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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

Jalons pour une histoire de la Science-Fiction

Lucien de Samosate et l'Histoire vraie : l'imaginaire ludique et gratuit d'avant la fiction spéculative

Première version du texte : Change, nº 40, mars 1981, p. 55-67 (numéro spécial "Science-Fiction & histoires")

L'Histoire vraie comme L'Icaroménippe figurent à tort dans la prétendue "préhistoire" du genre SF, catégorie ambiguë s'il en est. Cette constance des critiques s'est pourtant appuyée sur des motifs très divers, parfois contradictoires.

Les premiers chercheurs français dans le domaine alors quasi vierge de la critique de SF, dans les années 50, s'étaient assigné la "tâche historique" de légitimer, aux yeux des tenants de la "haute culture", le domaine de leurs plaisirs  [1]. Et quelle meilleure preuve que celui-ci était respectable que l'intégration à une tradition reconnue ? D'où un certain nombre d'annexions sans complexes de quelques fleurons culturels, de l'Épopée de Gilgamesh à Lucien en passant par la Bible, Homère et bien d'autres. Cette captation d'héritage s'appuyait sur des “ressemblance familiales” entre ces œuvres canoniques et celles qu'on nommera plus tard de SF. Il n'y a rien là de neuf : l'analogie est la base de toute constitution du regard critique dans l'élaboration d'un genre. Et, du point de vue thématique, iconique, on pouvait en effet relever quelques similitudes. Une telle perspective sera celle de P. Versins qui consacre à Lucien trois pages de son Encyclopédie   [2] ; B. Aldiss ne la désavoue pas dans Billion Year Spree   [3], et si elle est repoussée par S. Moskowitz   [4], c'est au nom d'une définition restrictive de la SF, qu'il voit naître au XVIIe avec Cyrano de Bergerac, dans un contexte modifié par l'essor des sciences expérimentales, comme on le voit avec Le songe de Kepler.

Plus près de nous, avec les critiques canadiens et états-uniens, la SF a été située comme un genre spécifique, différent et discernable des Utopies, du Merveilleux, des Mythes, et ses rapports à la littérature "mimétique" ont été étudiés. Le rôle de Lucien en a été changé. Mais la critique n'est pas seule à évoluer. Depuis quelques années, la SF aussi se modifie, se transforme, se renouvelle, repense ses liens avec l'idéologie scientifique, avec le pouvoir de décision lié au savoir, et avec la littérature dans son ensemble. Un tel bouleversement modifie notre attitude devant l'Histoire vraie et nous amène à nous interroger à la fois sur son statut, sa place dans une généalogie de la SF et même sur sa modernité — ou sa “post-modernité”.

On considérera que la "découverte" progressive de Lucien, les tentatives diverses pour le situer dans le champ des SF, sont un exemple de l'évolution subie par la SF comme par la critique du genre depuis les années 50.

Une histoire vraie : les raisins dans le cake

Voyons d'abord les avantages du "modèle analogique" appliqué à l'Histoire vraie. Il suppose d'emblée une classe supérieure, celle des "conjectures romanesques rationnelles", où viendraient se ranger divers types de récits qui ont ceci en commun, qu'on peut en extraire certains passages "conjecturaux". Ces “conjectures rationnelles” ont un avantage : elles permettent de mettre en série certains récits qui, sans cela, ne se seraient jamais rencontrés : Platon et J. Verne, la Bible et Wells, Lucien et W. Burroughs, par exemple. On éprouve un plaisir certain devant ces rencontres parfois incongrues, mais il est ensuite nécessaire de s'interroger sur la validité des présupposés que ces rencontres impliquent. Car cette hypothèse classificatoire présente un inconvénient majeur : les textes sont réduits à n'être que les véhicules de certains extraits qui seuls — parce qu'ils sont "conjecturaux" — seront pris en compte : le texte est nié, il est une simple collection, une rhapsodie. Cette méthode d'extraction, que Darko Suvin comparera à ce jeu enfantin qui consiste à picorer les raisins dans le cake, privilégie certains traits, occulte le reste, ne tient pas compte de la fonction de ces extraits dans l'œuvre, ni de l'œuvre dans son contexte. Il s'agit d'une première tentative, et comme telle respectable, qui a eu pour mérite de rassembler un vaste et hétéroclite corpus de travail, mais qui doit être dépassée. Car les rapprochements suggérés sont de l'ordre de ceux élaborés par un archéologue, dans une nouvelle des années 50, qui rangeait une machine à coudre au rayon des instruments de musique, sous prétexte qu'elle portait "Singer" inscrit sur son socle.

