Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Roger Bozzetto : écrits la S.-F. Le démiurge dans la S.-F.

Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

La Science-Fiction explore les territoires de la création

Le démiurge dans la Science-Fiction : l'île bouffonne du docteur Moreau

Première publication : l'Insularité : thématique et représentations, l'Harmattan/Université de la Réunion, mars 1995, p. 441-447

Dans la préface de ses œuvres complètes, H.G. Wells conseille un ordre de lecture pour ses Scientific Romances : il vaut mieux, écrit-il, éviter de commencer par l'Île du docteur Moreau [1] qui est « plutôt pénible », car c'est un livre écrit « sous l'influence de Swift » et « consciemment sinistre ». En somme ce texte occupe une place un peu à part dans sa « prédisposition à faire de ces histoires une réflexion » [2].

La critique contemporaine de l'œuvre a été à la fois fascinée et déconcertée par cette fiction, mais tous les comptes rendus s'accordent sur le fait qu'il est difficile de saisir les intentions de l'auteur [3].

La critique ultérieure en poussant plus avant ses investigations, a vu dans cette “romance” des aspects très contrastés. L'île apparaît selon le cas comme : une mise en fiction d'hypothèses darwiniennes (Ponnau) [4], ou religieuses (Beauchamp) [5] ; elle est vue comme un iconoclasme (Patrick) [6], ou elle illustre une critique de la science (Bowen) [7]. Certains se sont intéressés à l'aspect satirique du texte (Philmus) [8], d'autres à son aura satanique (Vissière) [9]. Ajoutons que ce texte est situé dans une tradition littéraire, qui va de l'Utopie de More à Stevenson en passant par Robinson Crusoë et Les voyages de Gulliver à quoi j'ajouterai pour ma part La tempête. L'île du docteur Moreau est peut-être un texte hybride, où se mêlent l'ironie de More et le sarcasme swiftien. Elle donne une image pessimiste, “fin-de-siècle”, des espoirs nés de la science, qui sont utilisés ici dans le cadre d'une nouvelle Genèse, mais avec une optique proche de celle du docteur Frankenstein.

Cette œuvre se situe aussi dans le droit fil des polémiques sur le droit de coloniser, et de “civiliser” par la force des peuples entiers, sous le prétexte qu'ils sont technologiquement inférieurs. Un texte qui se situe donc bien dans le cadre d'une réflexion « sur les discussions politiques et sociales contemporaines » comme le soutient Wells, que Kipling avait amorcées avec Le livre de la Jungle et qu'il continuera avec son poème sur la “civilisation” des colonisés intitulé Le fardeau de l'Homme Blanc [10].

Nous envisagerons ce texte, qui met au centre une île, dans ses différentes dimensions. L'île apparaît d'abord comme un terrain d'aventures, mais celles-ci prennent bien vite une coloration allégorique, et mettent en travail des éléments de divers mythes. Wells utilise ces matériaux pour composer ce qu'on pourrait nommer une bouffonnerie tragique dont la vocation polémique est avérée.

L'île comme terrain d'aventure

L'île est d'abord présentée comme l'horizon d'un naufragé. Il s'agit en effet d'un roman à la première personne, et qui commence in medias res : le héros narrateur sera donc la seule source de nos informations sur son aventure dans l'île. Nous la verrons par ses yeux, nous la saisirons par ses sensations et l'éprouverons par ses sentiments, tout comme nous saurons par lui seul ce que les “humanimaux” [11] et les deux Blancs — Moreau et Montgomery — disent ou font. Mais le narrateur Edward Prendick — biologiste amateur — n'aborde pas directement l'île. Il a vu La Dame Altière, le vaisseau sur lequel il voyageait, faire naufrage, puis il a perçu que la barque, où il se trouvait à demi-mort, était abordée par le capitaine ivrogne de La Chance Rouge qui se débarrassera de lui en vue de ce qu'il nomme l'“île infernale” (ch. 2). Prendick n'abordera qu'ensuite, recueilli avec réticence, l'île qui n'a “pas de nom”, où Montgomery “habite” comme “proscrit de la civilisation” depuis dix ans, pour avoir “perdu la tête” un soir à Londres (ch. 2). Après les scènes de violence et d'arbitraire sur le bateau, où le capitaine se proclame “la Loi et les prophètes” (ch. 2), l'île apparaît à Prendick comme un havre de paix. Il voit donc comme un refuge cette “petite île cachée dans les ténèbres” (ch. 2). Il en décrit l'approche, il en montre la côte, la baie, la plage, les coraux, les fumerolles volcaniques, les laves et la pierre ponce. Et si une vague impression de malaise se fait jour, ce n'est pas à cause de l'île, mais de ses habitants « horribles caricatures de l'image du Créateur » (ch. 11).

