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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

La Science-Fiction explore les territoires de la création

L'image de Dieu et la Science-Fiction : "l'Étoile", d'Arthur C. Clarke, de la mythologie religieuse à une mythologie scientifique

L'idée de Surnature a longtemps fourni une base et une raison aux divers aspects du merveilleux que l'on trouve à l'œuvre dans des genres littéraires aussi différents que l'épopée, les fables, les contes féeriques ou le fantastique. Mais la promotion d'une rationalité de type scientifique comme seul moteur du sens, a contribué à la métamorphose du merveilleux ancien en fiction spéculative. Ce merveilleux nouveau découle de la diversité des possibles, rationnellement exploités par l'imagination humaine. Il rompt ses liens avec le surnaturel : il se pose comme un “merveilleux scientifique”. La science-fiction, à la poursuite d'un nouveau sense of wonder, est l'héritière de ce merveilleux laïcisé.

On peut cependant s'étonner du nombre et de l'importance des textes de science-fiction classique où se trouvent thématisés des mythes, des dieux, des religions. Pensons aux romans d'Olaf Stapledon, à la trilogie de Clive Sinclair Lewis, aux anthologies comme Autres mondes autres dieux, sans compter les nouvelles éparses comme "Les Boules de feu" de Ray Bradbury ou "Car je suis un peuple jaloux" de Lester del Rey, sans oublier "l'Étoile" de Clarke.

Doit-on déceler, dans cette attention aux strates anciennes de l'imaginaire, à ces figures de la Surnature, une inconséquence de la part d'une littérature qui se veut “de l'âge de la science” ? Une première réponse, d'ordre général, pourrait être que nul n'invente à partir de rien, et que dessiner les traits du “possible” n'implique pas que l'on gomme le visage du connu. Mais c'est là une assertion plus qu'une analyse précise. L'étude de la nouvelle "L'Étoile" d'A.C. Clarke nous permettra de préciser les rapports qu'entretient la science-fiction avec la Surnature et ses diverses images mythiques.

La Science-Fiction et les mythes anciens

Le mythe, nous rappelle Jolles, est une histoire, un “grand récit”, qui constitue la réponse à une interrogation que se pose une collectivité sur sa place et celle de l'homme dans l'univers. La science-fiction “classique” entame la rencontre, ou le dialogue, avec ces “grands récits” en transposant certains éléments de la configuration mythique de référence dans le cadre d'une nouvelle narration. Dans le texte de Clarke, la référence est connue, la mythologie répertoriée : il s'agit de tradition mythique judéo-chrétienne, avec les éléments connus et référencés : la Bible, et les éléments dont il sera question, par allusion sont l'étoile qui guida les rois mages lors de la naissance du Christ. Dans le cadre de cette nouvelle un “savoir neuf” — par hypothèse appuyé sur le développement des sciences — permet de questionner la réponse auparavant donnée par le mythe, et de préciser l'image de la Surnature, ainsi que les rapports qu'elle entretient avec les créatures.

Habituellement, cette reprise des éléments mythiques dans le cadre d'un nouveau récit tient rarement ses promesses. On se trouve souvent devant un simple remake. Les seuls changements visibles relèvent du travestissement de lieux, de temps, de noms, mais l'armature de la configuration mythique demeure visible en transparence, sans le moindre effet de questionnement. Le cas le plus fréquent est hélas celui où le surnaturel se trouve “expliqué” Comment ? Le récit mythique est présenté comme la lecture naïve d'un événement que la transposition littéraire explicite. Un événement, techniquement inconcevable dans une société donnée (et considérée comme inférieure) est interprété par la culture ambiante dans un langage qui fait — nécessairement — intervenir la Surnature. Le récit de science-fiction “rétablit les faits” : on ne compte plus les textes qui se situent dans cette perspective, qui montrent les Elohims comme des représentants d'autres galaxies ensemençant la planète Terre, Sodome pétrifiée par un bombardement atomique, Ezechiel voyageant en hélicoptère vers Ninive, ou Jonas avalé par un sous-marin. La Surnature y est niée, l'image du Dieu se confond avec celle d'Extra-Terrestres, dotés d'une technique avancée, proche parente de celle qui est la nôtre actuellement en Occident et devant laquelle de supposés “primitifs” prendraient nos représentants pour des dieux. Il n'en va pas de même dans le texte de Clarke.

