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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

Jalons pour une histoire de la Science-Fiction

Wells et Rosny aux racines de la Science-Fiction moderne

Première publication : Europe, nº 681-682, janvier-février 1986, p. 3-11 (numéro spécial H.G. Wells & J.-H. Rosny Aîné)

Voici deux écrivains multiformes, mais surtout connus par leurs créations dans le genre du Merveilleux Scientifique, qui deviendra la science-fiction. Ils vivent à peu près à la même époque : Rosny naît en 1856. Wells en 1866. Ils ont eu, en gros la même période de production, puisque meurt en 1946 et Rosny en 1940. L'un est anglais, l'autre, d'ascendance plus cosmopolite, est reconnu comme auteur français, bien qu'il soit né en Belgique. Tous deux ont fait la quasi unanimité à propos de leurs œuvres d'imagination : à la fois chez les critiques et dans le public. Et pourtant, leur destin diffère.

Wells est mondialement connu. Il a été reconnu, au-delà des cercles littéraires, par des hommes politiques aussi différents que les deux Roosevelt, Lénine, Hoover et Staline — qui l'aurait souhaité comme biographe. Pour des millions de lecteurs, il a incarné le guetteur qui découvrait "la forme des choses à venir" : un prophète et un voyant. L'Encyclopedia Universalis lui consacre deux pleines pages élogieuses. À l'opposé, Rosny n'a droit qu'à une petite colonne, et encore, dans un supplément. Une multitude de travaux scrute l'œuvre et la pensée de Wells, un institut lui est dévolu, il est le sujet de thèses innombrables, aussi bien dans les pays anglo-saxons que dans le reste du monde, et même en France, où on en dénombre récemment deux.

Rien ou presque de récent sur Rosny, sauf un travail fait par un universitaire américain, il y a dix ans. Il est peu connu, malgré l'adaptation cinématographique de la Guerre du feu, qui a pour effet de le confiner dans un genre où, certes, il a excellé — au contraire de Wells — mais où il ne s'est jamais enfermé. Le centenaire de sa naissance n'a donné lieu qu'à de rares hommages. Inutile de le chercher dans les manuels d'histoire littéraire : on se souvient de lui uniquement pour lui reprocher d'avoir signé le Manifeste des cinq, qui marquait une rupture avec le naturalisme de Zola. Rien ou presque dans les morceaux choisis infligés aux élèves : les institutions littéraires, où il a pourtant régné en son temps, ont occulté son nom. Et même la SF, qui lui doit tant, qu'il a contribué à inventer, est ingrate avec lui. Quand les historiens du genre scrutent les temps passés pour y discerner les "pères fondateurs" c'est Jules Verne, c'est Wells que l'on cite.

Et pourtant, si l'on se reporte aux dates ! Certes il écrit après Jules Verne dont le Voyage au centre de la terre date de 1864, mais il écrit les Xipéhuz en 1887 ! et qui ne voit le formidable blond, dans l'exploration imaginaire de la réalité, que ce texte constitue par rapport à Robur le Conquérant, le roman vernien de l'année précédente ! Or, Wells ne publiera qu'un an plus tard la première version de ce qui deviendra la Machine à explorer le temps !

1896 est une bonne année pour les comparaisons : Verne publie Face au drapeau, Wells l'Île du docteur Moreau et Rosny Un autre monde et le Cataclysme. Sans se livrer au jeu gratuit des hiérarchies de valeur, on peut quand même admettre qu'une voix neuve, qu'une sensibilité originale dans le domaine de l'imagination scientifique a émergé. On comprend mal pourquoi elle a été occultée par la suite. D'autant que si Wells a plus ou moins abandonné les "scientific romances" où il s'était révélé, au profit des utopies, des prophéties et pour la recherche d'une légitimation par le roman "réaliste", Rosny, lui, continue de produire des textes de merveilleux scientifique, même s'il alterne avec des romans de mœurs. Sans donc tirer un trait sur ses "romans sociaux", il nous offre encore beaucoup dans le domaine du Merveilleux Scientifique. En 1922, l'Étonnant Voyage de Hareton Ironcastle puis le Trésor dans la neige, et les Navigateurs de l'infini : Trois œuvres remarquables, dont il est curieux qu'on tienne si peu compte, même dans le microcosme de la SF.