Ainsi, on a raccroché aux "conjectures rationnelles" l'Icaroménipe du même Lucien, sous prétexte qu'il y est fait mention d'un voyage lunaire — inconcevable à l'époque, c'est entendu. Or il s'agit d'un texte que B. Aldiss suggère avec raison de ranger dans les "dialogues socratiques" (p. 58), où le but didactique/polémique est seul visé. Menipe, ne trouvant de sagesse sur Terre, vole à la source de celle-ci, sur la Lune où vivent (?) les Dieux. Le voyage, c'est clair, est un simple artifice rhétorique, il n'a rien d'une éventuelle conjecture sur la possibilité d'un envol vers notre satellite. C'est portant ce texte qui est rangé, par les Bogdanoff brothers, comme “précurseur” — dans Clés pour la SF (p. 352).

On peut utiliser un autre moyen de récupération : le passage au générique. Si l'on affirme que l'Histoire vraie met en scène des robots, des guerres interplanétaires, des extra-terrestres, qui pourra douter qu'il s'agit bien là de SF ? Mais à l'examen on sera plus circonspect, surtout si on s'intéresse à la préface qu'il convient effectivement de lire (n'en déplaise à P. Versins, qui conseille de l'oublier !)   [5]. Loin de "conjecturer", Lucien annonce froidement qu'il va "entasser mille mensonges divers" ; que son but n'est pas d'imaginer des possibilités, mais "de faire allusion, non sans parodie, à l'un ou l'autre des anciens poètes" ; qu'il n'écrit que "sur des choses qui n'existent pas et ne sauraient commencer d'exister". Il semble qu'il y ait quelque outrecuidance à baptiser conjecture ce qui s'en présente explicitement comme la négation.

En d'autres termes, le texte de l'Histoire vraie se présente comme un exercice purement rhétorique, ludique, pour lecteurs lettrés en connivence avec l'auteur ; un jeu sur la tradition littéraire antérieure, dans la tradition de la 2e Sophistique, qui avait déjà valu à Lucien d'écrire quelques pièces comme l'Éloge de la puce : autre texte où l'imagination se donne libre cours. Si donc on trouve bien dans Histoire Vraie, des Luniens, une cocasse bataille sur un ring fait de toiles d'araignée, où évoluent des armées de salades-ailées, de moineaux-glands et de Centaures, sans oublier les Cavaliers-Puces, il paraît exagéré d'y voir des conjectures, des prémonitions de conflits intersidéraux. Le détour par le générique a bon dos.

Cela n'implique pas que Lucien et la SF ne se rencontrent pas, quelque part dans l'imaginaire, mais que les raisons alléguées ici ne sont pas pertinentes. Moins discutables sont les raisons données par Moskowitz pour ne pas l'inclure : le texte ne fait pas appel à "une atmosphère de crédibilité scientifique", nécessaire pour "suspendre l'incrédulité du lecteur".

La difficulté où l'on se trouve qui consiste à vouloir inclure le texte de Lucien dans une tradition de la SF, sans savoir quel statut lui donner est bien illustrée par les hésitations d'Aldiss (ch. 3). Il cite l'œuvre, l'insère dans la tradition des voyages "philosophiques/satiriques", marque son influence, admet que "pendant longtemps on a lu ce texte comme spéculatif", mais qu'aujourd'hui "nous n'attendons plus de Lucien autre chose que du plaisir", car "nous le lisons comme pure fantasy". Sans nier l'aspect d'imagination débridée, il paraît difficile d'admettre que l'aspect spéculatif du texte soit devenu caduc s'il a existé. Faisons une pause : le texte de l'Histoire vraie demeure fascinant. On éprouve un plaisir certain à le lire, et un embarras non moins certain à vouloir l'inclure dans la tradition de la SF. Cela tient sans doute à la fois à la richesse du texte et à l'inadéquation des instruments des critiques.

La carte et le territoire : drôle d'histoire

Pour remédier au manque de cohésion et d'efficacité du discours critique antérieur, Darko Suvin   [6]à l'aide d'instruments conceptuels empruntés aux formalistes russes — de Chlovski à Bakthine — à une sociologie teintée de marxisme, et à une théorie de la distanciation qui provient de B. Brecht, a construit des critères de définition de la SF — “dans la jungle des genres”. Il tient compte du type de distanciation (estrangement) par rapport au monde du quotidien (le "zéro world"), du projet qui motive la distanciation, et qui doit avoir une visée "cognitive", le tout avec l'exploitation d'une idée neuve, d'une innovation (le "novum"). Critères multiples et convergents : seule la conjonction des trois définit la construction littéraire de type SF.

