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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

La Science-Fiction explore les territoires de la création

Le premier savant fou : de Prométhée à Frankenstein, adaptation d'une figure mythique à de nouveaux contextes

On peut rapprocher sans arbitraire les figures de Prométhée et de Frankenstein. Parce que ce sont des figures qui ont pris une dimension mythique, et qu'elles sont, à des époques différentes de l'histoire culturelle occidentale, des moyens d'interrogation à propos du mystère de l'origine, ainsi que du pouvoir que s'octroient les démiurges. Ces interrogations, dans les deux cas, ne se font pas dans le cadre d'un discours, mais par l'élaboration d'une figure. C'est-à-dire par un moyen d'aller dans un au-delà d'un discours rationnel, grâce à la dimension proprement imaginaire d'une figuration où de l'impensable prend corps.

On peut s'interroger sur ce qu'est effectivement un mythe, à quoi on le reconnaît, à quoi il nous sert, comment il polarise des questions et permet des réponses. On peut aussi s'étonner des transformations subies par certains personnages devenus mythiques, comme s'ils devaient permettre de nouveaux questionnements. C'est le cas ici. On peut ainsi se demander à quelles modifications la figure mythique est contrainte lorsqu'elle prend en charge des cultures différentes, comme ici, où l'on passe d'un Prométhée enraciné dans la culture antique et païenne, à Frankenstein qui s'ouvre sous l'égide judéo-chrétienne du Paradis Perdu de Milton. On peut aussi s'interroger sur ce que devient une figure mythique, relevant de l'oral ou de l'écrit lorsque cette figure est prise en charge par des médias différents et qu'elle passe du roman au cinéma comme c'est le cas pour Frankenstein.

Cela fait beaucoup de questions. Nous allons tenter d'en illustrer le champ en nous référant à ces deux figures mythiques, celles de Prométhée issue de l'Antiquité grecque où elle est surtout connue par le théâtre d'Eschyle, et celle que Mary Shelley, en 1816 a présenté en sous-titre de son roman FrankensteinA modern Prometheus. Mais d'abord nous devons spécifier ce que nous entendons par mythe.

Un mythe est un récit singulier

Le mythe raconte une histoire

Il présente une situation, des personnages, et se veut porteur d'un sens, même si ce sens n'est pas apparent à première vue. On distingue parfois le mythe — par exemple un mythe de création — du mythe littéraire axé sur un personnage (Don Juan, Faust). Avec la figure de Prométhée, cependant, les deux acceptions se confondent.

Lévi-Strauss soutient que, devant un texte ou un récit, l'on saisit qu'il s'agit d'un mythe, quand le discours tenu, ou le récit, apparaît au premier abord comme privé de logique ou même de cohérence pour un observateur extérieur. Ceci bien que les participants de la culture qui le produit en saisissent parfaitement le sens, et qu'en fin de compte l'ethnologue puisse le déchiffrer, un peu à la façon dont Freud décrypte les rêves.

Lévi-Strauss ajoute ceci, qui me paraît essentiel, à savoir qu'un mythe est constitué de l'ensemble de ses versions. En d'autres termes, il n'existe pas un mythe originaire dont diverses versions seraient des variantes moins porteuses de sens. C'est pourquoi il nous faut prendre au sérieux le sous-titre de Frankenstein « a modern Prometheus », et envisager effectivement le roman et le personnage de Frankenstein comme une facette moderne du mythe ancien, ou, pour prendre le mot en son sens propre, un avatar de Prométhée.

Que nous dit un mythe ?

Un mythe, dit Jolles, est, sous forme de récit, une question qu'une culture pose à l'univers, ainsi que la réponse de l'univers à cette question. Au : Qui sommes-nous ? d'où venons-nous ? où allons-nous ? le mythe répond à sa façon. On connaît les mythes de la Genèse dans la Bible, pour rendre compte de la création de l'homme dans notre culture judéo-chrétienne, on connaît celui qui est courant chez certaines cultures des Indiens d'Amérique pour justifier la couleur cuivrée de leur peau. Si l'on peut rapprocher ces deux mythes c'est à cause de la métaphore du potier qui les fonde. Et on verra, par l'une des versions du mythe de Prométhée, que c'est aussi l'une des images utilisées par de la culture grecque chez Platon.

Prométhée comme mythe

Les différentes versions antiques de Prométhée

La première apparition littéraire de Prométhée se situe, semble-t-il chez Hésiode, à la fois dans la Théogonie et dans Les travaux et les jours. Il s'agit ici du Prométhée pyrophoros, porteur de feu. C'est un Titan, qui se révèle protecteur des hommes, leur fait don du feu dérobé aux dieux et leur enseigne les arts, transgressant une interdiction de Zeus. Pour le châtier, il enchaîne le Titan sur un mont caucasien, où un aigle lui dévore son foie qui repousse sans cesse. Prométhée, qui avait enfermé dans une boîte l'ensemble des maux proposés aux humains l'avait laissée en garde à Epiméthée. Mais Zeus envoie sur terre Pandora, qui épousera Epiméthée, et Pandora ouvre la boite, et tous les maux s'abattent sur l'humanité — sauf l'espérance, qui demeure collée au fond. Nous avons ainsi, de surcroît, une première image de la misogynie grecque, misogynie qui se retrouve d'ailleurs dans la Bible.

Mais surtout nous rencontrons ici une première figuration, évhémériste par endroits, de Prométhée. Evhémériste car ce mythe attribue à Prométhée l'ensemble des inventions et des techniques qui ont permis aux hommes de survivre depuis la nuit des temps — et qu'ils ont lentement maîtrisées.

