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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

Jalons pour une histoire de la Science-Fiction

Kepler et le Songe : naissance de la visée spéculative fondée sur la science au sens moderne du terme

Pourquoi étudier Le Songe, ce texte posthume de Kepler, publié par son fils en 1634 ? Parce que, jusqu'à ce qu'on trouve d'autres exemples, il me paraît le premier représentant de ce qu'est un "primitif" de la SF, et même de la "hard science fiction". Il constitue ce "chaînon manquant" entre les textes d'imagination pure de Lucien et les aventures appuyées sur les découvertes scientifiques d'un Cyrano de Bergerac, puis d'un Jules Verne. C'est en tout cas l'une des premières fictions conjecturales, ou spéculatives.

Dans la mesure où il s'agit d'un modèle séminal de ce qui deviendra la SF, il pose le problème de la naissance d'un genre, c'est-à-dire de l'invention d'un type de narration.

Dans la mesure où il n'est pas conforme à la norme de ce que seront les récits de SF, il pose un autre problème, celui de l'évolution des formes de la SF en relation avec un état du savoir scientifique   [1].

Nous prendrons comme hypothèse que l'émergence d'un genre n'est pas gratuite, qu'elle est liée à un contexte : si un ensemble de genres est suffisant pour exprimer tout le dicible, il ne s'en crée pas de nouveaux. En revanche, si des genres existants ne peuvent servir à faire subodorer une conception encore impensée, un genre neuf se crée, le plus souvent par hybridation de genres anciens, mais avec une visée propre. À la naissance d'un genre concourent donc deux séries : l'une renvoyant à une lecture extralittéraire : les contraintes d'un contexte ; l'autre à l'efficacité des genres préexistants. Ajoutons, toujours à titre d'hypothèse, que les conditions qui rendent nécessaires l'invention d'un genre neuf se trouvent représentées dans l'économie des textes produits dans le cadre de ce nouveau genre, celui-ci mettant en scène ses propres conditions d'apparition. Ces deux hypothèses nous permettent de relier les éléments relevant de la sociologie de la production (à savoir la contrainte qui amène à produire un genre nouveau) et une analyse du texte fictionnel, pour montrer comment dans/par sa construction, il prend en compte des données nouvelles, dans une perspective spécifique et aboutit par là à un artefact textuel original. Ce qui peut expliquer que le texte de Kepler soit à la fois différent de l'Histoire Vraie de Lucien, que par ailleurs il a traduit afin d'apprendre le grec   [2]et de par exemple la "Scientific Romance" de Wells qui selon Carlo Pagetti "combine le récit de voyage romantique en un pays lointain, le sensationnalisme du roman noir, et l'exposé didactique de la vulgarisation scientifique"   [3].

I — Un contexte neuf

La naissance d'un genre différent au XVIe siècle justifie, car des possibilités nouvelles de jeu avec de nouvelles réalités résultant d'un changement dans la conception du monde et des rapports entre le savoir et le monde se font jour : un nouveau type de savoir se propose, modifiant le champ conceptuel — un nouveau paradigme. À nouveau paradigme correspondrait donc nouveau type de narration   [4]Quels en sont les paramètres ?

Il doit intégrer la notion d'un progrès possible des connaissances à travers l'Histoire, c'est-à-dire la possibilité de penser du neuf, qui est présente chez Bacon   [5]et chez Giordano. Bruno. Le fait est que ce n'est qu'au XVIe que l'idée d'une expérience qui se veut "scientifique" doit être reproductible par n'importe qui, la personnalité de l'expérimentateur n'entrant pas en compte, seules les mesures, les procédures et les protocoles présentant une nécessité. Il doit prendre en compte des interrogations, comme celles que se pose Bacon : comment procéder alors face à l'inconnu ? Dans De Dignitaire et Augmentais scientorum. (1623), Bacon propose un certain nombre de procédés qu'il nomme "experientia litterata" ou expériences guidées (c'est-à-dire maîtrisées en leur conceptualisation) afin de tenter des expériences à la lumière des connaissances acquises selon les procédés tels que : variation, prolongation, translation, renversement. Cette notion d'expérience est fondamentale : à l'auctoritas succède l'expérience, au savoir dogmatique la science expérimentale. Ces expériences conçues comme spéculation théorique, il devient nécessaire de faire connaître les nouveaux paramètres, de former le lecteur nouveau à lire autrement "le grand livre du monde" dont on sait depuis Galilée qu'il est écrit "en langue mathématique" : d'où la nécessité de récits prosélytes. Cela donnera des textes que Bacon nommera des "fables" car l'imaginaire aussi doit s'y manifester par des productions dans le domaine de cette nouvelle figure du rationnel.