Cette grille, Suvin l'a testée sur nombre d'auteurs reconnus, de More à Čapek ; il l'a utilisée aussi afin de problématiser la présence de certains ouvrages recensés comme de SF dans des bibliographies, ce qui l'a amené à préciser encore certains de ses critères, en posant de nouvelles contraintes   [7].

La première tient à la notion d'hégémonie. Il ne suffit pas qu'un élément du texte soit d'ordre spéculatif pour que le texte le devienne : il est nécessaire que l'élément spéculatif soit significatif, central et qu'il détermine, au sens fort, la logique de la narration. Retrouvant là la fonction organisatrice du développement d'un "sophisme" dans le "merveilleux scientifique" selon Maurice Renard, il échappe aux dangers de l'analyse ponctuelle de type "raisin dans le cake".

La seconde tient à la notion de "consistance du monde représenté dans l'œuvre" et où une invention prend corps. Inventer un moyen de transport instantané, ou une fleur précognitive, dans un univers de conte, ce n'est pas spéculer, c'est jouer avec les règles du conte. C'est rester "indifférent aux possibilités cognitives" et ne pas "utiliser l'imagination pour comprendre les tendances de la réalité objective" mais bien comme fin en soi, c'est-à-dire rester dans le monde régi par le principe de plaisir — qui est celui de la fantaisie. Pour qu'une spéculation ait une vertu cognitive, il est donc nécessaire qu'elle prenne corps dans un monde représenté qui ait la consistance, la cohésion des mondes mimétiques, afin que la distanciation, comme l'innovation, n'aient pas pour conséquence l'impossibilité d' "effets de réel". Ainsi la spéculation pourra-t-elle apparaître non comme une variation simplement ludique mais comme fiction mimétique d'un possible (an alternate world, a world of if).

D'où la nécessité de relier la spéculation au corps de savoir d'une époque, dans lequel la notion d' "expérimentation mentale" à but cognitif aurait du sens et rattacherait ainsi l'œuvre à la tradition de la SF. On remarquera la cohérence des critères et on vérifiera qu'ils permettent effectivement une discrimination, comme en témoigne le sous-titre de l'article cité. En vertu de ces règles, on aurait pu craindre une mise sur la touche de Lucien. Ce n'est pas le cas. Mais les raisons données pour garder Lucien sont de deux ordres : ils se fondent soit sur l'idéologie, soit sur l'interprétation du texte.

Les preuves idéologiques sont, pour le moins, discutables : la preuve que Lucien appartiendrait à la SF, selon Suvin, est fournie par son insertion dans une série d'auteurs comprenant More, Swift, Verne, dont on nous dit (sans motiver le moins du monde cette assertion) qu'ils sont "alliés à la montée des classes subversives et au lent développement des forces de production d'un savoir plus complexe" (p. 2). On se contentera de trois remarques. D'abord, dans l'Histoire Vraie, Lucien motive sa présence dans une série de cas, se plaçant entre Ajax et Hélène. Mais il s'agit d'un jeu, aux règles évidentes. Est-ce le cas ici ? Ensuite, appliquer à Lucien et à Swift, tels quels, les critères sociologiques cités, cela paraît au moins arbitraire. Enfin, en supposant même que ce soit un argument, en quoi serait-ce l'Histoire Vraie qui se trouverait appartenir à la SF, plutôt que l'Éloge de la Puce ? Établir entre une œuvre, sa place, sa valeur et les "positions de classe" de l'auteur des liens biunivoques, ce n'est ni sérieux ni convaincant.

Les arguments fondés sur l'analyse du texte sont plus sérieux. Ils marquent en quoi le texte, par les moyens qu'emploie Lucien pour exercer une satire "tous azimuts", inaugure une tradition que la SF continuera. Ces moyens sont de deux ordres, la manipulation du "monde reflet de l'environnement de l'auteur" et l'utopie.