D'Eschyle, il nous reste le Prométhée enchaîné (seul moment d'une trilogie dont on ignore beaucoup). Le titan est toujours présenté comme l'inventeur des sciences et des arts, mais il se montre surtout, dans un long discours, comme le plus grand opposant de Zeus, lequel est présenté comme un tyran. Cependant, fait nouveau et intéressant pour nous, Eschyle condamne à la fois l'orgueil (hubris) du condamné, comme la trop grande rigueur de Zeus. Cependant, rien ne met ici en cause l'ordre divin du monde.

Platon dans le Protagoras donne une version qui réintroduit le frère du Titan, Epiméthée. Autant Prométhée est subtil, dit Platon, autant son frère est imprévoyant. Dans cette version, les dieux ont façonné les hommes et les animaux à l'aide de glaise, puis ils ont chargé Prométhée et Epiméthée de distribuer à ces nouveaux êtres un ensemble fini de caractéristiques afin qu'ils puissent vivre sur Terre. Le frère, profitant d'une absence de Prométhée, distribue toutes les qualités aux animaux (force, souplesse, vitesse, carapaces, cornes etc..) de façon à créer un équilibre écologique. Mais quand il en arrive à l'homme, le stock est épuisé : l'homme est nu, sans cuirasse, sans fourrure, sans cornes, et sans sabots. Prométhée, pour que l'homme puisse survivre, va alors voler aux dieux (selon une version, à la forge d'Héphaïstos) le feu et les arts qui en découlent. Il sera puni. Les hommes survivent donc grâce à Prométhée, mais ils demeurent en lutte entre eux. Zeus est alors obligé de mandater Hermès pour leur apprendre la sociabilité.

Il existe aussi une version gréco-romaine plus tardive, qui rappelle celle du Prométhée plasticator créateur de la race humaine, façonnée avec de l'argile. C'est Lucien de Samosate qui, dans un dialogue satirique Prométhée sur le Caucase, présente le Titan se justifiant de tout ce qu'on lui a reproché (tricherie, vol, création des hommes etc) Il existe d'autres variantes avec le thème de la boîte de Pandore et l'espérance qui demeure au fond.

À la Renaissance, Francis Bacon, Lord Verulam, avec son Promethéus sive de statu hominis fait de son héros le symbole du savant, du créateur. Il invente peut-être l'image du savant solitaire qui aspire à la connaissance et est prêt à tout transgresser pour l'obtenir. Son Prométhée construit un être à partir de l'argile et d'éléments animaux. Il est mû par la curiosité scientifique, et à but altruiste, mais il est puni par manque d'humilité religieuse, et Dieu se venge sur la Terre entière. Le Prométhée de Bacon est, en ce sens proche, du personnage de Faust qui est conçu vers la même époque, tout comme du Golem dans la légende pragoise — qui est à l'origine du thème de l'apprenti sorcier.

N'oublions pas non plus qu'à la Renaissance des chercheurs comme Paracelse avaient pensé inventer de petits hommes (homunculi). Dans son Frankenstein Mary Shelley fera allusion à ces vitalistes de la Renaissance : l'étudiant Frankenstein fait référence à leurs écrits alors qu'il entre à L'Université, avant de se tourner vers la modernité des sciences exactes et des expérimentations sur les cadavres.

Goethe, une quarantaine d'années avant Frankenstein, écrit lui aussi un Prométhée. Il y lie les thèmes de la révolte métaphysique à ceux de l'individu créateur.

À sa suite, les romantiques verront en ce Titan un rebelle indomptable, un héros. Il ne redoute pas les dieux ; il aime ses créatures, il lutte pour la liberté en proclamant la vanité de l'existence des dieux, à quoi il oppose la puissance et la liberté des hommes.

À la même époque où Mary Shelley écrit son Frankenstein, son compagnon, Percy B. Shelley écrit un Prométhée délivré.

Il y fait de Zeus le symbole de l'arbitraire et du mal, qui torture Prométhée, lequel cache le secret de l'heure et des moyens par lesquels on se débarrassera des dieux. Hercule délivre Prométhée alors que Démogorgon, le pouvoir originel du monde, se défait des dieux. Prométhée est alors présenté comme le sauveur du monde, le mal est aboli le règne du bien et de l'amour commence.

Dans l'antiquité nous avons donc avec Promethée un personnage de Titan dans une configuration où il existe des dieux et le destin. Les hommes sont créés soit par les dieux, soit par le Titan. C'est donc d'abord un mythe de création, qui porte sur l'origine et le destin de la race humaine. Dans tous les cas le Titan aide les hommes et les protège soit contre leur destin d'animaux faibles, soit contre la colère des dieux.

Prométhée est puni, et peut être considéré comme une sorte de martyr. Il incarne donc à la fois la créativité humaine qu'il subsume (évhémérisme) et la révolte contre le destin de l'homme qui semble fixé de manière injuste par les dieux, qui ont gardé pour eux l'immortalité, et ont laissé l'homme nu.

En ce sens il est une figure de la rébellion humaine contre l'inexorable : la mort. Par cela il incarne une figuration du tragique. Mais cette figure de rebelle — qui sera récupérée par le Romantisme — permet aussi de voir avec lui l'origine de l'homme et permet de répondre au d'où venons-nous ? À défaut des autres questions. Il fait plus, et laisse l'homme libre de poursuivre : si le Titan a créé l'homme à partir de matière inerte, c'est que la chose est possible. L'homme aussi peut donc créer la vie, par des moyens à trouver. Cela légitime la quête d'une totale liberté de création et de recherche poétique ou scientifique et une perspective s'ouvre sur la quête du sens de la vie, tragique et romantique à la fois.

