s'envoler sur l'aile de la chimère. Son propos est celui d'un artisan ciseleur, de formation classique, soudain travaillé de l'intérieur par ses fantasmes. C'est aussi celui d'un homme qui chercherait à contenir, à circonscrire, à transposer ses mythes intimes par le biais de l'écriture, avec un grand "E". Il pousse même ce souci jusqu'à adopter parfois un style littéraire en rapport avec le siècle qu'il décrit, jusqu'à rechercher, dans sa meilleure nouvelle, "le Grand sacrilège", tous les détails historiques, sociologiques et culturels d'une époque pour la recréer en son entier et faire lever la pâte de l'imagination avec le levain du réel. À cette optique se rattachent "Sphynx", "Coppélia" et "Rêverie", même si les faits racontés se déroulent à une date hypothétique.

Je ne m'étendrai pas sur les deux jolies short stories, "En manière d'introduction" et "Cours d'histoire" , où Sussan se révèle être un auteur qui peut avoir parfois l'inspiration de Fredric Brown, observateur narquois de l'imbécillité humaine, mais plutôt sur les deux points forts du recueil, "Sphynx" et "le Grand sacrilège".

La première nouvelle est une subtile variation sur Œdipe. Subtile car elle implique l'idée qu'un voyageur temporel pourrait assassiner son père juste avant qu'il fécondât l'ovule de sa mère et serait alors à même de le remplacer et de se procréer lui-même. Subtile de surcroît, par le procédé utilisé pour remonter le temps, en s'infiltrant entre les intervalles sonores d'une partition musicale.

La seconde, "le Grand sacrilège" , est une démonstration magnifique de l'existence de la bête du Gévaudan. Elle repose sur une belle idée de Science-Fiction : qu'adviendrait-il si la prolifération des cellules cancéreuses n'entraînait pas la mort des hommes, mais une sorte d'au-delà de l'humanité ?

Voilà, je vous laisse le soin de découvrir le reste, mais je crois qu'il serait dommage de négliger un pareil livre, même si d'autres volumes vous semblent plus appétissants. L'Anneau de fumée, de René Sussan, reflète tout un courant de la Science-Fiction qu'il faut soutenir pour la qualité de son écriture, la finesse mezzo-tinto de ses thèmes et le parfum légèrement passéiste de son univers.

Passons brutalement du coq à l'âne et parlons maintenant du dernier "Marabout Science-Fiction", le Fils des étoiles, de John Morressy. Qui est John Morressy ? Ni Versins ni Sadoul n'en font mention ; le présentateur de son roman affirme qu'il est enseignant au Franklin Pierce College, ce qui n'a réellement rien d'original.

Ce qui n'a rien d'original non plus, c'est le début du Fils des étoiles : une société agricole sur la planète Giléad, après que l'homme s'est répandu dans toute la galaxie. Un jeune héros d'une santé morale à toute épreuve, Del. Une philosophie rationaliste issue de la Vieille Terre, le rudstronisme. Des pirates de l'espace qui capturent le jeune Del pour le vendre sur une planète. Son apprentissage comme mercenaire, les habituels combats dans l'arène. Non, réellement, rien d'enthousiasmant ; sinon que le récit est bien mené, que les silhouettes humaines et humanoïdes que rencontre Del sont bien campées.

Puis, soudain, des traces d'humour : les patronymes des gens sur Giléad et sur Tarquin VII ; la façon de compter la monnaie dans la galaxie ; la définition de la politique par Rafanus (une manière sophistiquée de s'emparer du bien des autres) ; la guerre religieuse entre les partisans de Lovecraft et ceux de Poe. D'excellentes idées : une civilisation basée sur l'emploi des parfums ; l'utilisation du revolver à six coups sur les astronefs, car les armes plus perfectionnées transforment les vaisseaux en novae ; l'exposé sur le système d'accélération de Wrobleski, qui a permis d'envoyer les hommes dans les étoiles avant qu'ils aient eu le temps d'explorer leur propre système solaire — j'aurais aimé être Wrobleski au moment de sa découverte.