Il n'est pas question de mettre en doute la valeur des œuvres de Wells, ni la légitimité de sa renommée, pas plus que celle de Jules Verne. Pas question de vouloir "exhumer" un écrivain que nombre de ceux qui l'ignorent considèrent comme mineur. Mais ce destin littéraire pose problème, et permet peut-être de s'interroger sur les liens qu'entretiennent les auteurs, les œuvres, les institutions et les médias — entre la valeur d'innovation d'une œuvre et l'image de marque de son auteur si l'on préfère. Aussi bien dans le moment de son émergence sur la scène littéraire qu'ensuite, sur "l'effet de société" d'un auteur, d'une œuvre, d'un genre.

À la différence de Jules Verne, qui est un auteur de l'époque naturaliste, et parfaitement représentatif, Rosny et Wells sont des écrivains de l'époque symboliste, ce qui peut étonner compte tenu de l'image de mièvrerie qui est accolée à la littérature de cette époque. Ils sont les contemporains et les égaux de J. Conrad, ou H. James, pour Wells — de Huysmans, A. France, M. Proust, pour Rosny. Tous deux ont une formation scientifique : Rosny écrira un ouvrage de philosophie portant sur la percée des sciences, le premier ouvrage publié de Wells est un manuel de biologie. Wells a suivi les cours du disciple de Darwin, Th. Huxley, Rosny fréquente les cercles des physiciens et des mathématiciens de son temps. Curieusement, aucun des deux n'achève ses études, pour des raisons financières : Wells enseigne quelque temps, Rosny travaille dans des bureaux, à Bruxelles, puis pendant dix ans à Londres — où il aura sans doute croisé Wells ! Alors que le premier texte fictionnel de Wells est une "scientific romance", Rosny a écrit un roman sur les bas fonds de Londres. Rentré en France il le fait publier, ce qui le lance dans l'arène littéraire. Tous deux écriront un "Roman d'un cycliste" et tous deux travaillent pour des périodiques. La Saturday Review puis le Strand Magazine pour Wells, de multiples revues pour Rosny aussi bien le Journal des voyages, Je sais tout, que des revues plus littéraires. En fait, tous deux visent le public neuf, nouvellement alphabétisé et semi-cultivé, que la science et ses réussites techniques fascinent, puisqu'il y voit la promesse de nouveaux progrès prolongeant ceux dont il vient de bénéficier et qui ont contribué à le constituer en classe moyenne. Public neuf, à l'esprit critique moins affûté, avide de merveilles exotiques et scientifiques. Les deux choses sont alors plus ou moins liées par les idéologies de la conquête de mondes nouveaux, de pays nouveaux et de domaines encore inconcevables à conquérir, comme déjà les colonisations en ont donné un aperçu.

Tous deux se font donc reconnaître et du public et des institutions de leur pays. Ajoutons simplement que si Rosny lit Wells et l'admire, on n'a aucune trace de la réciproque. Wells est traduit en France. Henri Ghéon, Théodore de Wyzeva, Paul Valéry en font des compte rendus, des articles paraissent sur « Wells et le style », « Wells et le Merveilleux Scientifique », plus tard « Wells sociologue », « Wells historien ». Dès 1904 on s'intéresse à l'image de Wells chez les critiques français, alors que Rosny demeure un inconnu dans le monde anglo-saxon. Seul le Félin géant sera traduit, dans les années vingt. Disons que Rosny s'exporte mal, au contraire de Wells, qui a une surface médiatique et critique internationale.

Il est perçu bientôt comme une sorte de maître penseur de la nouveauté du monde qui se crée sous les yeux du public. Des lecteurs pour qui les modèles victoriens — en politique, en économie, en morale — sont sentis comme obsolètes. On ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres. Wells donne à imaginer autre chose. Même s'il ne convainc pas, il ébranle