En quoi et comment Frankenstein est-il un avatar de cette figure mythique ? Pourquoi rapprocher Prométhée et Frankenstein ? Tous deux mettent en scène des créations de l'homme, dans des contextes symboliques différents, et qui renvoient à la Surnature pour l'un et à ce qui s'en propose comme l'équivalent moderne, la science à l'aube du positivisme pour l'autre. Dans les deux cas, les rapports des créateurs et des créatures sont pris en compte, mais dans des perspectives différentes. Si Promethée est une figure romantique du héros tragique, avec Frankenstein nous touchons à l'ironie romantique.

Frankenstein

Frankenstein est un personnage plus falot que le Titan. Et à la différence des divers Prométhée romantiques, il n'est pas présenté pas comme un héros. La créature sans nom le lui reprochera. De plus le texte se nourrit de littérature, en particulier du Paradis Perdu de Milton, et par là de la Bible. Reste que c'est Mary Shelley qui présente son héros comme « a modern Prometheus ». On peut voir surgir, par ce nouvel avatar, des questions nouvelles et s'interroger ce qui est peut-être le sens de la mention « modern » dans le sous titre.

Cependant, avant de nous interroger sur la figure du mythe qu'est devenue, autant que son créateur, le monstre sans nom — anonymat qui d'ailleurs pose question — voyons dans quel contexte prend figure le texte de Mary Shelley.

Rapports avec le gothique

Mary Shelley écrit en pleine époque du roman gothique mais n'emprunte pas au gothique ses accessoires les plus voyants : pas d'exotisme spatio-temporel dans le moyen âge espagnol ou italien. Seule ici la neige des montagnes alpestres et les banquises arctiques soulignent un exotisme. Le cadre de l'action se situe dans l'Europe des Lumières, et le centre du récit de Frankenstein est situé à Genève : ici pas de prêtres lubriques ou de Surnature dominante, comme dans Le Moine ou Le confessionnal des pénitents noirs. Pas d'aristocrates non plus : les Frankenstein comme Clerval son ami sont des bourgeois éclairés. C'est le cinéma du XXe siècle qui fera de Frankenstein un hobereau, habitant dans un château comme dans les romans gothiques.

De plus alors que le roman gothique critique le sommeil de la raison qui selon Goya “enfante les monstres”, ici c'est l'orgueil de la raison sous la forme de la rationalité scientifique qui crée un monstre particulier.

On notera en effet qu'à la différence du gothique, la terreur ici ne ressortit pas d'un diktat de la Surnature, elle relève de l'exploration d'un territoire interdit par la nature, à savoir la mort. Et cette transgression est volontaire, par l'homme de science. Mais cette transgression touche à ce qui relève alors d'une sorte de tabou, à savoir que la création est d'essence divine, et que la création artificielle du monstre est une sorte de “blasphème”, comme celui qui sera avoué par Wells quand il écrira L'île du docteur Moreau.

Pourtant, on l'aura noté, Dieu est en apparence remarquablement absent du texte. L'épigraphe tirée du Paradis Perdu de Milton signifie simplement que tout créateur doit assumer la responsabilité de ses actes [1]. D'ailleurs après le meurtre d'Élisabeth, la rage de Victor Frankenstein et ses serments ne se font pas au nom de Dieu mais il s'adresse aux « ombres des morts, les esprits de la vengeance » (ch 24) Ce qui remplace la puissance de la surnature, c'est la science, et ce n'est plus l'autorité des textes prétendument révélés qui donne le sens, c'est le désir de savoir qui en motive la recherche.

Et Mary Shelley est au courant, par les discussions entre Percy Shelley et Byron, des problèmes soulevés par la science de l'époque et en particulier de l'électricité, puisque Shelley avait lui même tenté des expériences sur l'électricité alors qu'il était à Oxford. La préface de PB Shelley, justement, rappelle les expériences d'Erasmus Darwin, grand père de l'auteur de l'Origine des espèces, sur la possibilité d'appliquer l'électricité à la matière. C'est pourquoi ce roman a pu être présenté comme le récit inaugural de la science-fiction moderne. Il est avant tout un texte très habilement composé.

L'ouvrage comme objet

Si ce texte, et les variations cinématographiques auxquelles il donne sa substance sont toujours actualisables, c'est que le roman de Mary Shelley contient un noyau inépuisable, qui se situe au plan symbolique, et ne se réduit pas à une vague allégorie. Sans doute parce qu'il est innervé par une double filiation mythique, chrétienne et gréco-romaine. Et que cette double généalogie permet un questionnement à la fois sur le mode du tragique et du bouffon triste, qui caractérise l'ironie romantique.

Ceci étant, c'est sans doute au plan de la composition qu'il faut aborder l'originalité du roman, en ce qui concerne le lieu du sens.

C'est un texte qui joue sur la duplication, avec le savant et sa créature comme supports d'intrigue, sans oublier le couple amical que forment Walton et Frankenstein. Le texte est composé de diverses narrations, avec des lettres, des récits, des récits dans le récit, et on peut le schématiser ainsi :

lettres 1 à 4ch. 1-10ch. 11-16ch. 17-24lettre 4 à fin
WaltonFrankensteinMonstreFrankensteinWalton

L'œuvre est constituée des 4 lettres qu'envoie Walton à sa sœur demeurée en Angleterre.