Ces "fables", dit Bacon, doivent être des "rêves savants", qui ménagent la faiblesse des esprits auxquels elles s'adressent. Elles sont une médiation entre l'ancien état des choses (l'évidence) et "les vérités récemment découvertes". Elles doivent ruser avec la difficulté de penser (et de donner à percevoir) le nouveau (le non-encore-reçu, si même pensé). D'où l'impératif stratégique, et polémique, de produire des fictions qui garantissent de façon symbolique les liens qu'on n'a pas encore les moyens de penser et surtout de démontrer — lorsque l'expérimentation des idées procède par extrapolation de la réalité reconnue et par anticipation d'un réalisable, dans le cadre d'hypothèses. L'héliocentrisme copernicien, le concept d'infinité et de pluralité des mondes de Bruno, les cités idéales de More et Bacon sont des exemples dans le cadre de l'imagination sociologique, dans ce qu'on pourrait aussi nommer une "expérimentation idéologique"   [6].

Ces "esprits faibles" à qui s'adresser, ce sont les lecteurs (avants ou non) situés en dehors du cercle des novateurs. Or "écrire c'est construire à travers le texte son propre modèle de lecteur idéal"   [7]. Si tout message postule un certain type de destinataire, l'émetteur construira un type d'indice postulant un type de référence pour le lecteur, c'est-à-dire un "univers possible cohérent" dont il doit donner les règles de fonctionnement, afin que le lecteur puisse non seulement se repérer mais même anticiper. Ces règles, la fiction nouvelle de ces "fables" doit à la fois les poser et les illustrer, tout en incitant le lecteur à une réflexion.

Car ce que la fiction représente — et c'est une conséquence de ce changement de paradigme qui a lieu alors — ce n'est plus la réalité intangible et reconnue, mais la possibilité d'en organiser différemment l'expérience. Même dans le domaine de l'imaginaire : on passe d'un merveilleux ludique et rhétorique, qui se trouvait à l'œuvre selon des modalités différentes aussi bien chez Lucien que dans les romans de chevalerie — ou même chez l'Arioste — à une esthétique de la "meraviglia" et du "concetto" qui, même dans les cas de voyages imaginaires, ou d'expériences fictionnelles prennent en compte les nouvelles données et surtout la notion d'hypothèse pour les intégrer à leur dynamique narrative

De fait, ce texte spéculatif, Le Songe, appartient à la fois au domaine du littéraire (puisqu'il donne lieu à un récit) et de la controverse philosophique et scientifique. On peut, de ce point de vue l'opposer à la SF de Jules Verne qui est une fiction semi-didactique illustrative, parce que la science, au XIXe siècle est devenue un donné irréfutable, une nouvelle évidence : la fiction vernienne ne fait qu'anticiper des résultats probables. Au XVIe siècle, ces "fables" anticipent la possibilité d'existence de ce qui deviendra la Science, et tentent de lui constituer un corps mythique par ces fictions, alors qu'elle n'est encore perçue que comme une simple possibilité. Le "paradigme scientifique" étant en train de se constituer en tant que tel, les fictions à la fois s'y réfèrent, l'illustrent et aident à le constituer.

Cette œuvre, en plein XVIe siècle, ne joue pas non plus sur présentation de la merveille en soi. Elle n'est ni coup de force narratif dans le cadre d'un "ornamentum", ni passage à la limite, rhétorique, fondé ou non sur des exotismes ou des merveilleux traditionnels comme chez Lucien ou les romances. Ce n'est pas encore l'exploration d'un espace constitué d'un imaginaire neuf, celui de la science, comme chez Jules Verne et les auteurs qui lui ont succédé. Il instaure l'un des procédés d'accréditation d'une pensée paradoxale, virtuelle ou hypothétique dans le cadre d'une prise en compte des "implications imaginaires de la révolution scientifique   [8]." Avec comme corollaire l'insertion dans le cadre du romanesque (narratif) de discours jusque-là hors champ : le monde comme réalité pensable et mesurable. Comment Le Songe tente-il l'aventure ?