Rosny est reconnu par un public nombreux, certes, mais il ne répond pas à la même attente, qui n'est peut-être pas aussi évidente en France qu'en Angleterre, pour des raisons qui resteraient à déterminer. Il est apprécié de ses pairs, Daudet tient les Xipéhuz pour une œuvre "de fantastique neuf et terrifiant, même après le Horla et Arthur Gordon Pym", les Goncourt le reçoivent dans leur cercle étroit. En 1903, avec Léon Daudet, Huysmans, Mirbeau il fait partie de la première académie Goncourt, et contribue à faire attribuer le premier prix Goncourt à la Force ennemie de J.A. Nau. Il reçoit des distinctions honorifiques, on le retrouve en 1914, commandeur de la Légion d'honneur, en 1926 il présidera l'académie Goncourt. Il n'a abandonné pour cela ni sa veine réaliste, ni le Merveilleux Scientifique, et dès 1909 il a publié les Sciences et le pluralisme, qu'à l'heure de sa réédition en 1936, Jean Perrin présentera ainsi : « Mathématiques, astronomie, biologie lui sont également familières… en sciences comme en littérature Rosny a les dons d'un génie créateur ». Pour ses quatre-vingt ans — cinquante ans après son premier roman — le Mercure de France publie un numéro où vingt et un auteurs reconnus se penchent sur son œuvre, alors qu'un quotidien l'intronise "maréchal des lettres françaises" (?), et qu'il est pressenti pour le Nobel. Il sera un antinazi précoce, et mourra en 1940, laissant une œuvre posthume qui ne verra guère le jour. L'après-guerre l'a oublié — à moins qu'il ne s'agisse là du purgatoire habituel, et dont quelqu'un comme Anatole France n'est pas encore sorti.

Wells a d'abord été perçu, et reconnu, comme un "réaliste du fantastique" (J. Conrad) [1], c'est-à-dire comme le maître de la "scientific romance". Et très tôt — déjà dans la Machine à explorer le temps — il redonne à ce genre une dimension de réflexion sociologique, et même eschatologique, que Jules Verne avait occultée. Mais peu à peu cet aspect de prospective sociologique va prendre le pas sur la fiction. Le Merveilleux Scientifique cède la place à des utopies ou à des ouvrages allégoriques comme la Merveilleuse Visite. Ses œuvres de fiction imaginative, même les Premiers Hommes dans la Lune, seront alors parasitées par le didactisme.

On ne sait pourquoi, mais Wells fait alors deux parts de sa production, l'une utopique et programmatique et l'autre, fictionnelle, ne sera guère que "réaliste", brisant par là l'unité miraculeuse des premiers textes. La boucherie de 1914 portera un mauvais coup à sa crédibilité de prophète, mais son succès se poursuivra, bien que la génération d'après la Grande Guerre n'ait plus pour lui le même engouement. C'est l'époque, aux USA, de la "génération perdue", en Angleterre de la "philosophy of meaninglessness" pour reprendre les termes de Aldous Huxley, qui parodie les thèses wellsiennes dans Meilleur des mondes. Par ailleurs il est "découvert" en URSS par E. Zamiatine qui préface une édition de ses œuvres complètes. Wells fait des conférences et devient une sorte de "conscience morale". Aujourd'hui, on le réédite dans des collections de poche, des générations nouvelles le découvrent à leur tour à travers ses "scientific romances" qui lui avaient fait trouver sa voie.

Rosny continue d'être lu, il a été très parcimonieusement réédité jusqu'ici, mais il semble refaire une apparition timide sur les catalogues des éditeurs.

Notons d'abord qu'ils ne subsistent pratiquement, en tant qu'auteurs et dans la mémoire des lecteurs, que par leurs œuvres de Merveilleux Scientifique. C'est dire que si tous deux ont bien senti le désir de passer par le cadre — malléable, certes ! — d'un genre marginal par rapport au modèle littéraire dominant, c'est que cela répondait à une nécessité. Celle de pouvoir figurer les noces mystiques de la culture scientifique — y compris ses fantasmes, de ses rêveries, de ses hypothèses les moins solides — avec la littérature.

On ne dira jamais assez que, pour un auteur, le choix d'un genre, qu'il l'adopte tel quel ou qu'il l'adapte, n'est jamais innocent. En effet, l'économie de chaque genre ouvre des possibilités spécifiques de figuration et d'expression. Aussi bien de ce qui est dicible — les idées, les représentations codées — que de l'impensé, qui, par ce moyen, est quand même montrable, au prix d'un travestissement, ici d'une mythification de la science. Avec le Merveilleux Scientifique, de 1885 à 1914, un médium original a été construit, indissociable du message qu'il permet d'articuler. Ensemble de textes où se disent les difficultés et les espoirs de l'imaginaire neuf, né de la crise des idéologies positivistes et de celle des modèles moraux et politiques qui les avaient accompagnées.

Dans le cadre de ce genre, et cela se confirme à la fois par l'étude des textes de fiction, par la lecture des articles et des ouvrages théoriques des deux auteurs, il semble que Wells et Rosny se situent dans deux traditions différentes.

Tous deux font référence à l'évolution comme à une loi cosmique à laquelle même les hommes sont soumis, et ils s'opposent par là aux fixistes. Tous deux sont fascinés par la recherche des origines et des fins, par la dimension eschatologique et même apocalyptique, dont ils font cautionner les diverses figures par la science — qui n'en peut mais.