Lucien, voulant critiquer, soit la guerre soit les descriptions élogieuses qu'en ont données les poètes et les historiens, procède ainsi : il pastiche les discours "officiels" (Endemyon justifiant la conquête coloniale, le traité imposé par les Solaires, les descriptions des armes, la place sur le champ de bataille, les phases des combats) En même temps, il manipule le contexte où ils sont émis. Et ces discours connus, situés dans une dimension autre, deviennent burlesques (au lieu des armes homériques, des radis, de l'ail ; au lieu des chevaux, des puces ; au lieu des beaux casques de bronze, de simples haricots, etc.). On se trouve dans le genre de la clownerie à but critique, mais le rattachement à la SF est mal précisé. En effet les "inventions" ne se font pas dans un monde aussi consistant que le mimétique, et la visée critique ne passe pas par l'innovation, mais bien par le travestissement. C'est-à-dire qu'il ne s'agit pas de donner à voir du non-encore connu, mais de faire reconnaître, sous le bouffon, l'officiel, le normal.

Quant aux utopies, certes, il existe dans l'Histoire Vraie, bon nombre de "mondes autres" : la Lune, l'Île des Morts, la cité des Oiseaux, le ventre de la Baleine : Lucien a joué sur une multiplicité de possibilités pour altérer le connu, le travestir. Mais si l'utopie est non seulement l'élaboration d'un lieu autre, mais un (non) endroit où — après un discours critique sur le réel social du monde de l'auteur ou du narrateur — un (non) lieu meilleur est proposé à d'admiration, on peut s'interroger sur l'aspect "utopique" de ces mondes. Qu'on en juge : le monde des Oiseaux n'est pas abordé ("le vent a tourné…") ; la Baleine n'est qu'une réduplication du monde de départ (comme plus tard chez De Foe). Restant l'Île des Bienheureux (des Morts) et la Lune. L'Île des morts ne peut être considérée comme une utopie, pour deux raisons. D'abord parce qu'une utopie, supposée être un modèle (un contre-modèle), doit être telle qu'on puisse la copier, s'en inspirer : ici, on ne le peut qu'après la mort, ce qui limite singulièrement, pour nous, son champ d'application. La seconde raison c'est que le seul utopiste reconnu à l'époque, Platon (qui est mort), s'en est volontairement exilé, préférant ses "chimères" (l'utopie de La République) à la "réalité" de l'Île des Bienheureux. Le passage sur l'Île des Morts a pour seul intérêt de nous montrer l'exercice de l'ironie de Lucien sur la pensée utopique !

Revenons à la Lune : il s'agit bien d'un monde présenté comme autre, fonctionnant sur des règles différentes. Comme dans toute bonne utopie, le discours narratif s'arrête, le relais est pris par une description des lieux, des êtres et de leur comportement :

"Ce que je remarquai d'étrange et de bizarre va faire maintenant l'objet de mon exposé".

Que voit-on ? Des êtres unisexués, mais aptes à la reproduction, bien que mâles : "jusqu'à 25 ans chacun d'eux sert d'épouse, après quoi il devient le mari". Et ils portent l'enfant dans le gras du mollet. Leurs yeux, comme leurs parties viriles, sont amovibles, et, selon leur nombre et la matière dont ils sont faits, les classent parmi les riches ou les pauvres. Ils ont de la barbe au-dessus du genou et seuls les chauves sont considérés comme beaux. Ils n'ont pas besoin d'uriner ni de déféquer, n'ayant aucun orifice destiné à cet usage (pour l'amour, il en existe un, dans le creux du genou). Ils possèdent une queue légumineuse, leurs vignes produisent de l'eau, et c'est le vent violent dont ils sont agités, parfois, qui cause ce que nous nommons la grêle, chez nous, en bas. On pourrait continuer, mais qui ne voit qu'il s'agit d'une parodie du discours ethnographique du temps Il n'est que de se reporter aux Histoires Naturelles de Pline, pour voir le peu de différence entre le discours "scientifique" et celui de Lucien. Loin d'être une utopie, il s'agit d'un double travestissement : celui du discours de la science, et celui de traits de mœurs de l'époque. Mais quelle "intention cognitive" y déceler ? Et bien avisé qui découvrirait les lois (autres que celles relevant de la créativité du langage) régissant cet étrange royaume. Si l'on veut vraiment (pourquoi pas ?) le classer dans la SF traditionnelle, pourquoi ne pas le faire figurer dans la catégorie des "mondes parallèles" ?

