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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

Jalons pour une histoire de la Science-Fiction

Science-Fiction et expérimentations formelles: formes et registres modernes de l'imaginaire

Première publication : Roger Bozzetto : l'Obscur objet d'un savoir. Université de Provence, 1992, p. 211-212 & 223-235

Le sujet est si vaste, les problèmes si nombreux et si enchevêtrés qu'on ne peut qu'établir une mise en perspective des problématiques à l'œuvre. On peut éventuellement saisir un devenir de ces genres au XXe siècle, en relation avec les mutations du domaine romanesque, lui-même en liaison avec l'ensemble des évolutions techniques et sociales.

Il s'agit donc, devant textes modernes de science-fiction et de fantastique, de s'interroger sur les rapports qu'ils entretiennent d'une part avec les systèmes socio-symboliques de notre époque, d'autre part avec l'ensemble des autres formes littéraires, elles-mêmes en crise, et de faire la part de ce que la critique peut en dire.

Problématique des mutations

Ainsi que nous l'annoncions en introduction, l'émergence de la fiction spéculative, comme du fantastique ne prenait de sens que par rapport à une idéologie de la mimesis comme norme de représentation. Mais, comme le rappelle Deleuze

« L'histoire de la représentation est celle d'une longue errance, d'un effort inlassable pour représenter la différence »  [1].

Avant la constitution de cette “mimétique” de la réalité quotidienne comme seule visée, le monde empirique se mêle au monde de la Surnature sans entraîner d'incohérences. Comme on le voit dans les épopées, ou dans la littérature romanesque du moyen-âge, nous nous situons alors dans la descendance d'une littérature qui fonctionne sur le modèle du mythe [2].

Dans cette mouvance, les divers types de merveilleux pouvaient coexister avec la représentation de signes et d'indices renvoyant à la représentation de la vie quotidienne. Parfois, comme dans le roman picaresque, le mélange permettait des figures ou des situations grotesques à visée ironique ou satirique en représentant la réalité sociale. La fiction spéculative, on l'a vu, prend son sens à partir du moment où s'élabore une conscience claire et univoque de la réalité scientifique, afin que puisse se développer, avec sa logique propre, la notion et l'illustration du “possible”, sur les modes de l'extrapolation, de l'anticipation ou de la spéculation ludique. Cette perspective demeurera celle de la science-fiction dans son ensemble jusque vers 1965 : l'invention thématique se poursuivra dans le cadre d'un registre narratif mimétique connu, et accepté comme allant de soi, ce qui était la preuve d'une certaine cécité [3].

Le genre fantastique, on l'a vu, ne peut se constituer qu'en s'appuyant sur cette idéologie du représentable, sinon il lui serait impossible d'en montrer les apories et d'en laisser affleurer la part maudite. On le sait, l'évolution romanesque depuis le début du siècle a permis de changer nombre de règles du jeu littéraire. Certes il subsiste des pans entiers de l'ancien système représentatif mimétique — tout comme des fabulations de type "romance"— qui continuent de fonctionner dans les littératures de masse, comme dans une grande partie des textes prétendument littéraires.

Mais par ailleurs des espaces littéraires nouveaux se sont ouverts, des auteurs comme Lewis Carroll, James Joyce, Franz Kafka, William Faulkner, Virginia Woolf, William Burroughs, les nouveaux romanciers français, Italo Calvino, Julio Cortázar, Jorge Luis Borges et bien d'autres, ont produit des textes qui ne renvoient plus explicitement à la notion de représentation. Leurs textes et par là les mondes qu'ils mettent en place, se situent en dehors de l'opposition mimétique / non mimétique : ils semblent tirer leur sens d'une diégésis “absolue”. Elle n'a plus grand chose de commun avec l'exercice de l'imagination “délirante” à l'œuvre dans les "romances", et oblige à poser autrement le problème de l'imagination “déréglée”, pour demeurer dans la logique de l'opposition kantienne.

Si les normes qui régissent, en littérature, la représentation ne sont plus pertinentes, que deviennent alors les genres qui s'y référent directement, ou même indirectement, comme la fiction spéculative qui la prolonge dans la dimension “délirante” ? C'est là un aspect important du problème posé par la littérature moderne et post moderne [4].

On avancera l'hypothèse que les avancées littéraires ne laissent pas d'influencer les genres existants, à des degrés et selon des angles divers.

On tentera de saisir comment l'inventivité thématique de la science-fiction peut se situer en parallèle avec la créativité des recherches formelles. Ou encore où la science-fiction, sans perdre de sa spécificité participe au mouvement global qui remet en question les limites de la représentation et le rôle de l'imaginaire [5].

Nous analyserons les convergences de visée entre la science-fiction et les recherches d'avant garde des années 1970-80.