Car cette île inconnue abrite un monde mystérieux. Bien qu'elle soit « en dehors de toute route connue » (ch. 3), on peut situer de façon vraisemblable ce qui deviendra pour le narrateur « l'île du docteur Moreau » (ch. 13). Quelque part dans l'Océan Pacifique entre le Chili d'où Montgomery revient, et Hawaï où La Chance rouge se dirige, ou bien entre Apia, capitale des Samoa, et San Francisco, puisque telle est la route suivie par le bateau qui recueille Prendick à la fin. En somme du côté des Galapagos où Darwin a conçu L'Origine des espèces [12]. Il ne s'agit donc pas d'une île abstraite, comme l'Utopie de More, ou la Lilliput de Gulliver. L'île a donc tout au long du récit une présence, et une intense matérialité. Prendick la décrit de jour et de nuit, car il la parcourt et nous la fait découvrir dans le cadre de ses aventures qui prennent plusieurs visages : une sorte d'enquête, une fuite panique, une chasse où il est le gibier, puis un enfer. Île qu'il fuira, en s'éloignant du rivage par à-coups, comme il s'en était approché. Il nous en montre les plages, les récifs, comme les forêts, le ravin et les grottes où vivent d'étranges peuples avec des rites curieux. Il nous parle des crépuscules tropicaux rapides, de l'advenue subite de l'obscurité et des dangers que cela comporte : la nuit facilitant chez les habitants “civilisés” par Moreau, la remontée de l'animalité, ce que la Loi interdit. Cette présence matérielle de l'île joue un rôle important. Du simple témoin naïf, elle fait un acteur curieux et horrifié, un combattant puis un exilé. Le texte lui-même insiste sur l'aspect d'insularité : le vocable “île” revient une trentaine de fois, accompagné de qualificatifs. Cette présence massive de la réalité de l'île induit donc d'emblée des effets spécifiques. Cadre “réaliste” et topographie renvoient à la notion de récit d'aventures, comme chez Jules Verne ou Stevenson.

Mais ce mystère lié à l'aventure recouvre en fait une inquiétude plus profonde que l'on sent aussi bien chez les deux Blancs démiurges que chez les autres habitants soumis à la Loi.

Choses et événements sont angoissants sur cette île que Moreau qualifie de “station biologique” (ch. 3) : elle cache un secret, comme la “chambre de Barbe-bleue” (ch. 3). Depuis plus de dix ans, l'île inhabitée à l'origine a été occupée par Moreau et Montgomery — tous deux chassés de Londres. Moreau pour avoir cédé à « l'enivrement des découvertes scientifiques » (ch. 4) sans se soucier de la souffrance infligée à ses cobayes, et Montgomery pour une “bêtise” assez importante pour qu'il ne puisse envisager de retourner en Angleterre (ch. 12).

Le narrateur nous fera peu à peu pénétrer dans cet univers où sa curiosité comme ses fausses interprétations vont favoriser la rupture de l'ordre écologique artificiel qui s'était instauré entre les Blancs et les “humanimaux”, les hommes et “créatures grotesquement humaines” (ch. 5), seuls îliens après la mort des premiers serviteurs Canaques.

Lorsque Moreau et Montgomery seront morts, Prendick demeurera pour dix mois le seul homme de l'endroit. Ce sera moins son regard sur l'île qui nous parviendra alors, que ses réflexions : le narrateur s'effaçant au profit du commentateur philosophe, prisonnier de l'île. L'intérêt pour les aventures de Prendick s'amuït alors devant le sens du projet du docteur Moreau. Par là, le roman d'aventures prend un sens allégorique.

L'île comme lieu d'allégorie ?

Le texte a induit, comme on l'a vu, diverses lectures, utopique, satirique, religieuse et grotesque. Examinons-les.