II — Le Songe comme "science-fiction" atypique

  Galilée est condamné en 1633, Le Songe paraît en 1634, sa source en est la Dissertatio de 1593 (cf. note 2 page 49) et qui porte comme titre "Comment les cieux apparaissent-ils à un homme situé sur la Lune". À la différence des globes terrestres, qui existent, on ne connaît pas, alors, de globes lunaires. On pouvait certes se douter de la rotondité de la Lune à cause des éclipses solaires, mais à condition de raisonner dans le cadre du paradigme copernicien. Quel est donc le thème de cette Dissertatio ? Il admet par hypothèse que la Terre se meut rapidement sur elle-même, bien que ses habitants n'aient pas conscience de ce mouvement. Kepler raisonne alors par analogie et place un "observateur" sur la Lune   [9]. Celui-ci connaît une expérience identique à celle de l'homme sur la Terre. L'observateur lunaire dans la mesure où il ne participe plus à cette rotation terrestre va voir la Terre changer de quartiers — comme les terriens voient les mouvements de la lune. Avant de situer l'observateur sur la lune, il faut l'y transporter, et les trajets de la Terre à la Lune, les vues de la Lune, nous valent des descriptions dignes des vues d'un scenic railways — et créent une thématique que Cyrano reprendra, après Godwin   [10]. De plus dans l'Appendice et les notes, Kepler utilisera les récentes découvertes galiléennes. Le texte qui nous est présenté est donc un texte en travail, qui intègre dans son procès, les découvertes du champ dans lequel il se situe. Comment le manifeste-t-il au plan de la conception narrative ?

Nous verrons deux aspects : d'abord la situation du texte entre un récit de Plutarque et des ajouts en forme de notes et ensuite la structuration d'un texte par emboîtements.

Kepler a traduit le De Facies (Du visage que l'on voit dans la Lune) de Plutarque, et, dans la première édition du Songe, les deux textes se suivent : le lecteur passe d'un texte — et d'un univers mental — à l'autre. Kepler ne donne pas la raison de cette coexistence des deux textes, mais elle incite à des hypothèses. La première, qui renvoie une époque de la pensée où les champs du savoir n'avaient pas la même ligne de partage que pour nous, et permettaient la coexistence d'un espace du savoir nouveau et d'un autre dont relève l'astrologie, comme le texte de spéculation merveilleuse et celui de spéculation scientifique   [11]. La seconde : par prudence Kepler fait passer ce traité d'inspiration copernicienne, pour une fiction issue de rêves — et se situant dans la tradition ancienne des Songes (Songe de Scipion, Songe de Macrobe) Comme il fait appel à de la Surnature pour amener son observateur sur la Lune, pour un lecteur inattentif, ce texte eût pu apparaître comme une simple mythographie, sauf s'il se réfère aux notes, dont nous verrons plus loin la portée.

Voyons maintenant le texte : il se déploie sur trois niveaux narratifs dont l'interaction est significative :

Ajoutons ceci : ce texte, court, est complété de 223 notes, plus importantes en volume que le texte lui même, et ces notes, ajoutées au fil des ans, et après que Galilée eut utilisé la lunette dialoguent avec lui, avec Aristote, donnent des explications ou formulent des hypothèses.