Science-fiction et expérimentations formelles : des livres-univers

La science-fiction, comme toute branche de la littérature, promet des émerveillements. Et elle en propose depuis longtemps, d'une façon spécifique, en tablant sur l'invention de thèmes nouveaux, et sur le traitement neuf de thèmes connus, ou qu'elle a inventés. Dans le même temps les avant-gardes tentent d'élaborer des formes inédites du récit, sur les décombres de ce qu'Alain Robbe-Grillet nommait "la représentation balzacienne". On peut donc parler, depuis les années 1960, d'une mutation de l'ensemble du champ littéraire, sans qu'on puisse a priori soupçonner la présence de convergences entre la démarche de l'avant-garde et celle de la science-fiction.

Pourtant, la présence de certaines œuvres "borderline" — qui ont pour auteurs Borges, Calvino, Burroughs ou Pynchon  [6]— amène à relativiser une opposition facile entre l'invention de thèmes et la créativité des formes. Elle n'est peut-être que l'effet de surface d'un mouvement plus global de l'imaginaire littéraire. Mais pour le percevoir dans sa profonde richesse il est nécessaire de revenir sur d'anciens préjugés, qui poussaient à exclure la science-fiction du domaine littéraire à cause des nombreuses œuvres mal écrites qui s'en réclamaient [7]. Ces préjugés conduisaient à présenter la singularité de la science-fiction dans l'espace littéraire comme une négation de la littérature, alors qu'elle en est manifestement une dimension spécifique : on en a montré l'origine, et on en a suivi l'histoire.

Toute littérature est d'imagination, et construit des univers imaginaires. De Neuromancien ou Éon aux textes de Calvino, Borges, de Vonnegut, de Burroughs ou de Pynchon, les univers représentés évoluent. Et ces mutations dans la représentation de la réalité participent de la construction de cette même réalité. Si le monde n'est pas un livre — comme le croyait Saint Bonaventure — chacun des livres de ces auteurs est un univers, et le lecteur de ces œuvres nouvelles est sommé de participer activement à leur création.

Toute littérature est d'imagination

Il faut, ainsi, faire un sort aux vieilles lunes telles que l'opposition supposée entre les littératures d'imagination et littérature “mimétique” — qui “justifierait” une opposition entre la “littérature” et la science-fiction. Il s'agit là d'un lieu commun, et d'un cul-de-sac de la pensée critique.

Lieu commun, parce qu'il est un résidu de l'Histoire, légué par l'écrivaine anglaise Clara Reeves. C'est elle qui invente (en 1795) une séparation absolue entre novel — notre roman “réaliste” — et romance. Cette dichotomie avait pour but de valoriser ses écrits, et ceux d'Ann Radcliffe, par opposition au “réalisme” dominant. C'était de bonne guerre, mais cette bataille est terminée depuis longtemps.

Cul-de-sac, car cette opposition, qui a peut-être été pertinente, est non seulement obsolète, mais erronée. Un exemple : tenter de situer la science-fiction dans ce cadre amène à des contorsions sans fin. Sera-t-elle “mimétique” avec HG Wells, “romanesque” avec Ray Bradbury par exemple ? Sans parler de l'aberration qui consisterait à confondre l'imagination littéraire et l'invention thématique, ce qui donnerait une prime au délire.

Cependant, avant de ranger dans les oubliettes de l'Histoire cette opposition, devenue inopérante et même contre-productive, il convient de signaler les quelques erreurs et contresens qu'elle a permis d'engendrer et qui perdurent.

D'abord ceci qui en est un corollaire : la littérature “mimétique” ne requerrait aucune imagination, l'auteur se contenterait de photographier la réalité avec des mots. Le simulacre ainsi créé ne serait en aucun cas une création, mais une simple reproduction, une “réduplication au premier degré”. Il n'est que d'illustrer cette assertion en se référant aux œuvres de Balzac, Conrad, Flaubert, Dickens, Zola ou Proust pour en saisir l'inanité.

Ceci encore : la science-fiction se distinguerait de “la littérature” en ce qu'elle manipule des idées. Les mots sont pour la littérature, les idées pour la science-fiction : chacun chez soi. En somme le langage, en science-fiction aurait pour seule fonction de permettre à des idées de s'incarner en “histoire”. Par quelle magie ? Selon quelle alchimie ? Mystère des arguments d'autorité, des préjugés et des faux-semblants.

On soutiendra la proposition inverse : toute littérature est d'imagination, parce qu'elle se construit à l'aide du langage, et dans son épaisseur. C'est par son usage qu'elle peut inventer des simulacres, qui tirent leur cohérence des ressources internes du langage avant tout, quels que soient les objets auxquels il renvoie, que les situations mises en scène relèvent de notre quotidien ou d'un autre, imaginé.

Si toute littérature est d'imagination c'est parce que, comme la réalité, elle est une construction humaine, et donc symbolique. Dans cette optique, quelle est donc l'originalité de la science-fiction ?