Sommes-nous dans le cadre d'une utopie ? Il est vrai que le choix de l'île, pour l'Utopie de More [13] est plus discursif que narratif. L'île devient le lieu coupé de l'Histoire où un autre possible peut s'incarner. D'ailleurs cette île, chez More, on ne la voit jamais : elle est d'ailleurs nommée pour être absente puisque son nom même incarne le non-lieu. C'est-à-dire qu'elle figure l'espace d'un paysage intellectuel dans le cadre d'une spéculation, semblable à ce que Francis Bacon nommait les experiencia litterata [14]. Par ailleurs dans les deux cas, le texte supporte un discours programmatique : chez More il est omniprésent, celui de Wells occupe le ch. 8. Cependant alors que nous avons chez More une île artificielle pour expérimenter sur des hommes naturels, ici nous sommes dans le cadre d'une île naturelle pour expérimenter sur des hommes artificiels. Mais où les hommes de More sont des abstractions, les animaux de Moreau s'appuient sur la force de l'instinct, qui finit par ressurgir.

Serait-ce alors une dystopie ? Il n'existe pas d'île en dystopie : l'utopie réalisée est censée avoir conquis le monde entier. On assiste dans la dystopie à une révolte de l'humain devant la prise de conscience d'un mensonge social, ce qui implique la création d'une subjectivité. De plus, la dystopie est une œuvre de combat contre l'utopie, en ce que celle-ci est collectiviste, et ce combat se mène au nom d'un individualisme appuyé sur le libéralisme économique [15]. Peut-on vraiment transposer ici cette thématique ? La prise de conscience de l'homme asservi par un système utopique peut-elle être assimilée à la résurgence de l'instinct chez les animaux “civilisés” par la force ? C'est d'autant moins soutenable que cette réaction survient après la mort de Moreau, quand les contraintes de la Loi apparaissent discutables.

Utopie atypique, peut-être “satanique” le texte de Wells s'insère aussi dans une autre tradition, qui est celle du conte philosophique lié à l'île. Comme Robinson, Montgomery a tenté de faire des humanimaux de dociles Vendredi. Comme Gulliver lors de son quatrième voyage, Pendick quitte son île pour retrouver à Londres l'animalité sous-jacente des visages humains, ainsi que le bavardage simiesque dans les sermons des prêtres (ch. 14). Comme le docteur Frankenstein, Moreau a joué à l'apprenti sorcier [16]. Pourquoi alors le résultat aboutit-il à du “grotesque”, ce qui n'est le cas ni de Frankenstein, ni chez Swift, ni chez DeFoe ? Une première réponse pourrait être celle-ci : les auteurs cités illustrent dans leurs fictions semi-didactiques des thèses claires. Elles sont d'autant plus claires qu'elles demeurent abstraites, c'est-à-dire, comme chez More, de pures spéculations. Le texte de Wells, en revanche, se détache un arrière-fond scientifique et philosophique neuf, celui d'une théorie récente et controversée de l'évolution qui contredit les thèses religieuses créationnistes [17]. Mais, et c'est là l'ambiguïté de Wells, son roman n'est pas simplement le « passage à la limite fictionnelle » d'une hypothèse extrapolée sur la plasticité des espèces [18]. La mise en fiction aboutit en fait à peindre un double échec. À cause des résultats “grotesques” de la chirurgie associée à l'hypnose, et surtout par son aspect éphémère. Moreau s'est voulu démiurge, il est tué par sa créature ; il s'est voulu ordonnateur des tables de la Loi, celle-ci est rapidement oubliée. Mais la Création divine n'en ressort pas grandie pour autant : l'animalité des hommes, on l'a vu, réapparaît désormais sans cesse aux yeux décillés du narrateur et, tout comme celle de Moreau, la Création semble insensée et sans but « Quelle stupide invention que ce monde » déclare Montgomery (ch. 12) sorte d'écho négatif à la parole de Miranda dans La Tempête découvrant le monde des humains : « Brave New world ». Cela pourrait donner un sens à l'aspect de dérision satirique, remarqué par les critiques et assumé par Wells qui parle à propos de ce texte de “grotesque théologique” [19].

La multiplicité des lectures laisse entrevoir une richesse, d'interprétation, qui tout en laissant apparaître la présence de sens figuré, échappe à l'allégorie. En effet si celle-ci suppose bien la présence d'un sens figuré, elle le veut univoque et sans ambiguïté. Ce qui nous incite à considérer l'île du docteur Moreau comme fiction créant un espace mythique.