Sur le thème général “De la galaxie considérée comme une suite de provinces”, John Morressy va broder un grand nombre de péripéties enchâssées. Certains peuvent penser que ce genre de récit s'apparente à la chantefable imaginée par Robert Desnos :

« Le capitaine Jonathan
Dans une île d'Extrême-Orient
Rencontre un jour un pélican.
Le pélican de Jonathan
Lui pond un jour un œuf tout blanc
D'où sort inévitablement
Un autre qui en fait autant
Cette histoire peut durer très longtemps
Si l'on ne fait pas d'omelette avant. »

Tout dépend de ce que l'on trouve à l'intérieur de l'œuf, s'il est coque ou dur, si c'est un œuf de poule ou de gastéropode. De plus, si les auteurs de Science-Fiction ne peuvent plus exercer leur imagination à la manière des Mille et une nuits, qui le fera ? Françoise Sagan ou Armand Lanoux !

Donc, situé entre le space opera et le conte voltairien, le Fils des étoiles va cahin-caha jusqu'à la fin. John Morressy s'invente un chapitre après la fin, puis ajoute un épilogue. On sent qu'il ne peut pas finir et qu'emporté par son souffle, il aurait bien aimé écrire l'Iliade et l'0dyssée, suivies de la Bible et de Aimée et chassée par son légionnaire, de Marcel Priollet. Intarissable, il nous donne d'excellentes pages d'imagination, de séduisants passages d'ironie pure, de vives descriptions de systèmes planétaires et de leurs habitants. Et se paye même une montée en puissance onirique durant tout l'épisode sur la planète Watson. En contrepartie, que de combats sans intérêt, que de planètes-bordel banales, enfin que de thèmes spaceopératiques vulgaires et peu renouvelés !

Le jeune Délivrance du vide Whitby retrouvera-t-il les traces de son père perdu au cours de la deuxième guerre contre la Rinn ? Saura-t-il un jour qui il est ? Pourra-t-il se débarrasser de l'éternelle malédiction qui pèse sur les hommes de la Vieille Terre : le désir de tuer ? Vous le saurez en lisant le livre de John Morressy, si vous ne vous perdez pas dans les méandres de son temps personnel, qui se noue en bande de Mœbius.

Ah ! J'allais oublier l'amusante démystification de l'histoire de Pénélope : un Ulysse des temps futurs, Gariv, revient enfin sur sa planète après un long voyage pour retrouver Nikkolope, son épouse fidèle et bien-aimée. Il s'apprête à tuer le prétendant, juste le jour du mariage. Mais c'est le prétendant qui le tue sous les yeux ravis de Nikkolope qui ne semble pas reconnaître son premier époux. Etait-il réellement Gariv, avatar d'Ulysse, ou avait-il lu l'histoire d'Ulysse et s'apprêtait-il à profiter de l'aubaine ? C'est en cela que le Fils des étoiles est une œuvre pétrie d'humour subversif. Harlan Ellison a salué le roman de John Morressy avec un grand enthousiasme.

Avec l'Île de béton, de J.G. Ballard, c'est un monde tout différent qu'on aborde : un roman véritablement singulier, au sein d'une collection de plus en plus étrange et fascinante. Comme Crash, du même auteur, situé sur des franges très incertaines de la Science-Fiction, l'Île de béton atteint le point de non-retour. Qu'y a-t-il de plus éloigné et de plus proche à la fois du genre qui nous préoccupe ? Voyez pour l'atmosphère :

« Il fut surpris aussitôt par le silence qui pesait sur tout !e paysage, par le retard étrange de ce grondement continu des voitures de l'heure de pointe qui l'avait réveillé le matin précédent. Comme si le technicien chargé d'entretenir l'illusion du naufrage sur la mer de ciment, distrait aujourd'hui, avait oublié de brancher le son. ».

Dès la page 50, Ballard définit ses intentions : son sujet est artificiel. Il en tire lui-même les ficelles, technicien chargé d'entretenir l'illusion du naufrage sur la mer de ciment, il s'incarne aussi dans les personnages de l'histoire ; ce sont ses projections mentales. Le Ballard romancier tâche de traquer l'homme Ballard en le plaçant brutalement dans un univers concentrationnaire, en le soumettant à des créatures issues des sous-couches de son inconscient. L'homme Ballard tente de s'échapper de cet univers en retrouvant son identité, en débusquant ses fantasmes, en désamorçant ses pièges.