Ils bâtissent, par leurs récits, les multiples versions de ce qui apparaît comme une mythologie. Mais alors que Rosny se place dans la mouvance de la pensée de Lamarck, plus "écologiste", Wells est nettement un disciple de Darwin. Je soutiendrai volontiers que, moins que les contextes sociaux et/ou politiques où ils se trouvent insérés, leur différence essentielle dépend de ce choix premier. Et peut-être, est-ce ce qui permet de mieux comprendre à la fois le succès de Wells et la moindre réussite médiatique de Rosny.

Pour Rosny, l' "évangile évolutionniste" de Lamarck est le cadre et le moteur de l'histoire de la biosphère. La nature produit des individus — de la bactérie à l'homme, pour le règne animal — et ceux-ci en fonction des contraintes de l'environnement se développent ou périclitent, selon leurs capacités d'adaptation. Cette adaptation engendre de nouveaux besoins, de nouvelles habitudes, de nouveaux comportements : certains organes sollicités se développent alors que d'autres, devenus moins utiles dans le nouveau contexte s'atrophient. Il résulte de cet "évangile" une sorte d'harmonisation non conflictuelle des individus et des espèces dans leur développement. Ce qui, inévitablement engendre des récits moins dramatisables. Si à chaque contexte cosmique, ou géologique, correspond une époque de la vie de la nature, et de ses essais, alors le "fatum" est là, il n'y a pas grand chose à faire. Après l'homme, les ferromagnétaux de la Mort de la terre. La place de l'homme, au sommet de la hiérarchie animale n'est qu'une possibilité parmi d'autres — le Trésor dans la neige illustre l'hypothèse que si la trompe de l'éléphant eût été bifide, c'est lui qui aurait pris la place occupée actuellement par l'homme. Dans le présent même, ailleurs, des formes de vie inconnues en accord avec des milieux spécifiques naissent, comme les mimosées du Voyage de Hareton Ironcastle. Avec des sens plus aiguisés nous saurions que nous cohabitons avec d'autres êtres qui se trouvent dans une dimension différente, un univers parallèle — voir le Monde des variants. Que les circonstances amènent à une incompatibilité conflictuelle, rien ne dit que c'est le meilleur qui a gagné, ni qu'il fallut un vainqueur. Tel est le sens des regrets de Bakhoun devant la mort des Xipéhuz. Rosny montre la vie dans sa richesse multiple et infinie, pur nous amener à la contemplation. Avec, cependant, un vague sentiment de nostalgie devant ce fatalisme cosmique : de Lamarck à Rosny, il ne faut pas oublier Schopenhauer.

Pour Darwin, à qui se réfère Wells, si les espèces se transforment, si une évolution a lieu, c'est d'abord en vertu de l'idée — empruntée à Malthus — de la concurrence vitale, qui aboutit à la survie du plus apte — ce qu'on a nommé la sélection naturelle. Cette loi de l'évolution, certains ont voulu la projeter dans la sphère humaine — ce qu'on a nommé le darwinisme social. Le maître de Wells, disciple de Darwin, T.H. Huxley a combattu ces analogies infondées et fausses, pur délire pseudo-savant au service d'une pseudo-justification de tous les racismes, et de tous les "classismes". En 1893, Huxley publie l'Evolution et l'éthique, distinguant bien les deux évolutions. La sélection naturelle vaut pour le monde non humain, cependant l'exigence de la singularité humaine, dans les sociétés, doit être recherchée non dans la soumission au processus cosmique de sélection naturelle, mais dans une lutte contre cet apparent déterminisme. Wells situe ses œuvres dans cette dimension éthique et polémique. Il se heurte par là à Kipling : on peut soutenir que l'Île du docteur Moreau est une sorte de réponse, sur le mode du "grotesque théologique", au Livre de la jungle paru deux ans auparavant. Kipling s'y livrait à une critique de la civilisation, qui faisant perdre à l'homme ses instincts naturels, l'amenait à la dégénérescence. Aussi bien la Machine à explorer le temps que l'Île du docteur Moreau jouent avec ces thèmes. Et presque tous les textes des "scientific romances" sont des œuvres construites sur le "passage à la limite" d'une idée dans le cadre d'une fiction. Des expérimentations mentales, où la dimension satirique et polémique — qui n'exclut pas la présence de l'horrible — permet d'échapper au ton didactique et d'éviter le dogmatisme, sans pour cela dissimuler ses convictions. Certes, l'idée demeure le principal personnage du roman. Mais elle est incarnée dans des situations que des "héros" sont amenés à vivre, illustrant des conduites, testant des valeurs dans le cadre d'une lutte. Lutte dont les péripéties sur le plan de la fable renvoient, ce qui n'est pas évident chez Rosny, à un combat dans le champ social et idéologique de l'époque. Comment échappe-t-il au piège de l'allégorie ? C'est J. Conrad qui, dès 1898, nous en donne la raison : Wells est un "réaliste du fantastique", il met en scène les hypothèses, les "idées" dans le cadre d'un simulacre du monde réel tout en gardant à ces idées leur contenu et leur fascination fantasmatique. Ce qui, dramatisé dans une action par la grâce d'une écriture de reporter donne à ces fictions que l'on sait "irréalistes", une présence quasi hallucinatoire.