L'île comme espace mythique

Nous parlerons d'espace mythique plutôt que de mythe : le mythe est en effet un discours figuré sous forme de récit, et il se présente comme une réponse à une question humaine fondamentale : il est donc assertif malgré la forme fictionnelle. Ce n'est pas le cas des scientific romances de Wells, qui si elles se présentent bien comme des fictions incitant à une lecture figurée, ne proposent pas une lecture assertive : elles laissent la question ouverte, provoquant à la réflexion plus qu'induisant une réponse. C'est ce qu'on remarquera dans l'épilogue de la Machine à Explorer le temps, et bientôt dans celui de La Guerre des Mondes. De plus, dans L'île du docteur Moreau, le ton satirique et iconoclaste se situe bien loin de l'aspect assertif du mythe. Cela étant, ce texte fait référence à de nombreux mythes auxquels il emprunte des éléments, mais en compose-t-elle pour autant un ? On notera d'abord que le temps passé dans l'île par Prendick est encadré, comme dans de nombreux “mythes du héros” par le naufrage et la mort. Dans la première barque il voit ses deux compagnons se battre et mourir, et c'est encore un canot piloté par deux morts (dont l'un semble encore être le capitaine de la Chance Rouge) et qui lui sert pour fuir l'île et retrouver Londres. Dans ces deux cas, comme avec les deux Blancs de l'île, Prendick demeure chaque fois le “tiers vivant”, bien qu'il n'ait nulle responsabilité dans la mort de ses compagnons : il est l'élu — ou le porte parole. Cette répétition — inexpliquée — installe aussi le récit sur un fond archaïque : l'apprenti revient du pays des morts.

De plus, il est revenu à l'humanité après avoir vécu proche de l'animalité : il revient dans les deux cas d'un au-delà, ce qui justifie son témoignage distancié et ses visions de l'humanité encore engoncée dans l'animalité. Ce témoignage de celui qui est allé “au-delà” est proche du récit du voyageur temporel dans La Machine à explorer le temps [20].

La rencontre avec l'animalité s'est faite par l'intermédiaire de la science, incarnée par Moreau [21]. Mais celui-ci jouant au démiurge donne une dimension religieuse à ses actes. L'île devient alors un laboratoire de Genèse, le texte reprenant alors à son compte de façon burlesque l'hypothèse créationniste, avec Moreau dans le rôle du créateur [22].

L'ironie de la chose veut que cette réalisation de l'humain dans une optique créationniste, et qui aboutit à une “parodie d'humanité” soit faite en liaison avec l'hypothèse évolutionniste [23]. En effet, que fait Moreau sinon jouer à remplacer l'évolution, et tout aussi gratuitement, puisqu'il est guidé par l'arbitraire, et par l'absence de finalité. Le texte nous présente donc bien une double strate renvoyant à des éléments mythiques judéo chrétiens, sans que cela constitue un mythe nouveau.

Mais le remaniement ou l'actualisation d'un mythe n'est jamais gratuite, cela se fait toujours dans le cadre d'un contexte qui tend à l'éclairer. La reprise du mythe de Prométhée, et de son avatar Frankenstein au XIXe siècle, n'est pas due au hasard. En quoi la variation wellsienne sur la Genèse en liaison avec l'île utopique est-elle spécifique de cette fin du siècle ? En quoi semble-t-elle répondre aussi à une interrogation sur les présupposés de la “civilisation” des autres peuples ?

Une mise en question des mythes coloniaux ?

Nous interrogerons le texte sur quatre points : le rôle du capitaine de la Chance rouge, l'élimination de Canaques, la présence de la Loi, et le retour à l'animalité.

Le capitaine représente, sur le bateau “la Loi et les prophètes”, comme Moreau sur l'île [24]. Le capitaine ivre est en quelque sorte le pendant divin ou satanique de Moreau. Or si le bateau représente métaphoriquement l'humanité — depuis au moins la Nef des fous —, il est aussi au XIXe siècle une métaphore la société civile et de sa hiérarchisation : pensons à Melville aussi bien dans Taïpi que dans Moby Dick. Le capitaine, ivrogne, bestial et arbitraire incarne donc la représentation obscène de la Loi dans la société d'origine de Prendick, l'Angleterre. Le bateau est le microcosme d'une société fondée sur la brutalité et l'arbitraire ; d'ailleurs d'après Montgomery le bateau provient “du pays des fous” (ch. 1).