« Cette île est mon corps », déclare-t-il dans un accès de démence lyrique. Quelle est cette île ? Un fragment de paysage situé entre les bretelles d'une autoroute. Robert Maitland y fait naufrage un jour après un innocent accident de voiture. Personne ne s'arrête pour le prendre. Il se retrouve seul, blessé, avec, pour toutes ressources, les quelques bouteilles de bourgogne blanc qui se trouvent dans le coffre de sa voiture. Quel est le décor qui l'environne ? « La surface de l'île était étrangement inégale. Les herbes agitées comme des vagues par temps frais recouvraient tout de leur manteau, mais on devinait le long de l'épine dorsale de l'île une large vallée qui marquait l'emplacement de la grande rue d'un village. De chaque côté, la végétation s'était emparée des murets en miettes, des corniches écroulées, des ruelles disparues. »

Sous le paysage, les strates profondes de son enfance, de son adolescence, de sa vie, les regrets d'une époque révolue où 1e béton n'avait pas tout envahi. Sous les personnages bizarres qu'il va rencontrer dans l'univers clos de son passé, une image sauvage de sa femme, telle qu'elle lui était apparue lorsqu'il l'avait rencontrée, Jane, la putain rousse. Le golem fou du moi secret projeté, Proctor, l'athlète idiot.

Robert Maitland va tenter l'impossible : reprendre le contrôle de cette vie mystérieuse qui lui échappe, dompter les êtres issus de ses souvenirs, s'emparer du mélancolique et minuscule royaume situé entre les falaises de béton de la ville et des voies de communication.

Sur ce thème symbolique, Ballard va écrire un roman poétique et insolite. Plus qu'un regard sur la société, sur la pollution, sur le monde hostile des villes, l'Île de béton est un roman nostalgique sur l'adolescence et l'enivrante folie que connaît l'être humain au moment de son éclosion. C'est aussi une réflexion amère sur la nécessité d'évoluer dans un monde en perpétuelle mutation, univers du vingtième siècle, époque de la brutale accélération historique et scientifique où les conditions sociologiques et écologiques de l'homme ont été bouleversées. Les modes passent à une vitesse météorique — Ah ! les posters de Fred Astaire sur les murs des cinémas en ruine ! —, le décor de la ville et de la campagne change à chaque marée de l'expansion démographique, le vieux mythe familial a explosé sous les coups de l'urbanisation et du progrès social. Tout s'efface et se brouille, les souvenirs plus que le reste. Est-ce encore une époque où il est convenable de chérir le passé ? Robert Maitland hésite : doit-il redevenir J.G. Ballard ou bien se perdre sous les herbes folles de son enfance ?

Proctor est mort dans un accident, Jane va partir vers la réalité. L'île de béton lui appartient. Il en pratique les itinéraires secrets ; même en fermant les yeux, il peut la parcourir sans erreur. Toutes les traces de son passé lui sont restituées : le vieux village de sa mémoire n'est plus que ruine, que temples sentimentaux écroulés. Dans ce moment d'intense solitude auquel aboutit tout individu lorsqu'il explore jusqu'au bout la condition humaine, deux solutions apparaissent : le suicide ou l'acceptation. J.G. Ballard choisit d'élaborer un plan d'évasion.

Et maintenant, puisque nous sommes dans le Calmann-Lévy, pataugeons-y jusqu'au cou, au risque de passer pour un vendu. C'est que le premier roman de Christopher Priest, le Monde inverti, est certainement le meilleur de tous les ouvrages parus depuis la rentrée 1974/75. Si c'est cela la “science dure” dont on nous rebat les oreilles depuis le début de l'année et qui marque le retour en force de la SF de papa aux Uessa, avec une tendance super Hal Clement, alors, vive la hard ! Je crains que cette tentative de mise en déroute de la “spéculative” soit plus le fait de néo-gernsbackiens que de Christopher Priest. La puissance onirique du Monde inverti provient effectivement de la description minutieuse d'un univers subjectif, scientifiquement possible. Mais c'est l'œuvre d'un grand écrivain, pas celle d'un laborantin.