Rosny n'est pas un polémiste, et s'il est un bon observateur, c'est surtout un contemplatif.

« Chez moi, le réalisme se mêle intimement au plus chimérique idéalisme… Je demeure incompréhensible si l'on oublie mon goût pour la métaphysique et la science… la science est pour moi une passion poétique… Ce sont les possibles de la science qui me ravissent et sont la patrie de mes chimères » [2].

Cette tendance "chimérique" en accord avec "l'évangile évolutionniste" de Lamarck, explique à la fois les qualités imaginatives de ses descriptions et la faiblesse de ses récits. L'action y est coupée de digressions que la volonté "poétique" ne justifie pas toujours.

Wells adapte la science à sa fantaisie, Rosny donne libre cours à ses rêveries sur les hypothèses scientifiques. Rosny est un rêveur, Wells un "battant". Ce dernier survit sans doute mieux parce que, avant la percée de la modernité écologique, il apparaissait peut-être comme "le plus apte". Pour son époque il devient "le plus sérieux des auteurs populaires, le plus populaire des auteurs sérieux" [3]. Wells croit à sa chance, il a pleinement confiance en sa destinée personnelle :

« Nos propres vies sont tout le matériel pratique que nous possédons… le reste on ne le sait que par ouï-dire ».

Il vise à l'efficacité et sait bien que ses "scientific romances" sont "simplement l'art de broder des incidents et des anecdotes sur une trame scientifique ou semi-scientifique".

Il sait que « plus l'histoire que j'ai à raconter est impossible, plus commun doit être le décor où je la place » [4]. C'est un pragmatique. En ce sens il est représentatif d'un certain aspect prométhéen venu du romantisme, à la fois sur le plan personnel et dans l'idéologie présente dans ses textes. Il se trouve que cette conception anglo-saxonne du monde, appuyée sur le primat de la narration d'action, sur la mise en situation d'images-idées, a longtemps prévalu. Elle se situait dans le droit fil d'une confiance dans l'alliance du savoir et du pouvoir, que la suite a certes relativisée, mais qui demeure comme nostalgie cachée, centrale. D'où sans doute, indépendamment du reste, son succès.

Rosny, avec son côté contemplatif, ses rêveries poétiques devant l'exubérance de la réalité et de ses possibles, est ressenti comme trop complexe, trop sophistiqué, maniéré. Cependant, aujourd'hui, le rapport à la science évolue, l'écologie en ce qu'elle a de solide tend à rassembler dans une synthèse nouvelle ce que les technocrates avaient disjoint. Peut-on voir là une nouvelle chance offerte à Rosny, qui fait en ce domaine figure de précurseur ?

C'est possible car comme l'écrit Wells,

« nous sommes en quelque sorte des amphibiens primitifs, qui nous débattons, dans l'eau où notre espèce avait été entièrement confinée, pour arriver à la surface, pour respirer d'une nouvelle façon. Il nous faut respirer ou mourir. Mais la terre nouvelle n'est pas encore surgie des eaux et nos nageoires désespèrent dans un élément que nous voudrions abandonner » [5].

Notes

[1]  Parrinder (Patrick), H.G. Wells, the critical heritage, London 1972, p. 60.

[2]  Rosny (Ainé), Torches et lumignons, 1921, p. 11-12.

[3]  Cité par J. Kagarlitski, Wells, the life and thought, London 1966, p. 54.

[4]  Wells, Une tentative d'autobiographie, Gallimard, 1936, p. 269, 322.

[5]  Idem, p. 9.

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.