Darko Suvin a consacré très peu de pages à l'analyse de Lucien, ce qui explique sans doute qu'il ait mal accommodé ses critères théoriques à ce cas particulier, laissant de côté une bonne part de l'intérêt du texte. À moins de considérer que ces critères théoriques, élaborés dans le corpus de la SF issue de la veine utopique, prolongée par la perspective technologique — de More à Gernsback —, s'ils sont parfaitement adéquats pour les ouvrages qui se situent dans cette perspective, se trouvent quand même inopérants ailleurs. On a vu la difficulté éprouvée à leur faire rendre compte de la "préhistoire" de la SF. Il est tout aussi évident qu'ils ne rendraient pas compte des textes récents d'un Ballard, de la New Wave ou de W. Burroughs, qui sont cependant des textes de SF. On va tenter d'en voir les raisons.

Vrai bourgeonnement d'une histoire

D'autres chercheurs, sans renier l'aspect positif de la problématique du "cognitive estrangement" ont tenté de l'insérer dans une perspective plus générale, celle de la "fiction philosophique" ou pour mieux dire "épistémologique". Leur argumentation, qui est complexe, présente par rapport à celle de Suvin ceci de neuf, que pour rendre compte de l'originalité de l'Histoire vraie ils ont été obligés de faire un retour au texte, et donc de s'interroger sur la place qu'y occupe le jeu ; sur l'articulation existant entre l'écriture, ses procédés exhibés, et la construction, le sens du monde représenté. C'est bien là en effet que doit se centrer le problème. Car si l'œuvre de Lucien demeure — et reste lisible pour les non-spécialistes de la période — c'est par l'attention qu'elle contraint à porter à la créativité du texte. C'est par là encore qu'elle rejoint, à travers un sinueux parcours temporel, les recherches les plus modernes de l'écriture créatrice, et de la nouvelle SF. Certes Ballard, W. Burroughs et bien d'autres ne construisent pas leur fiction sur les mêmes matériaux que Lucien ; mais les manipulations qu'ils font subir au matériau, afin de le contraindre à produire un sens neuf, inouï, les buts fictionnels (et subversifs) visés ne sont pas sans lien avec ce qu'offre le texte d'Histoire vraie.

Dans ce récit, Lucien accumule d'une manière volontairement hétéroclite le stock (périmé à ses yeux, ou au moins suspect !) des savoirs et des discours, tel que l'époque l'enseigne ou le véhicule.

On y trouve de tout. Éléments de féerie : menottes en guirlandes de roses, ville d'or aux portes de cannelle, aux remparts d'ivoire — où vivent des habitants vêtus de fils arachnéens ; champs où le blé porte de petits pains cuits en guise d'épis : fleuve de vin, bordés d'arbres porteurs de verres en pur cristal : tout une thématique qui renvoie à l'âge d'or, et qui sera celle du Pays de Cocagne. Éléments venus de contes, comme le bateau avalé par la baleine, les histoires de vampires ; d'autres, issus de la tradition culturelle (Odyssée, Iliade, Ovide et ses Métamorphoses) ; d'autres encore, lieux communs de la rhétorique et portant sur les cas judiciaires (qui doit être l'époux d'Hélène ?) ou littéraires (qui est Homère, son origine, quel est le sens de ses ouvrages ?). Sans oublier les ouvrages des divers philosophes, réduits à quelques clichés, pris au pied de la lettre ; les discours historiques et ethnographiques — à quoi l'on ne craint guère d'ajouter quelques variantes —, dont on a vu le mode de production. Tout ce "savoir" est mis à plat, sur le même plan ; trituré, utilisé dans une perspective joyeuse de réification, qui fait de chaque énoncé une forme vide avec quoi l'auteur commence un magnifique jeu de massacre.

Ces procédés, comme leur efficacité, annoncent W. Burroughs et ses déconstructions critiques des mythologies du quotidien. Dans les deux cas on trouve, mixées, les formes du prétendu "réel" et les fantasmes de toutes les époques, de toutes les strates de la psyché, de bon nombre de lieux connus ou inventés. Mais alors que W. Burroughs s'engage dans une lutte pour le contrôle des images, du “studio-réalité”, Lucien ne voit dans cette mise à plat qu'une salubre plaisanterie.

Cyrano plus tard se servira de cette possibilité de jouer avec les images pour imposer les visions neuves du monde que la science (l'astronomie en particulier) révèle : souvenons-nous des deux montées au ciel : l'une où l'on "déduit" le mouvement de rotation de la Terre, l'autre où on le peint, en même temps que la Terre s'enfonce sous le regard, semblable aux jeux baroques de perspective, tels qu'un Tiepolo les fixera comme modèle insurpassé.