Moreau dans son île aussi tend à faire des animaux des sous-êtres qui lui sont soumis par force, et qui obéissent aux lois qu'il impose arbitrairement. Prendick se trouve certes entre deux univers mentaux, mais qui fonctionnent selon le même système, celui de la Loi d'un seul érigée en Loi universelle, aussi bien dans l'île que sur le bateau.

Cette Loi est censée être dans l'île celle de la civilisation — c'est-à-dire de l'ensemble de règles et de coutumes qui permettent à l'Homme Blanc de se distinguer de l'animal — on en a vu l'un des résultats avec le capitaine — mais aussi des autres hommes. Car sinon on ne comprendrait pas pourquoi le récit rend nécessaire — sans en donner de raisons valides — la disparition des Canaques. L'île devient une colonie, que le Blanc peut s'approprier et peupler comme il l'entend, car, ainsi que le dit Moreau « Je me rappelle la verte tranquillité de l'île et l'océan vide autour de nous… L'île semblait m'attendre » (ch. 8 ; c'est moi qui souligne). Il était donc nécessaire qu'il y eût au début, pour les travaux ancillaires, des Canaques, mais dès que les animaux ont commencé d'être “civilisés”, c'est-à-dire transformés et pour certains dressés, la présence des serviteurs Canaques devenait superflue. Ainsi les Européens, après la disparition des Indiens peuplent-ils l'Amérique d'esclaves africains [25].

Dans cette perspective, il est possible de situer la part bouffonne de l'enseignement de la Loi, à l'aide des ingrédients de la peur (la maison des souffrances) de l'hypnotisme et de la répétition, lors de cérémonies de confirmation (ch. 10). Les animaux ne sont plus soumis à leurs instincts ni à leurs coutumes : ils ont été transformés et transplantés sur une terre inconnue, pour y subir une vie qui leur est étrangère et va contre tous leurs instincts : ils ont été “civilisés” autant qu' “humanisés”. Or cette “civilisation” qui est une simple adéquation aux règles de la bienséance victorienne — pensons à la monogamie imposée, à la “décence” présentée comme nécessaire — se présente de façon bouffonne comme la seule voie possible d'“humanisation”. Elle rappelle curieusement les comportements des religieux dans les mers du Sud, si l'on en croit Melville dans Taïpi et Omoo.

Darko Suvin fait remarquer qu'il s'agit peut-être là d'une réponse ironique au Livre de la Jungle de Kipling, où l'on s'en souvient, le petit homme aussi apprend la Loi [26]. C'est sans doute vrai, mais cela va plus loin. Kipling n'a pas été simplement le conteur merveilleux de ce livre, il a « entonné mieux que personne… la marche guerrière de l'homme blanc autour du monde » [27]. Et dans l'île du docteur Moreau, on peut trouver une sorte de parodie bouffonne des ambitions de la “civilisation” entendue comme asservissement des peuples autres, au nom d'une supériorité de nature, presque divine, du Blanc occidental. [28] Le résultat en est que dès la mort de Moreau, la Loi — qui n'est pour les “créatures” qu'un plaquage non intériorisé, car il ne répond pas à une nécessité — se perd. Le vernis victorien et colonisateur s'efface, les coutumes antérieures, vitales et authentiques, reprennent leur place et leurs droits. Le mythe de la “civilisation” des peuples barbares par l'Europe, et particulièrement par l'Angleterre dans le cadre de l'Empire, sans doute entamé dans la fiction avec Robinson Crusoë, est présenté ici dans la perspective dérisoire d'une tragédie bouffonne.

Conclusion

Comme tout texte important, L'île du docteur Moreau est d'une grande richesse, il donne donc lieu à des interprétations cohérentes mais multiples et donc irréductibles à une simple allégorisation. En voici les strates :

Wells a d'abord voulu écrire un roman d'aventures (le titre de la première partie de sa première version est Mystery Island). Il est certain qu'entre temps il a relu Docteur Jekyll et mister Hyde, tout en s'intéressant à la plasticité des espèces, car le problème du “chaînon manquant” a fait fantasmer les paléontologues de l'époque. De plus, comme il l'avoue, il se situe, pour le ton, dans une optique swiftienne. Sur quoi porte donc le côté sarcastique ?