La lettre nº 1 est datée du 11 décembre, la lettre 2 du 28 mars, la lettre 3 du 7 juillet. Ces lettres assez courtes situent Walton et sa sœur et mettent en place le projet de Walton d'aller au pôle, y compris son départ.

Vient ensuite la très longue lettre nº 4 qui est datée respectivement du 5 août, du 13 août, du 19 août du 26 août, du 2 septembre, du 5 du 7 et enfin du 12 septembre et qui sert de cadre à l'histoire de Frankenstein et de sa créature.

Ce texte est donc constitué de nombreux récits enchâssés dont chacun a une mission particulière et se rattache, pour lui donner sens ou le questionner, au niveau immédiatement supérieur.

I — On a vu le rôle des lettres de Walton à sa sœur : il s'agit de lui donner à lire, et par son intermédiaire au lecteur, une histoire et un itinéraire, celui de Walton et celui de Frankenstein dont il constitue le contrepoint.

II — Le récit de Frankenstein est enclos dans les lettres, et son récit influe, on l'a vu, sur la décision de Walton. Mais il contient aussi l'histoire de d'Élisabeth adoptée, ainsi que l'histoire du meurtre de William, de l'accusation et de la condamnation injuste de Justine. Cette première partie de son récit se situe avant la nouvelle rencontre de Frankenstein dans les montagnes alpestres avec la créature qui, depuis la fuite des Lacey, poursuit son créateur afin de lui demander des comptes.

III — Le récit de la créature : Il se situe au centre du roman, et a lieu dans le paysage sauvage des montagnes [2]. Il sert à peindre le monstre comme un « bon sauvage », et contient les récits de son éducation en incluant deux histoires mêlées, celles de Lacey et celle de Safie, ainsi que celle du désespoir de la créature désespoir lorsqu'elle s'aperçoit qu'elle fait fuir même Felix Lacey et Safie. Ce récit donne à lire, dans une autre perspective le meurtre de William comme la condamnation de Justine, et laisse le monstre fasciné par la beauté d'Élisabeth dont il contemple le portrait. Ce récit aboutit à la demande pressante d'une compagne, ce que promet Victor.

IV — Le récit de Frankenstein reprend, après cette rencontre, mais au lieu d'être apitoyé par le désir d'amour de la créature qu'il a créée, il le lanterne et finit par lui refuser la compagne à laquelle la créature aspire. Celui-ci alors se met à le poursuivre avec haine, tue son ami Clerval, puis sa femme Elisabeth, ce qui entraîne la mort du père de Victor. Délivré de tout lien social, Frankenstein se lance alors à la poursuite du monstre, afin d'en délivrer l'humanité. Mais le monstre semble vouloir l'amener vers les déserts glacés du pôle. C'est là qu'il passe en premier sous les yeux de Walton, et c'est là que Frankenstein est recueilli par l'équipage, avant de mourir épuisé.

Sur son cadavre, le monstre vient se recueillir et rencontre Walton, à qui il fait part de ses projets de suicide.

Voilà un bref résumé, mais pour saisir la fascination que ce texte exerce encore, il est nécessaire de le saisir dans quel contexte il a été écrit, et qui justifie un changement de perspective : ce n'est plus le seul docteur Frankenstein qui en est le centre, c'est le monstre, ainsi que l'indique d'emblée l'exergue, où il se présente en nouvel Adam d'un Elohim caricatural. Vous remarquerez la différence d'avec les versions cinématographiques d'avant le film de Branagh. Nous y reviendrons, mais pour cela il est nécessaire de replacer la naissance du roman dans un contexte socio-symbolique plus large celui du romantisme et des diverses révolutions.

Le contexte romantique

La fin du XVIIIe marque le début de bouleversements importants, au plan de l'industrie et de la politique. On commence à quitter le néolithique et la richesse produite uniquement par l'exploitation de la terre pour les débuts de l'ère industrielle, ce qui modifie l'ancienne conception du monde et justifie la recherche de nouvelles lois pour la société comme pour la place des hommes et des femmes. On s'émancipe un peu de la tripartition sociale analysée par Dumezil : le guerrier, le prêtre, le paysan en laissant place à une nouvelle couche, celle des entrepreneurs, dont la richesse sera produite par le développement de « l'ingenium ». Cela impliquera donc à terme un nouveau contrat social, dont la recherche se marque par les révolutions anglaise, étatsunienne et française, et dont naîtront les divers mouvements romantiques.

Le roman de Mary Shelley voit donc le jour en plein dans ce que l'on a nommé la période romantique anglaise, qui implique une nouvelle conception de l'homme dans ses rapports aux autres. Selon Rousseau, très lu alors, né bon, l'homme devient peu à peu malheureux par la résistance des gens et des choses de l'ancienne société. Il en sera de même sous un certain aspect pour la créature de Frankenstein. Cette implication de l'ouvrage dans l'Histoire en train de se faire est inscrite dans le roman.

L'action romanesque se situe entre 1792 et 1799. Cela se marque dans le ch. 19 lorsque Frankenstein se trouve à Oxford. La date de ce passage est située par rapport à la Révolution anglaise, il y a 150 ans, et à la présence de Charles Ier dans cette ville (1642). Donc nous nous situons vers 1792. Et le monstre a été créé quelques années plus tôt : serait-ce en 1789 ?

N'oublions pas, en effet, que Mary Shelley a eu de la Révolution française une expérience de première main : sa mère, Mary Wollstonecraft se trouve à Paris en 1792-93, au moment où l'Angleterre déclare la guerre à la France et elle doit se sauver pour échapper à la mort. Elle a tremblé pour certains de ses proches et a vu quelques-uns de ses amis guillotinés.