Lucien, n'ayant aucune autre possibilité de représentation “alternative”, se contente d'une mise en pièce burlesque, où l'aspect critique est moins évident que le plaisir d'exercice d'une "fantasy".

Sa "récolte" achevée, le matériau — trafiqué ou non — va être distribué dans le récit selon un certain nombre de niveaux (de parodie, de narration, de création textuelle) où il acquerra une efficacité spécifique, sans que soient exclues les interconnexions entre niveaux. Cette technique très moderne est celle qu'on retrouve dans le W. Burroughs de Les garçons sauvages ou dans Les cités écarlates.

D'emblée, la préface de Lucien annonce le niveau parodique. On a déjà vu, avec D. Suvin, nombre de ces traits ; il en existe d'autres, qui jouent plus librement avec la textualité. Dans l'Île des vignes, les héros trouvent une inscription, preuve effective du passage des Dieux, selon Hérodote. Cela ne suffit-il pas ? Voyez ! à côté du texte gravé, par terre, les kilométriques empreintes du Dieu et du Héros ! Voilà pour l'Histoire. Et l'ethnographie ? Goûtez à ces poissons vineux, qui portent une grappe en guise de frai ! N'est-ce pas exotique, plus encore que chez Ctésias ou chez Pline ? On peut même en rajouter : ces poissons sont si alcoolisés qu'il est nécessaire, pour les consommer sans s'enivrer, de les couper avec des poissons venus des fleuves d'eau claire, tout proches ! Qui dit mieux ? Qui file mieux sa métaphore ? On en trouverait bien d'autres, de ce style. Bonne part des scènes relèvent de ces procédés parodiques, à effet comique, qui semblent aussi gratuits que dans les "histoires de menteries". On peut, cependant, déterminer par endroits une intention critique, qui aide à constituer une "fiction épistémologique", mais cela est surtout apparent à d'autres niveaux.

Ces bourgeonnements parodiques s'insèrent en effet dans la trame rhétorique de la narration. Les scènes que l'on vient de voir sont reliées par le fil rouge du "récit de voyage", donné d'emblée par la préface comme jeu intellectuel et recherche de plaisir. Le plaisir est acquis par la satisfaction du "désir de choses nouvelles", il est lié au jeu intellectuel qui les construit : bel effet de feed-back ! À la différence des romans de type "novel", qui supposent le récit d'une aventure — avec ses gradations, ses répercussions sur l'intériorité d'un héros qui mûrit, en liaison avec le déroulement du temps etc. — nous avons ici une sorte de "romance". Arbitrairement accolés, toutes sortes d'épisodes se présentent au lecteur, afin de lui faire visiter un Cosmos (ou un chaos ?).

Et nous voilà conviés à parcourir les îles, les mers, les océans, les baleines, le ciel, la Lune et les étoiles — dans un bateau à voile ! Le récit (ou le trajet) prend fin de manière abrupte — dans Les Aventures d'Arthur Gordon Pym, quand on arrive à l'ultime p(l)age (cf. Ricardou, Problèmes du nouveau Roman), là où, faute de pouvoir imaginer l'indicible, le récit s'amenuise. La figure de cette fin c'est le naufrage. S'ajoute, chez Lucien, la promesse d'une suite, évidemment destinée à n'être pas tenue : dire ce qu'il y a "de l'autre côté" — ou, comme il l'annonce au début, "sur l'autre rive". Le but seul était proposé d'emblée : il s'agissait de "savoir où s'arrêtait l'Océan"   [8], c'est la seule information neuve qui nous sera donnée, le seul leurre qui motive le "désir de choses nouvelles". Tout le reste relève d'un "voyage de confirmation" : on fait le tour, de manière ironique, du savoir ancien, accumulé, hétéroclite, et comme il est sans ordre, il se clôt inopinément. Le navire, dont les transformations en aéronef, en sous-marin, en traîneau, etc., ont motivé les diverses phases (et amené les divers lieux) d'exploration de ce "monde ancien", se brise, et par là termine "l'aventure du récit" (Ricardou). On ajoutera ceci, à propos de "conjecture" : les mutations du bateau n'ont rien qui relève de l'innovation. Ce sont des variations ludiques sur un modèle combinatoire simple, dont le mécanisme est aisé à reconstruire. Bateau + eau de surface = bateau ; + air = nacelle ; + terre = traîneau ; + glace = igloo sous-marin (?). Ajoutons qu'il flotte sur du lait, sur du vin, qu'il glisse sur la cime des arbres dans la "mer forestière", etc. Si exploration de possible il y a, ce sont à des possibles rhétoriques, et non des éventualités, des hypothèses que nous aurons affaire. D'autant, comme on l'a vu, que ces transformations ont une fonction narrative : elles permettent au récit, dont la dynamique est fondée sur le seul effet de ces mutations, de se dérouler jusqu'au terme où il se disloque. L'arbitraire de ces manipulations crée à la fois des effets de comique et motive un certain "sense of wonder", né de la rencontre de l'incongru créé par certains rapprochements qui annoncent certains collages surréalistes. C'est une voie qu'explorera de manière consciente la SF de nouvelle vague, après Roussel, et qui est très présente dans les nouvelles ballardiennes de Vermillon Sands.