Moreau est une sorte d'avatar de Prospero, mais dans un contexte différent. Nous ne sommes plus dans l'enthousiasme faustien de la Renaissance, mais dans celui plus sombre et plus pessimiste d'une mentalité fin-de-siècle, où la science et l'éthique — à propos de l'idée de “civilisation” — divergent. Cette divergence, niée dans le discours dominant, est ici illustrée par Wells sur le mode du sarcasme froid, renvoyant à un “grotesque” — théologique et idéologique.

L'île du docteur Moreau se situe donc au confluent de deux réalités : celle du développement de la science et des techniques, et celle de la colonisation, les deux étant liées dans l'idéologie comme dans les faits de l'époque [29]. Cela nourrit deux types de fiction, celles des chantres de l'Empire de la science et de la “civilisation”, et le texte de Wells qui en est (entre autres) la parodie sous forme d'une tragédie bouffonne.

Notes

[1]  L'édition à laquelle je me réfère est la première traduction française, parue au Mercure de France. La pagination renvoie au Livre de poche : la Machine à explorer le temps suivi de l'Île du docteur Moreau. Paris, 1961

On peut noter que cette version, française, du texte de Wells ne correspond pas exactement à la version anglaise sur quelques points intéressants, même si, dans l'ensemble, il s'agit du même récit. D'après le spécialiste Philmus, il s'agit de la traduction d'une version “coloniale”

[2]  Wells (Herbert George) : préface aux Scientific romances . London : Victor Gollanz (1933). Traduction par Nelly Stephane in Europe, spécial Wells et Rosny, nº 681-682, janvier-février 1986, p. 44 -48. « l'Île du docteur Moreau est un exercice de blasphème juvénile. De temps en temps, bien que je l'admette rarement, l'univers se projette dans ma direction avec une grimace hideuse. cette fois-là il grimaça, et je fis de mon mieux pour exprimer ma vision de la torture sans but de la création. »

[3]  Parrinder (P.) : H.G. Wells: the Critical heritage. London : Routledge, 1972. « Par moments on est tenté de croire que son intention est de faire une satire des présomptions de la Science, ensuite que son but est de parodier l'œuvre de création divine et de critiquer la manière dont Dieu traite ses créatures » (CR anonyme Guardian, 3 juin 1896).

[4]  Ponnau (Gwenhaël) : "La preuve par deux du darwinisme : la Machine à explorer le temps et l'Île du docteur Moreau". Europe spécial Wells et Rosny, nº 681-682, janvier-février 1986, p. 76-88.

[5]  Beauchamp (Gorman) : "the Island of doctor Moreau as theological grotesque". in Papers on language and literature 15, p.  408-417. 1979.

[6]  Patrick (J. Max) : "Iconoclasm, the complement of utopianism". Science fiction studies nº 9, july 1976, p. 157- 163. “most utopias have been more significant and influential in their normative and iconoclastic functions than as ideals and models”.

[7]  Bowen (Roger) : "Science, myth and fiction in H.G. Wells: the Island of doctor Moreau". Studies in the novel 8 (3), Fall 1976, p. 318-333.

[8]  Et surtout Philmus (Robert. M) : "the Satiric ambivalence of the Island of Ddoctor Moreau". Science fiction studies nº 23, vol. 8, part 1, March 1981, p. 2-11.

[9]  Vissière (J.-L) : "L'Utopie satanique : l'Île du docteur Moreau" in Europe spécial Wells et Rosny, nº 681-682, janvier-février 1986, p. 65-69.

[10]  Wells (Herbert George) Préface aux Scientific romances op. cit. p. 42

Kipling (R) Le livre de la Jungle (1894) Le second livre de la jungle (1895), Le fardeau de l'homme blanc (1899).

[11]  Terme utilisé par J,-P. Andrevon et A.  Shokloff in Cent monstres du cinéma fantastique d'après Vissière, op. cit., p. 66.

[12]  en 1856.