L'expérience qu'elle tire de la Révolution Française est que la violence qui découle des révolutions se nourrit du désir de vengeance : le peuple n'est pas méchant en soi, mais, poussé à bout il ne rêve plus que de folie meurtrière. Exactement comme la créature de Frankenstein

Le monstre de Frankenstein fait, en effet l'expérience de « la barbarie des hommes ». Misérable, seul, abandonné, et pourtant avide d'un regard d'amour, il se lance dans la quête du bonheur : il demande « de la bonté et de la sympathie ». Or chaque fois, avec les De Lacey comme avec la jeune enfant qu'il sauve de la noyade, sa laideur et sa monstruosité font qu'il est incompris et chassé.

De même, comme les romantiques allemands à la recherche de l'âme sœur, le monstre demande à son créateur, afin de fuir la solitude « une femme pour moi, que je puisse connaître cette harmonie de sentiments indispensables à mon existence ». Dans la Genèse c'est le créateur qui décide « Il n'est pas bon que l'homme soit seul » avant de créer Eve, ici c'est la créature qui supplie en vain son démiurge.

Comme dans toute quête romantique, et en liaison avec la perte des repères de l'ancien mode de représentation du monde (les castes, les répétitions, l'autorité du Livre), la créature se demande « qui suis-je » et « qui étais-je » : frustration et désillusion sont souvent le résultat de la quête romantique. Avec Frankenstein aussi mais dans le cadre de cette fiction, le tout prend des aspects hyperboliques.

Ce qui fait du monstre une sorte de caricature du héros romantique, c'est sa laideur et sa difformité, qui participe de sa démesure, et le projette ainsi sur le plan mythique, le rapprochant des montagnes où il se terre. Comment cette créature est-elle présentée ?

La créature de Frankenstein

La « chose » qui sera la créature commence par être vue de l'extérieur, elle apparaît alors une pure monstruosité, dans le cadre d'un regard affolé : celui que pose Victor, démiurge dépassé, sur ce qu'il vient d'animer. Nous la voyons ensuite errer, se faire tirer dessus et fuir, être repoussée, avant de la savoir meurtrière de William Frankenstein, et déjà rusée, puisqu'elle fait accuser Justine de cet assassinat. Tout nous confirme alors dans l'idée que c'est bien un monstre, et que son comportement correspond bien à la hideur qui est la sienne, et qui a justement provoqué la fuite de son créateur. « No mortal could support the horror of that countenance, a mummy again endued with animation could not be so hideous… he was ugly. » (ch. 5) avoue celui-ci pour tenter de se justifier.

Mais, à regarder de plus près le texte de Mary Shelley, dans sa composition, dans les références qu'elle convoque, et dans le fait qu'une subjectivité s'exprime, tout concourt à ce qu'une ambiguïté s'installe. Prenons deux exemples.

Nous ignorons ce que ressent Dracula, tout comme d'ailleurs Mister Hyde. Donc nous les percevons comme de purs monstres. Pourquoi ? Parce que nous n'avons accès qu'à leurs actes, mais non à leurs motivations explicitées. Lorsque les auteurs modernes comme Ann Rice dans Entretien avec un vampire, McKee Charnas dans Un vampire ordinaire, ou Somtow dans Vampire Junction donneront la parole au vampire, celui-ci cessera d'être considéré un monstre absolu, il deviendra un « autre », avec qui une communication, et même une éventuelle relation empathique est possible [3].

Or Mary Shelley donne la parole à la créature, et elle le fait de manière ostensible, en situant le « roman du monstre » au cœur du roman.

On est frappé par cette construction, qui pose au centre de l'itinéraire de Walton, l'histoire de Frankenstein, et au cœur de l'histoire du démiurge, celle de sa créature honnie, laquelle prend la parole en son nom propre, et ceci bien qu'elle soit (et demeurera) innommée.

Ce « roman de la créature », outre ses aspects poétiques — pensons à la découverte du jour et de la nuit, à la première vision des oiseaux dont il tente d'imiter le langage — nous fait assister à ce qu'aurait pu être, en accéléré, l'histoire humaine depuis les premiers hommes jusqu'à nos jours (ch. 11). On y trouve la dimension du temps rythmée par le cycle circadien et la Lune, la nourriture par la cueillette, la découverte du feu, et enfin, grâce à un artifice, la découverte du langage et de l'écriture. S'ensuit la découverte de la culture avec Plutarque, Volney et Milton (ch. 15). Ironiquement, c'est la confrontation tragique entre la culture idéalisée présente dans ces textes, et la pratique réelle des hommes rencontrés, qui engendre chez la créature un retour à la sauvagerie, non par méchanceté foncière mais par désespoir.

Ce « roman » central décrit la naissance d'une conscience, à partir d'une « table rase », et qui se construit depuis les sensations jusqu'aux idées, et des idées jusqu'à la conscience de soi [4]. Table rase car lors de « the original era of my being, all the events of this period appear confused and indistinct, no distinct ideas occupied my mind ; all was confused » Ce sont ensuite diverses sensations : la lumière d'abord agressive puis s'atténuant, la marche qui devient plus assurée. Après la nuit et le froid, le matin où « a gentle light stole over the heavens and gave me a sensation of pleasure ». Il en vient à apprivoiser ce qu'il voit « I distinguished the insect from the herb, and by degree one herb from another ». Puis, par un arbitraire du récit — qui le rend invisible malgré sa taille énorme — intervient indirectement, par l'éducation de la turque Safie, son « humanisation » par l'accès au langage et à la culture.