Résumé de la nouvelle "l'Étoile"

Un Jésuite astronome conduit une mission scientifique pour examiner les restes d'une supernova. Il en revient troublé dans sa foi. L'analyse des débris montre que l'étoile qui guidait les bergers vers Bethléem a été cause de la destruction d'une civilisation stellaire dont les explorateurs trouvent les reliques. Que reste-t-il de l'image du Dieu d'Amour ?

Un questionnement de la dimension mythique ancienne

Cette nouvelle, "L'Étoile", évite le remake simple et l'explication du Surnaturel. Elle présente, plus qu'un affrontement, un dialogue entre deux images, deux savoirs qui sont présents dans le texte, avec les marques de leur puissance respective.

La tradition ancienne, religieuse et catholique se trouve bien représentée, avec ses références symboliques : le Vatican, le Crucifix, Ignace de Loyola, le Jésuite, la prière, le savoir sacré ancien de la Bible. Le savoir nouveau exhibe ses appareils — spectrophotomètres et ordinateurs. Mais le texte ne marque pas une opposition entre deux types de lecture du même événement : en effet, le même personnage, le Jésuite, un astrophysicien, est le dépositaire et le garant de la validité des deux domaines du “savoir”.

Au début, on peut croire à un récit fondé sur le “surnaturel expliqué” : en effet, dans une joute courtoise, s'affrontent le médecin athée et le Jésuite, devant un hublot où les espaces cosmiques déroulent leur immensité. Cette opposition est présentée comme rituelle, elle se situe lors du voyage aller, qui mène les astronautes vers le lieu de l'explosion, et relève d'un état des connaissances dépassé lorsque la narration commence. Pendant ce voyage aller, les choses étaient claires : d'un côté celui qui croyait que « les cieux proclamaient la gloire de l'œuvre divine », de l'autre celui qui se demandait comment imaginer « que quelque chose puisse s'intéresser à nous et à notre pauvre petite planète ». En ce temps-là, le Jésuite conciliait fort bien la profondeur de sa foi et le résultat de ses recherches. L'aménagement de son bureau, avec le portrait de Loyola au-dessus du spectrophotomètre, le Crucifix surplombant l'ordinateur, témoignait de cette absence de conflit et de la hiérarchisation des domaines.

Les choses vont se modifier, après l'arrivée du vaisseau sur le lieu de l'explosion. Les analyses effectuées, la date de l'explosion calculée, aucun doute ne subsiste : cette nova correspond bien à l'étoile des bergers. Dans un certain sens, comme le prétend un instant le Jésuite, « l'antique mystère est enfin résolu ». En fait, un autre débat s'est ouvert avec l'irruption d'éléments nouveaux, débat qui entraîne la composition du récit en forme de délibération. Ces nouveaux éléments, qui vont alimenter la méditation du Jésuite, sont présentés par lui avec une telle charge de concret, une telle évidence de quotidien qu'ils apparaissent à ses yeux comme irréfutables, inébranlables, insoutenables.

L'étoile, avant de se muer en supernova, a été le soleil d'une race d'humains : la mission en retrouve les archives soigneusement enfouies sur une planète de l'extrême périphérie du système. Leurs arts, leur histoire, leur vie, leurs paysages et leurs jeux sont là, tout comme les traces de leurs dérisoires tentatives pour tenter d'échapper à l'explosion annoncée de leur soleil. Cette volonté d'archiver implique un acte de foi en une humanité au sens large. Et ce souci de perpétuer, pour d'hypothétiques races futures, le souvenir de leur existence dans la mémoire d'autrui ébauche, de cette communauté laïque, un visage “humaniste”. Cette planète — monument, qui immortalise leur humanité sacrifiée — porte en même temps témoignage contre l'injustice de leur sort, qu'ils assument, et contre toute idée d'une miséricorde, ou d'un amour divin.

Un dieu inhumain

Le récit, à la première personne, est une récapitulation, une méditation et une délibération : le Jésuite s'y montre suspendu — comme le vaisseau sur le chemin du retour — entre les éléments nouveaux et les certitudes anciennes.

La méditation est triste : « Maintenant que j'ai vu cette œuvre, ma foi est sérieusement ébranlée ». Il interprète en effet l'explosion de ce soleil comme la volonté divine de sacrifier une humanité pour annoncer à une planète nouvellement élue, la Terre, une “promesse de vie”.