Imaginez une ville invraisemblable, une sphère faite de petits buildings de bois et recouverte d'une sorte de peau. Ses habitants y sont cloîtrés depuis des milliers de kilomètres : car la ville avance sur des rails et les gens ont pris l'habitude de compter le temps en distances plutôt qu'en heures. Cette société est refermée sur elle-même. Les citoyens ne sortent jamais de la ville sauf les membres des Guildes (guilde de la Traction, des Ponts, de la Milice, des Échanges, du Futur) et leurs chefs suprêmes les Navigateurs.

Le jeune Mann sort un jour de la crèche pour entrer dans la guilde du Futur : c'est un arrachement à l'univers fœtal de la ville. Ses premiers contacts avec l'extérieur sont un peu à l'image des premiers jours de la naissance où chaque objet, chaque visage qui se penche sur l'enfant, chaque odeur provoque en lui un traumatisme profond. La perception même du temps qui s'écoule, après l'éternité relative de la gestation, est une cruelle agression. Au Sud, il y a le passé, au Nord c'est l'avenir. La ville doit suivre au plus près son présent, ce mystérieux Optimum qui se déplace :

« Et l'Optimum est en mouvement continu ?
—  Non. Il est stationnaire… mais c'est le sol qui s'en éloigne.
—  Ah oui ! »

Pour rejoindre cet Optimum il faut que la ville avance, traversant les rivières, franchissant les montagnes, tirée sur ses rails.

Grâce à son extraordinaire talent de conteur, Christopher Priest, par des touches délicates suggérant la vie de cette société invraisemblable, par des descriptions précises du paysage, des gens, de la ville, par d'intelligentes réflexions sur la condition humaine à l'intérieur de ce monde clos, progressant inéluctablement vers son destin, va nous sensibiliser à cet univers dément, va sournoisement nous y faire pénétrer.

Bientôt, comme le jeune Mann, nous allons nous rebeller contre cette situation absurde qui nous est faite ; puis admettre qu'il y a des conditions d'existence auxquelles on ne peut échapper ; enfin nous faire les défenseurs de cette ville, de ces roues, de ces rails, de ce mouvement perpétuel vers le Nord, condition existentielle de notre survie. Nous irons avec lui jusqu'au bout du passé et nous verrons, dans une sorte de délire topologique, l'extrémité de la planète se dresser comme un éperon vers un soleil à cornes, tandis qu'autour les choses, les gens, le paysage seront devenus plats comme des œufs sur le plat. Puis nous remonterons en pensée vers notre enfance et nous nous souviendrons que nous avons été mystérieusement conditionnés pour devenir un membre de la Guilde, pour servir nos concitoyens, même si ceux-ci semblent quelquefois contester le bien-fondé de notre activité.

À travers cette expérience, nous aurons définitivement admis l'univers qui nous est proposé. Nous nous en serons faits les plus ardents défenseurs, même si nos habitudes quotidiennes ont été bouleversées, même si notre femme nous a quittés, même si nous sommes parfaitement conscients de l'inutilité de ce perpétuel cheminement de la ville vers l'Optimum. Comme Mann, nous avons pris en charge notre existence, et nous nous y tenons, même si nous savons que notre perception du temps est relative, que le passé s'aplatit et que le futur s'allonge, que nos souvenirs se déforment et qu'ils nous déforment aux yeux des autres.

Qu'on ne s'y trompe pas, le Monde inverti n'a rien d'une allégorie. L'univers où Helward Mann se débat n'est pas une transposition du nôtre. C'est un univers de Science-Fiction. Il semble plus vrai que le nôtre car sa description provient d'un observateur impartial, en l'occurrence Christopher Priest. Il ne ressemble à aucune des différentes civilisations que l'on découvre sur la planète Terre, il est plus cohérent. D'ailleurs, tout le monde peut écrire à son créateur pour lui demander une justification de son œuvre.