Donc un texte qui a une histoire, présente dans le récit, qui l'insère dans l'Histoire des sciences. Mais par ailleurs, le texte fait intervenir la Surnature (le démon) pour justifier l'envol sur la Lune — ce que ne feront ni Godwin ni Cyrano — tout en lui faisant faire part d'observations techniques sur l'air raréfié, le froid sidéral, l'alunissage avec rétropropulsion pour le freinage. Ces détails nous laissent penser que Kepler anticipait une connaissance précise des obstacles soulevés par un voyage vers la Lune, et que même si la technologie du XVIIe siècle ne pouvait y apporter une solution, il pensait qu'il était théoriquement possible — d'un point de vue strictement scientifique, malgré les impossibilités techniques — aux hommes d'atteindre la Lune. Le texte mêle donc la fantaisie et la démonstration scientifique, le savoir neuf et les croyances populaires, mais avec un retournement significatif : l'étrange apparent qui renvoie à la description des mouvements de la Terre dans le ciel, est fondé sur une hypothèse, celle de Copernic, et appuyée sur des calculs qui construisent un modèle scientifique. L'étrange naît donc de la logique d'une modélisation neuve de la réalité, où l'on est obligé de croire son cerveau, à défaut d'en croire ses yeux. Il en va de même dans la description des Luniens, où ce n'est plus sur des calculs qu'il se fonde mais sur des analogies, ainsi que les notes le montrent : si Kepler met des cavernes sur la Lune c'est pour que les habitants puissent se protéger de la chaleur et du froid, qui alternent (3 notes explicatives : 214, 217, 220 p. 119-121). S'il ajoute "tout ce qui pousse sur terre, ou vit sur terre est d'une taille monstrueuse. La croissance est très rapide ; rien ne vit longtemps puisque tout, êtres et plantes atteint une taille gigantesque" (p. 45), il l'explique (par 2 notes : 209, 212 p. 119). Exemple de note "il existe un rapport entre le mouvement lent des fixes pour nous et les rotations rapides de la Terre. Le même rapport me paraît exister entre la durée de la vie humaine et la taille réduite de nos corps. Par conséquent, sur la Lune, où le jour est 30 fois plus court que le nôtre, j'ai pensé qu'il fallait attribuer aux êtres vivants une vie brève et une croissance extrêmement rapide" (note 213 p. 119). Il se refuse à faire de sa Lune, une simple réduplication de la Terre pour y bâtir une utopie à la façon de More, comme il se refuse les facilités d'une imagination délirante à la manière de Lucien   [12]Sa Lune et ses habitants sont fondés sur des analogies à base d'hypothèses, comme le montre la note 209 (p. 119) "Ce n'est pas une pure invention" ou la note 211 (p. 119) "c'est un pur raisonnement".

Mais, dira-t-on, ceci ne recouvre qu'une partie du texte. Or notre hypothèse est que l'ensemble du Songe est une "science-fiction", bien qu'il ne ressemble que par endroits à une science-fiction moderne. Pour le reste, à savoir la forme qu'elle prend, cette fiction appuyée sur un certain état de la science, n'a rien à voir avec ce que nous pouvons nommer aujourd'hui de façon classique "science-fiction". Cependant cette excentricité par rapport à ce que le genre est devenu dans la période classique de la science peut en faire un éventuel modèle pour une science-fiction qui aurait perdu les assurances du paradigme scientifique classique. Cette originalité se manifeste par une machinerie textuelle dont le résumé donné marque la complexité et divers niveaux d'enchâssement.

Nous postulerons un lien entre l'enchâssement comme procédé et la difficulté de penser le discours de la science (en gestation) dans le cadre d'un récit (ou d'un champ) continu. La science comme telle n'a pas encore, ici, de lieu propre, son discours est donc transversal, le récit qu'elle inspire, sa "science fiction" se trouve kaléidoscopique, erratique, distribué selon des strates narratives emmêlées, comme cette science elle-même est mêlée de scories provenant d'autres merveilleux, d'autres magies naturelles.

III — Le Songe comme solution originale, inaugurant une "science-fiction"

  Dans ce texte, le narrateur "Je Nº 1" parle d'un songe où apparaît un livre. Le Songe est donc un livre qui conte un songe. Mais le songe donne à lire un texte : par la discontinuité des niveaux narratifs — avec Je Nº 1, Je Nº 2, et le démon comme narrateur — il s'agit en somme de présenter une impensable version de la réalité. Comment cela ? Voyons les éléments. Le "discours scientifique" n'est tenu que par le démon, et n'est intégré dans la narration que lors du voyage lunaire. Par la suite, le discours n'est plus que descriptif, y compris dans la page finale sur les habitants. Ce discours du savoir proféré par le démon a son pendant dans les notes, mais sous forme discontinue. Reconstituons un schéma du texte, en forme de boite gigogne.

À l'extrême bord, et comme une interface avec la science des novateurs et des conservateurs (d'où les aspects polémiques, et didactiques, ou justificatifs), on trouve les notes explicatives de Kepler, qui marquent son travail, ses références, et des anecdotes : 223 notes et des schémas en procès comme l'indique le sous titre Notes sur le Songe, écrites les unes après les autres entre 1620 et 1630 (p. 49). Le récit du Je 1 est le récit d'un rêve. Dans ce rêve, le Je 2 rencontre un livre, et un démon lui conte la vérité sur la Lune. Cette vérité sur la Lune donnée par le démon est aussi celle que l'on peut retrouver dans les notes de Kepler. L'apparat critique qui n'est pas insérable dans le champ du récit (comme dans le champ du savoir reconnu — à savoir les notes) se trouve inséré dans un continuum qui intègre récit et description, sous prétexte de fable, de divertissement, mais sous la forme "fantaisiste" du récit donné par le démon.