Loin de la voir reconnue comme un être appartenant à l'humanité — mais que des circonstances malheureuses ont écarté de la langue et de la culture (une sorte d'enfant sauvage) — Mary Shelley fait de la créature un être maudit par l'humanité entière. Ce choix rend le monstre proche des héros romantiques allemands, qui sont pris par un sentiment irrépressible de nostalgie. Cela en fait le parent du destin d'un Melmoth condamné à demeurer « The wanderer » l'errant. Un être au tourment infernal qui détruit le bonheur de son créateur sans satisfaire ses propres désirs « I desired love and fellowship, and I was still spurned » (September 12th) Quel est donc le sens que l'on peut donner à cette figure monstrueuse, avatar moderne de Prométhée ? Quelle quête du sens apparaît ainsi en filigrane par la création de cette figure ?

Une quête du sens appuyée sur des références bibliques mises en scène et subverties

Frankenstein ne se situe pas exactement dans la lignée du Prométhée antique. En effet, on ne trouve, à part le sous titre de l'œuvre, aucune référence au Titan. En revanche, les références à la Bible sont nombreuses.

Cette chose animée, que son créateur juge « daemonic corpse » (ch. 5), va donc — puisqu'elle est repoussée de tous, honnie de chacun, horrible à voir, insoutenable — demander des comptes à son démiurge. Pour ce faire, Mary Shelley emprunte — curieusement peut-être pour une fille et femme d'athées militants — des images et des références à la tradition judeo-chrétienne. Le texte qui soutient la révolte de la créature contre Victor (au prénom ironiquement choisi…) c'est Le Paradis Perdu de Milton (dont une citation sert d'exergue au roman, rappelons-le) texte qui procure au monstre « deeper emotions » puisqu'il s'identifie à Adam (ch. 15). Et tout le discours de la créature, à partir du moment où elle rencontre enfin son démiurge, se situe dans des références à la situation de la Genèse. Mais dans un renversement ironique des postures du créateur et de sa créature.

D'abord le nom, d'Adam, « I ought to be thy Adam » (ch. 10) puis celui de Créateur : « Oh my creator » (ch. 17) enfin la nécessité pour l'homme de ne pas être seul « you must create a female for me with whom I can live in the interchange of those sympathies necessary for my being » (Ch 17) qui renvoie à « Il n'est pas bon que l'homme soit seul ; je veux lui faire une aide qui lui soit assortie » (Genèse 2-18) [5] Enfin les analogies comme les oppositions entre Victor et sa créature d'une part, l'élohim et Adam d'autre part, tout cela crée un système d'échos.

Dans les deux cas la créature est sans ascendance avouée : ni Adam ni le monstre n'ont une quelconque mémoire, et donc, à la limite — si c'est la mémoire qui constitue la personne avec son identité et son histoire — ils sont au départ des non-personnes. La seule différence est qu'Adam est nommé, et donc reconnu, mais pas la créature. Ce qui suffit à transposer la situation biblique initiale.

Adam est nommé en relation avec ce dont il est tiré [6]. Il est issu de la terre « Poussière tirée du sol. il lui insuffla dans les narines une haleine de vie et l'homme devint un être vivant » (Genèse 2-7) Il est fait à l'image de l'élohim « faisons l'homme à notre image selon notre ressemblance » (Genèse 1-26) Il est installé par son créateur dans le jardin d'Eden, et doté d'un programme « Qu'il domine sur les poissons de la mer etc. remplissez la terre et soumettez là » (Genèse I-26-28) Tout cela cet élohim le fait volontairement et juge « et voici que cela était très bon » (Genèse 1-31)

Or Frankenstein, lui, ne juge pas que la chose qu'il a animée soit à l'image de son créateur, mais « hideous » et comme le décrit Walton « gigantic in stature, yet uncouth and distorted in his proportions » (September 12th) Car Frankenstein a construit sa créature non avec de la poussière mais avec de la matière organique morte et rejetée « bones from charnel-houses » (ch. 4). En ceci il retrouve curieusement un mythe antérieur à la création de l'Adam biblique, la création de l'homme dans la religion babylonnienne, la glaise utilise pour la création de l'homme y est pétrie avec le sang d'un dieu inférieur qu'on a sacrifié [7].

Au long des deux ans que durent ses expérimentations pour donner vie à la créature, Frankenstein la trouvera toujours laide, comme celle-ci le lui rappelle, car elle a eu accès aux notes de travail de son créateur, qui signalent l'horreur de celui-ci pendant son travail de démiurge (ch. 15). De plus le créateur, Frankenstein, ne dote sa créature d'aucun programme, ne lui donne aucune instruction : on ne trouve pas ici d'arbre du bien et du mal, ou d'interdictions. Frankenstein abandonne sa créature à peine éveillée de son sommeil de mort, en fuyant, et c'est d'elle-même, en liaison avec les De Lacey, qu'elle va entrer dans un processus d'hominisation puis de civilisation. Jusqu'au moment où les idéaux de ses lectures issues des Lumières entreront en contradiction avec la plate et sordide réalité des hommes. On trouve là cet écho de l'idéalisme de Jean Jacques Rousseau dont j'ai fait mention : c'est la société qui pervertit l'homme né bon.

Devant cette discordance qui lui apparaît et dont il souffre, à savoir l'opposition entre ce qu'il a appris dans les livres et la réalité sordide des comportements sociaux, la créature va se lancer à la recherche de son créateur pour lui demander des comptes. Il illustre ainsi la phrase de Milton mise en exergue et par là se distingue d'Adam, chassé du Paradis après le viol de l'interdit [8].