Cette affirmation va bientôt s'inscrire dans la réalité même du livre. Un jour, Helward Mann rencontre une femme apparemment différente de ces Tooks, population indigène des contrées que traverse la ville. Elle lui révélera la vérité. Mann n'acceptera pas la mise en question de son monde, de ses habitudes, de ses croyances. Petit moteur à ressort remonté par ses antécédents génétiques, sa culture, ses certitudes culturelles, il refusera d'accepter l'évidence et préférera adopter l'attitude splendidement schizophrénique de l'adulte intégré au sein d'une société qu'il croit avoir choisie. « Quoi que vous en pensiez, Helward, ce lieu n'est pas le centre de l'univers », lui dit Elizabeth, la mystérieuse étrangère. « Il l'est, affirma-t-il, parce que si jamais nous cessions de croire, nous mourrions tous. »

J'hésite à broder plus en détail sur cet extraordinaire roman. Même si le talent de Priest est tellement vif, si la pondération, le calme, la minutie avec lesquels il sait faire glisser le lecteur de son fauteuil à l'univers parallèle de l'imagination sont le fruit d'un travail tellement subtil, le fait de tirer à quatre épingles la peau de chagrin de son histoire sur une planche de bois risquerait de lui nuire. Oubliez donc les détails de l'intrigue. Ouvrez la première page du Monde inverti avec autant d'innocence que si vous n'aviez pas lu cette critique. Il n'est pas souvent donné de découvrir un si bon roman et un si merveilleux romancier.

Le Monde inverti n'est pas seulement un des livres les plus dépaysants qu'il m'ait été donné de lire, c'est aussi une très intelligente rêverie sur la survie de l'homme après la grande crise de l'énergie. Ce Monde inverti de Christopher Priest en vaut deux.

J'avais l'intention d'achever ma chronique sur ce texte quand j'ai reçu la Lettre ouverte aux Terriens, de Jacques Sternberg. Je n'ai pas comme lui cette haine et ce mépris pour les hommes ; au contraire, je bouffe des tartines d'humanité chaque matin à mon petit déjeuner. J'avoue, de plus, que je n'avais guère apprécié ses autres pamphlets contre la race humaine et Jean Dutourd en particulier, mal ficelés, débraillés, bavards. Ils étaient justement à l'image de cette humanité que Sternberg se plaît à massacrer avec sa machine à écrire. Cette fois, il a peaufiné son style, affûté ses idées. Le misanthrope fondamental de la Sortie est au fond de l'espace a ramassé ses forces pour un ultime et dernier adieu à cette race qu'il abhorre.

« Hargneux, injurieux, arbitraire, atrabilaire, mais sincère » dit la bande-annonce du livre. Sternberg aurait préféré ces simples mots : le regard belge. Premier extraterrestre officiellement proclamé par lui-même (car, bien sûr, l'auteur ne saurait s'accabler de son propre mépris sans quoi il n'écrirait pas), il dévoile ainsi sa véritable origine. Gageons que cette Lettre ouverte aux Terriens n'est pas un adieu définitif à la connerie, à la bêtise et à l'absurdité, c'est-à-dire au monde. Aphorismes, calembours, injures, railleries, satires, ironies abondent dans ce livre sans pitié pour les pauvres Terriens. Rien ne trouve grâce aux yeux de Sternberg, ni l'érotisme, ni la culture, ni le travail, ni la voiture, ni la Terre même et j'en passe. Non seulement l'être humain lui répugne suprêmement, mais toutes les créatures l'insupportent. Alors, il bricole son solex sur un dériveur léger et part en pédalo nouveau style retrouver les sconges, ses frères de race, afin de leur raconter comment il a fignolé son pétard pour désamorcer l'homme, cette larve qui a réussi à se faire un nom.

Il y a de bons moments dans cette Lettre ouverte aux Terriens et, s'ils ne suffisent pas à me faire détester l'homme, j'avoue qu'ils m'ont parfois fait grincer des dents. Bien entendu, cela n'entre absolument pas dans la ligne du marxisme-mandrakiste.