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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

La Science-Fiction explore les territoires de la création

les Ruines à contretemps : de Hubert Robert à la Science-Fiction

Première publication : Simulacres, nº 5, septembre-décembre 2001, p. 48-49

Les ruines sont un objet presque neuf dans la culture occidentale. Elles participent d'un temps organique. Dans la vision romantique de l'art, lisible chez Ruskin (Les Sept lampes de l'architecture, 1849), elles incarneraient même le stade ultime de la forme en mouvement. Signe qui interpelle le passé, souvent pour le reconstituer, la ruine s'apparente à une machine à voyager dans le temps, sans forcément aller dans un seul sens. Elle charrie du temps avec elle, mais elle se plaît également à le détourner, se révélant intempestive. Voilà que la ruine fabrique du contretemps, bouscule les repères, à l'instar du roman chez Carlos Fuentes qui invite à « imaginer le passé, et [à] se souvenir du futur. »

Dans cette perspective, le travail d'Hubert Robert est remarquable. Il s'inspire d'un genre indépendant de la peinture de paysage, qui sont les vedute. Dans ces "Vues de Rome", peintes pour les visiteurs étrangers, les artistes italiens des XVIIe et XVIIIe siècles inséraient une "ruine", un morceau de monument ancien démotivé, mais encore allusif et qui ouvrait au songe archéologique [1]. Cela se confirme avec le développement de l'archéologie, depuis les fouilles d'Herculanum (1738) et la publication de l'ouvrage de Piranèse en 1756, Antichità Romane. D'une part, l'objet archéologique se banalise et sert d'ornement pictural. De l'autre, il suscite la tension dans un paysage ordinaire, en instaurant une autre mesure du temps. C'est l'esprit des “caprices” de Gian Paolo Pannini, perceptible dans Galerie de vues de la Rome antique (1759). Hubert Robert ajoute au caprice et à la promiscuité temporelle. Il imagine la “veduta de plein air”, hybridant la peinture de paysage et la peinture de ruines véritables, envahies d'herbes et de temples devenus des étables ou des écuries. Mieux, il invente le thème des ruines futures avec une Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines (1796). Comme face à l'os de seiche du tableau de Holbein, le spectateur fait l'épreuve d'une anamorphose temporelle : il ne sait plus trop quand se situer.

Ce brouillage des temps, les auteurs comme Chateaubriand, Nerval, Dumas ou Gautier l'ont vécu en visitant les ruines d'Herculanum et de Pompéi. Ils se sont soudain retrouvés dans un rapport immédiat avec l'ancien. La nostalgie s'est effacée au profit de la présence du passé, un temps incertain. Madame de Staël ne dit pas autrement : « A Rome, l'on ne trouve guère que les débris des monuments publics […], mais à Pompéi c'est la vie privée des anciens qui s'offre à nous telle qu'elle était » [2]. Telle qu'elle était… formule étrange, résurrectionnelle, fausse évidemment mais vécue en vérité.

La science-fiction enfonce le clou intempestif des ruines, de façon spectaculaire — voir la statue de la Liberté à la fin de La Planète des singes de Schaffner (1967), et l'os préhistorique de 2001 : L'Odyssée de l'espace, à l'origine d'une ellipse abyssale. En littérature s'imposent le musée et le Sphinx rencontrés par le héros de Wells dans La Machine à explorer le temps. La nouvelle d'Octave Béliard, "Une exploration polaire aux ruines de Paris", "Les ruines de Paris en 4875" d'Alfred Franklin (1875) mêlent aussi voyage dans le temps et passé envisagé comme avenir de l'homme. De son côté, Chad Oliver nous introduit à la xénoarchéologie avec ses réussites et ses erreurs. On songe à "L'objet", au point de départ d'un paradoxe : comment justifier la présence d'un grattoir d'os sur Mars ? Le vestige incongru dit la nostalgie devant un passé décalé dans le futur — un déphasage illustré par Bradbury dans Les Chroniques martiennes. On peut aussi se rappeler "Épaves" de A. Bertram Chandler : une expédition trouve un curieux parallélépipède de papier vide, orné d'un chameau, sur la surface lunaire. Le lecteur comprend qu'il s'agit d'un paquet de cigarettes Camel ; ici, l'estrangement passe par la connivence. Les xénoarchéologues interprètent mal, mais ils engendrent d'autres chronologies ou généalogies, comme ceux de Stefan Wul dans "Expertise", qui classent une machine à coudre de marque Singer au rayon des instruments de musique.

Face aux ruines ou à leurs fragments en définitive, nous laissons nos fantasmes peupler un temps devenu matériau onirique, un temps décomposé et recomposé, un temps sorti de ses gonds. Bribes de mondes ou traces mnésiques, les ruines n'en finissent pas de virtualiser passé, présent et avenir.

Œuvres citées

Octave Béliard : "une Exploration polaire aux ruines de Paris". In : Lectures pour tous, 1911.

Ray Bradbury : Chroniques martiennes. Paris : Denoël, 1954.

A. Bertram Chandler : "Épaves". In : Fiction, nº 10, septembre 1954.

* Alfred Franklin : "les Ruines de Paris en 4875" (1875)
››› la Science-Fiction avant la SF (anthologie sous la responsabilité de : Monique Lebailly ; France › Paris : l'Instant • Griffures, troisième trimestre 1989 (septembre 1989)), p. 73-97.

Oliver Chad : "l'Objet". In : Fiction, nº 29, avril 1956.

H.G. Wells : la Machine à explorer le temps (1895).

Stefan Wul : "Expertise". In : Fiction, nº 54, mai 1958.

Notes

[1] Valérie-Angélique Deshoulières & Pascal Vacher (eds), la Mémoire en ruines : le songe archéologique dans l'imaginaire moderne et contemporain. Clermont-Ferrand : Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2000.

[2] Germaine de Staël : Corinne ou l'Italie (1807). Cité par Claude Aziza in Pompéi : le rêve sous les ruines. Omnibus, 1992, p. 35-38.

* note de Quarante-Deux : il s'agit bien d'Alfred Franklin, et non d'Auguste comme indiqué par erreur dans le livre cité.

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.