Jusqu'alors la tradition religieuse interprétait l'advenue de l'étoile de Bethléem comme un gage d'amour ; maintenant le Jésuite la perçoit comme un signe de forfaiture divine. Aussi regarde-t-il, aujourd'hui, le Crucifix comme un “symbole vide de sens” et parle-t-il de “l'ironie du sort”. Si la preuve est enfin donnée de l'existence d'un Créateur, sa présence est bien loin d'être le réconfort espéré par les croyants, puisqu'il peut, pour de nouvelles amours, sacrifier des humanités entières.

Cette idée de parjure divin, de trahison divine, est encore plus explicite dans la nouvelle de Lester Del Rey "Car je suis un peuple jaloux". Là aussi le Dieu biblique choisit d'être au côté d'un autre peuple qu'il élit : devenu le Dieu des armées d'envahisseurs extra-terrestres, il les mène à la conquête de la Terre. Le personnage central, un pasteur, se dresse alors pour combattre le Dieu félon.

Ni le pasteur de Lester Del Rey ni le Jésuite de Clarke ne sont effleurés par l'idée que le Dieu a ses raisons ; que Job en son temps a été soumis à des épreuves analogues, que leur révolte est peut-être démoniaque.

L'idéologie de la Science-Fiction

Cet oubli, curieux pour des hommes de Dieu, est symptomatique de l'idéologie de la science-fiction qui se veut porteuse d'une certaine idée de l'homme, de la civilisation, et même de la divinité.

Dans les deux cas, en effet, qu'est-ce qui justifie le désespoir ou la lutte contre le dieu que l'on pense félon ? Cette révolte a lieu pour les deux prêtres au nom de valeurs de l'amour des hommes, de la fidélité, de la miséricorde. Ce sont de ces valeurs dont la tradition prétend que nous en sommes redevables à la divinité elle-même, et ce sont elles qui ont permis, en retour, de concevoir une divinité paternelle, un Dieu humaniste. Que le récit révèle un visage divin non conforme à cette élaboration traditionnelle, que soit décapée l'image un peu incolore que la tradition a fini par imposer au Dieu biblique, alors ses serviteurs se croient mis en demeure de choisir les valeurs humaines contre la Surnature.

Dans "L'Étoile", les termes du choix sont clairs : d'un côté un dieu Moloch, terrible, indéchiffrable, imprévisible et comme hors de sa Loi De l'autre, des images de connaissance, d'amour, de solidarité, qui constituent une humanité dont le Dieu semble s'être exclu alors que tous les hommes, même ceux des étoiles lointaines, y participent.

Cette nouvelle, on l'a remarqué, met sur le même plan la réalité de la Surnature et la culture humaine appuyée sur une Science qui elle n'est jamais mise en question. Cela équivaut en fait à déifier cette Science, qui ainsi se confond avec le vrai et le bien, et reprend pour son compte non seulement la “fonction” divine de pourvoyeuse de vérité, mais aussi les traits “humanistes” que la tradition accordait à l'image de Dieu. La Science se présente comme le nouveau Dieu d'amour : un amour très sage, très maternel, très juste-milieu, alors que la Surnature s'est révélée en fin de compte porteuse d'angoisse, de trouble, de nuit, de trahison.

On n'assiste donc pas, avec la promotion de cette “rationalité de type scientifique”, à l'instauration d'un merveilleux radicalement différent. Il se fonde en fait sur un avatar du divin, enfin aseptisé et réduit à une dimension fonctionnelle. De nombreux textes de science-fiction vont constituer le corpus de cette nouvelle mythologie qui couvrira l'époque “classique” dont Butor pouvait dire en 1953 qu'elle constituait « la forme normale de la mythologie de notre temps ».

Cette période prendra fin lorsque la Science n'apparaîtra plus comme un modèle autonome et créateur de valeurs, mais comme le moyen de pouvoir de groupes, comme masque souriant d'une économie monstrueuse qui réduit les trois quarts de l'humanité à la pauvreté et à la désespérance au profit de quelques-uns.

Alors le consensus disparaîtra, l'horizon commun de ces textes s'effondrera au début des années 1970. On assistera alors à l'élaboration de thématiques nouvelles, dont les rapports avec les images de Surnature et les mythes, tout aussi présents mais plus complexes, restent à étudier.

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.