Ces rapprochements sont l'un des moyens d'aborder le niveau de la créativité textuelle, là où la modernité du texte de Lucien est peut-être la plus évidente. Un certain nombre de procédés sont mis en œuvre et exhibés comme tels, justifiant le titre de l'œuvre : Histoire vraie. À savoir, une véritable histoire, produite et réalisée sans références à un modèle pris dans la réalité empirique. Une création fictionnelle à part entière, explicitement ; un artefact dont on nous donne le lexique et les règles de production — annonçant de nombreuses pratiques de l'OULIPO   [9]. "Vraie", cette histoire" l'est aussi dans la mesure où il s'agit de travailler sur un matériau réputé donné par la surnature (les mythes), dont on montrera qu'il est reconstructible par des lois relevant du simple discours littéraire, et que cela vaut pour toute "idéologie". En ce sens le "discours vrai" est celui qui démonte la fausseté des autres. D'où la "vérité" qui se dégage de cette "histoire" : que notre environnement psychologique, sociologique, ou métaphysique sont projections de notre esprit. D'Evhémère à la préface de Crash, cette hypothèse a été proposée, soutenue, nuancée : quel lien existe-t-il entre le paysage intérieur et le paysage technologique, à chaque époque ? En quoi la description d'un monde subjectif en termes d'univers technologique (quelle que soit la technologie, ce peut être celle de la magie, aussi bien que celle des ordinateurs !) permet-elle une action sur le monde empirique ? Questions-clé, en ce qui concerne, au moins, la SF.

Dans le monde où vit Lucien, la vérité d'un énoncé est tirée de son "autorité", c'est-à-dire de l'appartenance à une tradition ancienne et/ou divine ; elle trouve dans l'étymologie — dans le langage, au sens large la caution de son existence. Si une chose est vraie, on doit en trouver la preuve dans le langage, en remontant par l'étymologie jusqu'à la langue primitive, la langue des Dieux. Telle est la norme, la croyance officielle. Voyons son illustration critique dans l'Histoire vraie.

Avec ses compagnons, le héros aborde une île, faite de fromage durci, située dans une mer de lait : voilà les faits. Comment les expliquer ? Sur l'île, une stèle (encore !) indique qu'il se trouve un temple élevé en l'honneur de Galathée, princesse/naïade marine. D'autre part, "on" apprend aux héros que Tyro est la reine de l'île. Voilà les éléments explicatifs. Comment savoir si nous pouvons connaître le sens ? Élémentaire, mon cher Watson ! Galathée signifie "blanche comme le lait", il est normal qu'on ait élevé un temple à cet endroit. Tyro renvoie à "fromage", elle est donc, par décret surnaturel, la reine de l'île. Les choses sont bien comme elles doivent être, puisque les noms qui les désignent disent ce qu'elles sont ! CQFD.