[13] Utopus, on s'en souvient, choisit une presqu'île qu'il transforme en île, se coupant de la terre et (symboliquement) de l'Histoire

[14]  Dans De Dignitate et Augmentis Scientarum (1623), Bacon propose un certain nombre de moyens qu'il nomme experientia litterata ou expériences guidées (c'est-à-dire maîtrisées en leur conceptualisation) afin de tenter des essais à la lumière des connaissances acquises selon les manipulations de type : variation, prolongation, translation ou renversement.

[15]  Bozzetto (Roger) : "la Subversion de l'utopie par le récit". Autrement dire nº 1-2, p. 155-168. Presses de l'Université de Nancy II, 1987.

[16]  Dans la première version du texte, Prendick est mort, mais Moreau le ressuscite. De plus Prendick discute avec une madame Moreau du livre de Stevenson, Docteur Jekyll and mister Hyde

[17]  L'église anglicane s'accommodera rapidement des thèses darwiniennes. Voir Henkin (Leo J.) : Darwinism in the English novel 1860-1910. NY Corporate Press, 1940.

[18]  Verdonck (Eric) : "l'Île du docteur Moreau ou l'hypothèse de “la plasticité des espèces” examinée." Cahiers de l'imaginaire nº 15-16., 1985, p. 59-67

[19]  Wells (Herbert George) : préface aux Scientific romances, op. cit., p. 45

[20]  Les liens entre les deux œuvres ont été analysés par G. Ponnau dans l'optique darwinienne. op. cit. supra.

[21]  On peut aussi trouver ici une résurgence de la figure de Circé, ainsi que de son fils Comus, au ch. 7. Voir Loing (Bernard) : H.G. Wells à l'œuvre — les Débuts d'un écrivain. Didier. 1984.

[22] C'est en ce sens que l'on peut lire des remarques qui renvoient directement à la Bible. Ressemblance avec le dieu de l'Ancien Testament « Le vieux Moreau, pâle et terrible » (ch. 7) apparaît à Prendick qui a entrevu le mystère du laboratoire. Création d'un serpent qui porte la mort dans ce nouveau Paradis (ch. 8). Et voici ce que dit Moreau : « Je fis mon premier homme… toute une semaine jour et nuit je le façonnai… après cela je pris quelques jours de repos » (ch. 8) ou le « croissez et multipliez » du ch. 3.

[23]  On notera divers aspects. D'une part que cette “création” n'est en rien darwinienne : elle est due non pas à la “survivance du plus apte” mais à l'arbitraire d'une espèce techniquement supérieure. De plus comme le fait remarquer Ponnau, Moreau comme créateur est à la fois « impassible comme la nature » mais aussi « esthète ». Enfin on peut se poser la question de savoir si Wells ne traite pas à sa manière du problème fascinant du “chaînon manquant”, qui passionnait les biologistes. Paraissait en effet la même année de Bierbower (Austin) From monkey to man, or the society of the tertiary age. A story of the missing link, showing the first steps of industry. Chicago. Dibble. 1894. Rappelons que Rosny aborde aussi ce problème, dans une optique toute autre avec Dans les profondeurs de Kyamo (1896)

[24]  B. Loing, op. cit., suggère que Moreau est à la fois docteur Jekyll et mister Hyde, le diable et le bon Dieu.

[25]  R.M. Philmus (op. cit. supra) propose une explication un peu différente. Wells avait commencé à écrire un mystery gothic sur le modèle du Docteur Jekyll and mister Hyde, puis il aurait lu de Fr. C. Constable the Curse of the intellect (1895), histoire d'un singe éduqué qui se révolte et tue son maître. L'auteur aurait infléchi sa démarche dans le sens de la peinture d'un conflit entre instinct et éducation.

[26]  Suvin (Darko) : Pour une poétique de la science-fiction. P.U. de Laval, Québec, 1977, p. 148.

[27]  London (Jack) : extrait de Profession, écrivain (1901) qui sert de préface, sous le titre "Mort Kipling ? il ressuscitera !" au recueil Rudyard Kipling in Bouquins. Laffont, 1987, p. XIII.

[28]  Prendick, lui, n'est pas vu totalement comme un représentant de cette civilisation supérieure, il n'est qu'une sorte d'intellectuel, une “belle âme” : il n'agit pas, il rend compte et médite.

[29]  Wells est anticolonialiste pour des raisons humanitaires (il n'est que de se référer au ch. I de la Guerre des mondes, qui date la même année, à propos de l'extermination du dodo et des Tasmaniens).

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.