La créature est non seulement laide, mais elle inspire la peur, par son gigantisme et la difformité qu'elle manifeste. Cette peur, Victor la ressent d'emblée lors de l'éveil de son monstre et c'est pour cela qu'il s'est enfui, ne trouvant pas, à la différence de l'élohim, que « cela était très bon ».

Plus tard l'élohim, comme Frankenstein, se repent d'avoir créé sa créature. « Il vit que la malice de l'homme était grande sur terre et que son cœur ne formait que pensées mauvaises à longueur de journée, et il se repentit d'avoir fait l'homme sur la terre… il se dit “Je vais effacer de dessus la face du sol les hommes que j'ai créés” » Genèse 6-5-6. Ce sera le déluge, mais il y aura un recommencement.

Mais Frankenstein, lui, est dans l'impossibilité accomplir l'anéantissement de la créature, qui est, comme elle le lui rappelle, plus forte que lui. À la différence de Prométhée plasticator, il ne veut pas non plus inaugurer une race, qui serait monstrueuse. Alors il fuit lâchement.

Comme le montre le rêve initiateur de Mary Shelley dans la préface de l'édition de 1831, le savant imagine que l'étincelle de vie du monstre va s'éteindre d'elle-même. Mais ce n'est pas le cas : Frankenstein devient alors l'otage de sa créature, qui retourne contre lui la puissance qui est la sienne, et continue de culpabiliser son créateur. Devant le refus de celui-ci de lui créer une compagne, la créature tentera de rendre Frankenstein aussi solitaire qu'elle-même l'est, en tuant tous ses proches, et provoquant ainsi sa mort.

Frankenstein décédé, le monstre, vu par Walton, vient se recueillir sur la dépouille de son créateur. Il conte une dernière fois, à Walton, les souffrances subies et annonce sa qu'il a librement choisie. Il va, comme Hercule empoisonné par la tunique de Nessus, construire un bûcher funèbre et s'y consumer, rendant à la neige polaire sa blancheur immaculée, et trouvant enfin le repos.

Ce choix du suicide comme acte libre est le premier et le dernier de la créature. C'est par là qu'il devient à son tour créateur de sens, libéré qu'il est du fardeau symbolisé par son démiurge inconscient et injuste. Mais la créature demeure incapable d'affronter sa liberté nouvelle ailleurs que dans la mort. Elle inscrit le sens de son sacrifice dans la certitude que nul ne pourra se servir de ses cendres pour recréer un être semblable à lui.

C'est la créature sans nom qui devient ainsi, ironiquement, porteuse de valeurs — bien que le nom de Frankenstein demeure le seul connu.

Ce renversement ironique est subversif, c'est l'un des multiples signes par lesquels l'ironie romantique, qui innerve ce texte de Mary Shelley se fait jour. La créature n'est qu'un Adam de seconde main, Frankenstein n'est qu'un avatar grotesque de l'élohim biblique, comme du Prométhée convoqué dans le sous titre de l'œuvre. C'est ce qui donne à penser à propos de l'adjectif “modern”, sans donner de pistes visibles, sauf à s'interroger sur la “modernité” de la question qu'il pose.

Un Prométhée moderne ?

Pourquoi ce sous titre ? Est-ce simplement un écho au fait que P.B. Shelley avait traduit le Prométhée d'Eschyle et qu'il avait en train son Prométhée délivré ? En fait nous avons en pleine période romantique une exaltation de la capacité démiurgique de l'homme.

Frankenstein apparaît comme une sorte de variation ironique du mythe romantique de Prométhée. Le vrai Prométhée a fait l'homme à l'image des dieux, le Prométhée romantique exalte la puissance de l'homme. Frankenstein — un nouveau Prométhée — ne crée qu'une caricature monstrueuse d'homme, et au lieu de l'exaltation devant l'œuvre de la science et le pouvoir de l'homme démiurgique, nous sommes confrontés, avec ce monstre, à l'horreur devant la créature d'un savant fou. Comment Mary Shelley en est-elle arrivée à cette proposition ironique ?

La dimension prométhéenne de la science, qui au début du XIXe siècle est sur le point de prendre un essor qui aboutira au positivisme, est romantiquement présente avec l'enthousiasme qu'elle suscite dans les espoirs du jeune Victor Frankenstein. Il se lance dans les difficultés scientifiques avec le même enthousiasme que les poètes romantiques à l'assaut de l'Olympe. Mais, à leur différence, ce n'est pas simplement un poème, moins élaboré que leurs visions, qu'il ramène. Il donne le jour à une créature qui inspire l'horreur. À son propre créateur d'abord, aux autres ensuite. Frankenstein est un créateur qui ne peut ni assumer son œuvre ni la détruire, pas plus qu'un chercheur en science ne peut faire en sorte que ses découvertes n'aient pas eu lieu. On se reportera aux inventeurs de l'atome militaire, ou aux débats actuels sur les clonages ou les utilisations du génome et des transgénismes.

Ce moderne Prométhée qu'est Victor Frankenstein ne crée pas une nouvelle race d'hommes libres, capables de se passer des anciens dieux comme les Lumières l'avaient imaginé — et Rousseau le premier, avec son nouveau Contrat social —. Il crée une seule créature, et c'est un monstre.

Est-ce donc une œuvre réactionnaire, ou simplement ironique par rapport aux idéaux lyriques du romantisme ?