Cette "illustration" de Lucien nous indique en fait le processus de création textuelle. Lucien prélève, dans la mythologie, deux mots qui sont deux noms de déesses ou d'héroïnes, Galathée et Tyro, qui ont leur propre réseau d'aventures et n'ont rien à voir l'une avec l'autre. Il les extrait de leur réseau mythique et les met en contact, d'une manière arbitraire, mais de façon qu'en apparence leur rencontre soit justifiée par l'analogie (externe) entre le lait, le fromage et le fait que l'un se transforme en l'autre, dans le monde empirique. Le procédé est clair, il vise à mettre en lumière deux éléments. D'une part il met au jour, de manière aveuglante, la capacité d'invention au strict niveau des signifiants (les mots Galathée, Tyro) par l'arbitraire de l'écrivain, qui motive ces rapprochements par le seul désir de "choses nouvelles", c'est-à-dire de production de récits. D'autre part, est démystifiée l'apparente "caution surnaturelle" de l'étymologie : si des choses existent, c'est parce qu'on les invente, ce n'est pas parce qu'elles ont été données. Il exhibe joyeusement cette créativité des mots et du langage, qui sans autre caution que leur efficacité propre donne à voir et à comprendre. Poussons un peu plus loin son raisonnement : ce qui fait la vérité ce n'est pas la caution divine, c'est le fait que l'homme peut tout inventer (aspect de fantaisie) et que ce qui demeure comme vrai, c'est ce qui résiste à l'expérience. Mais cette notion de validation par l'expérience n'est pas encore présente à son esprit, elle le sera chez Cyrano, plus explicitement. Ce qui demeure, c'est cette confiance en l'autonomie créatrice de la fiction, que la SF, par la suite et jusqu'aux années récentes, avec la New Wave, exploitera peu.

Les auteurs de SF ont préféré croire qu'ils exploitaient des idées, sans toujours se rendre compte que la manière "fictionnelle" de s'interroger (sur le monde, la technique l'homme, ou le reste) met surtout en jeu un aspect de créativité du langage. Avec la critique, la SF a préféré s'imaginer qu'elle produisait des discours, alors qu'elle composait des textes, qu'elle inventait des figures, des symboles. Ce retour à l'Histoire Vraie nous le rappelle avec force et humour.

Le vrai de l'histoire

Les moyens, comme les résultats de la connaissance, sont donc présentés par Lucien comme des "fictions". Il en découle clairement ceci : l'activité fictionnelle est autonome ; au même titre que les autres moyens de connaissance, elle est productrice de savoir dans et sur le monde empirique. C'est peut-être paradoxal, mais qu'on s'interroge alors sur les conséquences de ce paradoxe. Mimer le monde du mythe, le faire fructifier, bourgeonner d'annexes dont les procédés de production sont mis à nu, cela signifie démythifier la pseudo-rationalité du monde empirique et des discours qui prétendent le justifier comme les fictions mimétiques qui tentent de le reproduire. C'est donc rendre possible la liberté d'inventer, sans fin. C'est refuser l'aliénation des résignations, des fatalités au nom d'un "ordre" (qu'il soit surnaturel, économique ou autre).

Par cette foi en l'autonomie de la fiction, et les conséquences subversives qui en découlent, Lucien se trouve être l'un des lointains ancêtres de la fiction-en-ce-qu'elle-est-spéculation, tradition souterraine à quoi se rattachent les œuvres de Swift ou d'Orwell, ainsi que de nombreux d'auteurs actuels comme Ballard et W. Burroughs. Ceux-ci, entre autres, s'efforcent de donner à ressentir la société (?) post-industrielle (?) par des textes qui doivent beaucoup à la créativité poétique, sans toutefois rompre comme chez Lucien tout lien avec la réalité sociale.

Notes

[1] On peut s'interroger sur l'ambivalence de ce désir d'être "reconnu" par une culture dont on dénonce les lacunes, les failles, les occultations, au moment où l'on insiste pour s'y intégrer. Est-ce afin de la renouveler ? Mais pourquoi craindre alors de s'y dissoudre ?

[2]  P. Versins, Encyclopédie des Voyages imaginaires, etc., Lausanne 1972.

[3]  B. Aldiss, Billion Year Spree, Weidenfeld & Nicholson, London 1973.

[4]  S Moskowitz, Explorers of the infinite, Hyperion reprint 1974.

[5]  Versins, Europe nº 580-1, p. 36.

[6]  D. Suvin, Pour une poétique de la SF, Presses de l'Université du Québec 1977.

[7]  D. Suvin, "On what is and is not an SF narration. With a list of 101 Victorian books that should be excluded from SF Bibliographies", Science Fiction Studies, nº 14, mars 1978.

[8]  La question se pose en effet très différemment dans le monde de l'époque. L'"autre rive" n'existe peut-être pas, et l'on tombe dans le néant. Voir, pour une exploitation de cette idée, P.J. Farmer, "Par-delà l'Océan" ("Sail on ! sail on !"), Fiction 207, mars 1971.

[9]  Ouvroir de Littérature Potentielle (Raymond Queneau, Jacques Roubaud, Georges Perec…).

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.