Au niveau du texte écrit, impossible utilisation d'une caution scientifique — sous forme de discours intégré — dans le cadre d'une représentation hypothétique : on est loin de la facilité qu'aura Jules Verne à entrelarder sa narration de discours reconnus vrais par ailleurs. D'où un texte à divers niveaux, avec un extérieur : les notes. Cependant, le récit du démon (intérieur et cœur du texte) est une reprise en miroir du discours impossible à intégrer. Cette impossibilité implique le recours au cadre d'une "science surnaturelle" celle du démon (ou du rêve, ou de la fable, ou de l'allégorie). En somme le savoir neuf est sans référent représentable ou pensable dans le cadre d'un paradigme reconnu. Mais entre le connu et le reconnu, se place la possibilité d'une fiction, qui se présente comme illustratrice d'un savoir mais qui ne peut communiquer ce savoir que dans le cadre d'une fable où la Surnature intervient, même si on la gauchit. En liaison avec la fonction traditionnelle du songe, qui est révélation, comme on le sait depuis Macrobe, qui le classe parmi les "fables" propres à être utilisées par les philosophes. Reste à savoir de quel savoir il est question, et sous quelle forme avouée. Kepler nous donne deux pistes dans ses notes : l'allégorie et la plaisanterie.

L'allégorie : à propos du "démon" "Ces esprits sont les sciences qui dévoilent les causes des phénomènes. Le terme grec de daimon m'a suggéré cette allégorie" (note 34 p. 57) ; "comme procédé : Si nous restons dans l'allégorie…" (note 56 p. 65) "Toute la phrase est allégorique" (note 64 p 67). Le mot allégorie est repris aussi dans les notes 72,79,82,86 etc.

La plaisanterie : "Je plaisante les mœurs barbares des Ignorants" (note 10 p. 53) ; "Sous la plaisanterie, la physique" (note 55 p 65) "Je me laisse ici aller à plaisanter" (note 56 p. 65) "sous le voile de la plaisanterie, il y a aussi l'idée suivante". (note 61 p 65). etc. Sans oublier une interprétation allégorique de certains passages, qu'il donne en note "Si l'on fait de l'ignorance la mère de la Science, l'esprit doué de raison en est le père." (note 10 p. 53).

En somme on passe de la science comme lieu allégorique, au texte comme allégorie de la science, dont le point de vue ne peut que se situer ailleurs : sur la Lune, par exemple, dans un "autre monde". L'alliance de la visée allégorique et de la plaisanterie, caractéristique de la "pensée paradoxale" est spécifique du XVIe : en témoigneraient au moins l'Utopie et l'Éloge de la folie

Mais, à la différence de l'utopie, il demeure ici une possibilité de réversibilité, qui parcourt l'ensemble du texte : si la Lune est un "autre monde", ce qu'on voit depuis son sol lui est propre, mais on peut le reconstruire d'ici par la pensée. Et ce, malgré les évidences des indigènes éventuels, car, comme les Terriens "les luniens pensent que la surface de leur Lune est immobile" (note 135 p. 93) Mais ce lieu d'ailleurs où situer la science est aussi un lieu interne au texte, puisque celui-ci utilise le discours du démon, qui reprend les notes ininsérables dans le récit pour en faire le centre. Ce qui amène à dire que le savoir neuf, la science en son procès est à la fois dans de l'hypothèse (qui bâtit un monde "autre" que celui de l'évidence) et dans l'ici et maintenant d'un texte qui la construit autant qu'elle l'illustre.