Ce renversement du rôle du Prométhée romantique, rend à l'imaginaire, et peut-être l'idéologie, son statut de fantasme, et renvoie les choses humaines à leur dure réalité. C'est, avec Frankenstein, une manière pour Mary Shelley de placer l'idéalisation romantique de la figure de Prométhée dans la dimension de l'ironie, surtout si on la relie ainsi au thème comique de l'apprenti sorcier qu'avait mis en scène Goethe quelques années auparavant

C'est aussi, pour une fille d'athées, une manière de revisiter dans une perspective distanciée le mythe de la création tel qu'il apparaît dans la Genèse et qui renvoie à l'invention de la mort comme limite imposée à l'homme par le démiurgique élohim.

Peut-être fallait-il une femme, une mère confrontée à la mort, effectivement et dans sa chair, par celle de ses enfants, pour figurer l'indicible de ces complexités où la naissance et la mort sont fantasmatiquement liées. Ce texte est aussi, pour une fille de féministe, une manière de se situer face aux fantasmes masculins romantiques liés à l'hubris, de les remettre à leur place, en montrant qu'ils tentent souvent d'empiéter trop sur la dure présence du réel, avec les catastrophes que cela induit. C'est aussi le lieu d'une réflexion sur le monstrueux.

Une actualité du monstrueux

On est passé, depuis le romantisme, de Prométhée à Frankenstein et d'une réponse enthousiaste à une autre qui est à la fois ironique et tragique. Tragique, car c'est le sacrifice de la créature qui fonde la recherche des valeurs. Ironique parce que les démiurges ne sont plus des Titans et des dieux, mais des hommes à la fois pétris d'orgueil, irresponsables et dépassés par leurs créations.

Le cinéma a parfaitement saisi — en faisant du monstre le personnage central et ne laissant à Frankenstein que l'honneur du titre — qui était le vrai héros porteur de valeurs dans ce qui est devenu un mythe de notre modernité. Pourtant, à aussi une évolution est visible. La plupart d'entre nous ont connu ou connaissent d'abord Frankenstein par le cinéma, autrefois avec l'acteur Boris Karloff, dans le rôle du monstre. Le cinéma a ses propres règles, et l'aspect de “monstration” l'emporte sur le discursif. C'est dire qu'il a favorisé l'exposition de la créature (Boris Karloff) plutôt que le docteur Frankenstein. Mais pendant longtemps le cinéma n'a attribué au monstre que quelques grognements animaux. C'est récemment, avec Branagh, que le cinéma rend enfin la parole à la créature et que le problème qui s'est posé au docteur Frankenstein se repose avec acuité et une terrible urgence [9]. En effet, si la créature est morte, restent d'innombrables Frankenstein. Ils se veulent modernes Prométhées et n'en sont que grotesques et dangereux avatars.

De nos jours, en effet, l'alliance entre les apprentis sorciers de l'économie libérale et ceux de l'hubris technique ont favorisé d'autres monstruosités. Et ils les font passer du domaine du mythe à celui de notre environnement quotidien, oblitérant peut-être tout avenir.

Malgré le rappel de sa bonté originelle, de son désir d'aimer et de trouver des semblables, la créature de Frankenstein apparaît en effet comme la préfiguration du rejeté, de l'exclu, de l'immigré. Il préfigure l'inhumain déchet de la technique, que génère avec bonne conscience l'économisme ultra-libéral dans son désir de mondialisation/uniformisation.

La juste révolte de la créature devant l'injustice qui lui est faite, est celle des vaincus. Cet échec nous interpelle, comme l'échec de l'idéalisme de Rousseau, et la violence comme l'échec des Révolutions.

En fait, la figure du monstre de Frankenstein nous tend un miroir, où comme Caliban, nous refusons encore de voir notre vrai visage.

Notes

[1] Exergue que l'édition du Frankenstein en Penguin Popular Classics, 1994, qui se présente comme “complete and unabridged” oublie ou occulte :

T'avais-je requis dans mon argile, Ô Créateur
De me mouler en homme ? T'ai-je sollicité
De me faire surgir des ténèbres ?

Le Paradis Perdu, X, 743-745. Aubier. 1966.

[2]  Dans Le Paradis Perdu on trouve aussi des références aux Alpes (v-600-660), au chant des oiseaux (418-475) entre autres.

[3]  Voir la préface de Dracula et les siens. Omnibus. 1997

[4] De ce point de vue, le monstre participe de la théorie de la “statue animée” chère au XVIIIe siècle.

[5] Sauf indications contraires mes citations sont tirées de La bible de Mélan. Droguet et Ardant. 1967

[6] CHOURAQUI (André) Dans sa traduction il nomme Adam “le glèbeux” La Bible. Desclée de Brouwer. 1985. Genèse I-25

[7] BOTTERO (Jean) La plus vieille religion, en Mésopotamie Folio Histoire. 1997 p. 201… L'homme est créé pour servir d'esclave aux dieux, et ils sont créés mortels afin qu'ils ne prétendent pas les combattre par une multitude. On retrouve ce refus de la création d'une compagne par la peur qu'a Frankenstein de creer une race de monstres qui serait dangereuse pour l'homme. Frankenstein raisonne ici comme les dieux de la mésopotamie.

[8] On peut penser ici, autre référence biblique, à Caïn, errant sur la terre après le meurtre d'Abel, et qu'il est interdit de tuer, car l'Élohim a mis sur lui un signe. Genèse 4-15

[9] Il existe 28 adaptations cinématographiques faisant référence au monstre, et dont la première remonte à 1910.

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.