Conclusion

On a trop pris l'habitude de parler des genres, et en particulier de la SF, comme si elle n'était que la vulgarisation romancée, ou l'exploitation romanesque d'une science qui est censée avoir toujours été là. La lecture du Songe, par son aspect à la fois formellement a-typique et pourtant irrécusable du point de vue de sa visée comme de son contenu nous amène à réfléchir sur ceci. Ce qu'on nomme aujourd'hui science a d'abord été une spéculation dangereuse, et le paradigme sur lequel nous nous reposons plus que nous n'y vivons consciemment est une conquête récente et historiquement située. Les moyens d'en rendre compte, dans le cadre de fictions ne sont pas forcément une pure évasion. Il serait bon de donner une attention soutenue à ces inventions narratives, qu'on place trop souvent sous le seul aspect de l'esthétique sans toujours percevoir qu'il s'agit souvent d'un moyen de sortir d'une impossibilité de dire autrement le non encore pensable. D'autre part, la comparaison avec Godwin ou Cyrano montre que très vite l'insertion du savoir nouveau (des notes) a pu se faire, et que le genre romanesque, omnivore, a intégré ce savoir neuf, comme le reste des discours venus des champs auparavant réprouvés du savoir   [13]. Et enfin on peut s'interroger sur le fait qu'à la différence de L'Utopie, qui fut un modèle formel et conceptuel pour des œuvres de spéculation sociologique, ce texte de Kepler n'eut aucune influence réelle sur le développement de la science-fiction — parce qu'il n'a été traduit que tard et qu'il a été ignoré — sans qu'on puisse invoquer autre chose qu'un hasard malheureux. Il n'en demeure pas moins une sorte de chaînon jusqu'alors perdu et considéré comme manquant dans ce qu'on pourrait métaphoriquement considérer comme une généalogie du genre SF : il pose le saut qualitatif qui permet de situer la fiction spéculative comme parente mais différente de l'utopie de More et des voyages imaginaires de Lucien.

Notes

[1]  Pour le problème de la date de naissance de la SF la critique donne des dates différentes, choisissant l'épopée de Gilgamesh, ou Frankenstein comme œuvre princeps. Le problème est lié aux rapports que les critiques établissent entre littérature et contexte scientifique. Ils oublient en général d'y apporter le correctif suivant : chaque époque a eu son idée de ce qu'est le savoir, elle en reconnaît toujours divers types et classe les diverses formes de fiction en fonction de ses savoirs. Ce qui revient à dire que nous ne pouvons situer tel texte comme SF en fonction de nos propres présupposés sur le savoir ou la science dont nous partageons les certitudes actuelles. Il faut donc, pour éviter des anachronismes, regarder les textes dans la perspective de la configuration mentale de leur émergence. Car toute fiction se situe dans le cadre d'un savoir, sinon elle n'est pas compréhensible. Dire que la SF se développe dans un cadre de savoir scientifique revient à tenter d'objectiver un certain type et de savoir, qui permette une distanciation sinon cognitive, au moins ludique avec ce savoir hypostasié en aire repérable, ce qui est le cas de Lucien dans Histoire Vraie.

La notion de conjecture rationnelle est elle aussi à affiner. Toute conjecture, dans le cadre d'un savoir, est rationnelle. Mais telle conjecture ludique ancienne peut nous apparaître, à nous, rationnelle ou non dans le cadre de notre savoir, c'est-à-dire au prix d'un anachronisme. Aller sur la Lune pour Verne ou même pour Kepler se place dans le cadre d'une conjecture rationnelle, car l'espace de la question se situe dans un univers physique où la Lune est un satellite de la Terre, que sa distance est mesurable et que nous connaissons les lois de la gravitation. Pour Lucien non : ce n'est pas une conjecture, c'est un simple jeu métaphorique. Cependant, dans le cadre d'une rhétorique du passage burlesque, à la limite c'est une proposition qui se situe dans le domaine du rationnel, la rationalité d'une rhétorique langagière : elle entre dans une combinatoire ludique, au même titre que les transformations du bateau en nacelle, en sous marin, ou en traîneau. Dans un univers du merveilleux, la transformation de la citrouille en carrosse est tout aussi rationnelle : nous ne sommes pourtant pas dans la SF.

Ces remarques sont à rapprocher de la notion de "socle épistémologique" chez Michel Foucault. Voir en particulier l'analyse éclairante qu'en donne Michel de Certeau in Histoire et psychanalyse, entre science et fiction. Folio essais. 1987. p. 29 : « Des idées, des thèmes, des classifications passent avec armes et bagages d'un univers mental à l'autre, mais sont — sans qu'on s'en rende forcément compte — affectés par les structures qui les organisent et leur donnent une signification qui devient différente, même si les mots qui les désignent ne changent pas ».

Un argument, pourtant pourrait nous être opposé : ce texte de Kepler n'a eu aucun impact sur le développement de la SF, il est resté presqu'inconnu alors que les œuvres de Godwin ou de Cyrano de Bergerac nourrissaient un imaginaire certain. C'est pourquoi sans doute R. M. Philmus intitule son ouvrage Into the unknown. The evolution of Science Fiction from Francis Godwin to HG Wells. (U. California Press. 1970). Sa thèse est confortée par Cay. Dollerup The earliest Space Voyage in the Renaissance. In De Vos (Luk) ed. Just the other day : essays on the Suture of the Future. Amsterdam Restant Press. 1985. p. 103-114. D'un point de vue factuel, cet argument est juste. Mais du point de vue d'une histoire du genre en fonction de l'histoire des spéculations dans le genre de la fiction, il n'est pas totalement pertinent.

[2]  Kepler (Johannes) Le Songe, ou astronomie Lunaire. Texte et traduction de Michèle Ducos. PU Nancy 1984. (note 2 de Kepler ; p. 49)

[3]  Pagetti (Carlo) Les Premiers hommes dans la Lune : Wells et la stratégie narrative de la Scientific Romance. S.F. Studies Vol 7, Nº31 p. 134. Le lien entre Wells et Kepler n'est pas fortuit. C'est un épigraphe tiré de Kepler qui ouvre La Guerre des Mondes

[4]  Kuhn (Thomas) La structure des révolutions scientifiques. Flammarion. 1970

[5]  Bacon (Francis) The advancement of Learning 1605

Pour tout ce qui concerne Sir Francis Bacon, je suis redevable à Le Deuf (Michèle) et Llasera (Margaret) La nouvelle Atlantide, suivi de Voyage dans la pensée baroque. Payot.1983

[6]  Durand (Claude Gilbert) L'imaginaire de la Renaissance. PUF 1985 p. 12

On peut s'étonner de voir figurer ici l'héliocentrisme de Copernic. Rappelons cependant qu'il a présenté son idée à titre d'hypothèse. "Car ces hypothèses n'ont nul besoin d'être vraies ou même probables : il suffit qu'elles permettent un calcul qui s'accorde avec les observations" Préface de Oislander à Copernic (Nicolas) Sur les révolutions des orbes célestes.

Newton, plus tard, présentant son système marquera le progrès accompli avec son fameux "Hypothesis non fingo".

[7]  Eco (Umberto). Apostille au nom de la Rose. Folio Essais. 1987. p. 56

[8]  Le Deuf (Michèle) et Llasera (Margaret) op. cit. p. 16

[9]  Hypothèse qui est antérieure à Copernic, et qui provient du champ de la philosophie.

De Cues (Nicholas) De docta ignorantia cité par Koyré (Alexandre) in Du monde clos à l'univers infini. Idées. Gallimard. 1973 p. 27 "il résulte de tout cela que la Terre se meut".

[10]  Cyrano de Bergerac œuvres complètes. Belin. 1984.

Godwin (Francis) L'Homme dans la lune. Traduit et présenté par A. Amartin. P U Nancy. 1984

[11]  Newton, encore, sera à la fois un savant astronome et physicien dans le domaine de la rationalité nouvelle, mais il demeurera un passionné d'astrologie. Nous nous étonnons peut-être à tort de ces coexistences

[12]  En fait Kepler inaugure peut-être une nouvelle espèce de fiction, que Descartes, Malebranche, Fontenelle et Leibnitz utiliseront à leur manière sous forme de fiction "philosophique". Détachées de sa fonction épiphanique de représenter les choses qui existent déjà ou qui ont existé, les mots d'une fiction donnent lieu à des scénarios dont la pertinence ne tient plus à ce à quoi ils se réfèrent et qu'ils expriment mais à ce qu'ils rendent concevable dans le cadre d'une logique du possible. On voit ici comment naîtront les romans d' Anticipation, la programmation, les scénarios futuribles, les simulations et les simulacres.

Pour la notion de fiction philosophique : Lardreau (Guy) Fictions philosophiques et science-fiction. Actes Sud. Diffusion PUF. 1988. En particulier p. 23-64

[13]  Le lien que je subodorais entre le savoir éclaté et extérieur des notes et son reflet ordonné a été conforté par la lecture de Hallyn Francis, Le Songe de Kepler Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance Tome XLII, 2 Droz, Genève. 1980

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.