Elle construit des réalités imaginaires : des fictions

Comme l'affirme Nabokov, il ne s'agit pas, en art de reproduire de la réalité, mais de la construire sans cesse, et pour cela l'imagination est ce qu'il y a de plus nécessaire. La science-fiction, comme le reste de la littérature, y contribue, à sa manière, qui évolue — évidemment. Revenons en arrière :

La science-fiction a eu pour ambition, on l'a dit, de faire place dans la littérature aux sensations d'émerveillement nées du développement de la réflexion scientifique — nous l'avons vu chez Kepler — comme de la science et de la technique, chez Jules Verne, ou Rosny aîné. Elle est aussi devenue le support d'une réflexion sur les développements de ces techniques et de ce savoir : il n'est que de lire HG Wells et Huxley pour s'en persuader. Pour une grande part elle a réussi dans ce projet, en suscitant le fameux "sense of wonder", produit par l'étonnement ébloui devant les réalisations que permettait la science. Elle proposait des incarnations techniques aux rêves millénaires et aux fantasmes : l'ubiquité, les voyages vers la jeunesse, la rencontre des autres, les désirs de domination, de séduction — ou de crainte comme en témoigne le Frankenstein de Mary Shelley entre autres.

La fiction spéculative a longtemps véhiculé ces “miracles” dans un “moule narratif” qui se présentait comme neutre, alors qu'il était le produit d'une longue histoire, et que, comme toute création humaine il était représentatif de la vision du monde d'une époque, d'une idéologie. Ce moule narratif a été nommé en France, selon les époques, "réalisme" ou "naturalisme". Et de fait, entre les récits de Jules Verne et ceux de Zola on voit peu de différence dans la représentation du monde, réel ou imaginaire — entre le salon du Nautilus et l'alambic de Gervaise — pas plus qu'entre ceux de Wells et de Dickens.

Le choix de ce modèle narratif n'a jamais été justifié puisqu'il se présentait comme naturel, et il n'a été mis en cause que bien plus tard, d'abord dans la littérature avec Conrad, James, ou Joyce, puis par d'autres, et enfin en science-fiction. Il faudra, en France attendre les années 1960 pour voir Daniel Drode tenter une réflexion sur une éventuelle spécificité du langage en science-fiction. Drode conteste le modèle traditionnel, de l'intérieur de la science-fiction, à l'époque où fleurit le Nouveau Roman, qui se veut, lui aussi, une mise en pièce des modèles narratifs antérieurs. En Angleterre, dix ans plus tard, la New wave tentera de proposer des alternatives à ces modèles anciens. On sait que cela conduira Ballard à écrire La foire aux atrocités, Crash, ou IGH — avant de revenir à une narration plus traditionnelle avec L'empire du soleil [8].

Parallèlement, depuis l'après-guerre, on a vu proliférer des œuvres dont le rapport au modèle dominant du "réalisme" est de plus en plus ténu. Borges dans La Loterie à Babylone, La Bibliothèque de Babel, La Cité des immortels ou Le Jardin aux sentiers qui bifurquent marque la distance que l'on peut prendre avec toute réalité représentée afin de créer un espace littéraire qui tienne par sa cohérence interne, en liaison avec des propositions fictionnelles que la narration explore. Mais cette exploration narrative est aussi un jeu sur les formes, celle du labyrinthe en particulier, comme on le voit avec évidence dans le dernier titre cité. On pourrait citer, pour la connexion du thème à la forme, et indépendamment de tout "réalisme" de référence, L'invention de Morel de Adolfo Bioy Casares. ; Ailleurs, Cortázar dans Continuité des parcs nous offre une “boucle étrange” à la Escher, où le lecteur finit par se retrouver présent dans le texte qu'il lit, dans une sorte de parcours de lecture un espace devenu fou [9]. On se souvient que dans Ubik, la dernière phrase de l'ouvrage enferme le personnage (et le lecteur) dans un espace-temps paradoxal.

Il existe donc des zones de convergence entre la thématique de la science-fiction, et des recherches formelles menées en son sein ou hors d'elle. Il arrive d'ailleurs que certains auteurs de science-fiction utilisent si subtilement ce qui a été inventé ailleurs que le lecteur ne s'en aperçoit pas toujours. Mais, évidemment, cela ne signifie en rien que les auteurs de science-fiction doivent se mettre à copier les procédés ou les tics des avant-gardes antérieures pour devenir de vrais écrivains : s'ils ne le sont pas déjà, ce détour ne leur servira à rien.

Italo Calvino et Greg Bear : deux créateurs d'univers

Calvino, qui s'est intéressé à tout, et donc à la science-fiction au point d'écrire deux romans qui en relèvent explicitement Cosmicomics et Temps zéro, est un bon exemple de la manière dont les recherches thématiques et formelles peuvent se trouver en symbiose. Dans Cosmicomics, par exemple, il explore de façon totalement arbitraire, mais en gardant une cohérence narrative, diverses hypothèses du champ scientifique : la distance Terre-Lune et ses variations, la fin des dinosaures ou ce qu'était le monde avant l'invention des couleurs. On y retrouve la même virtuosité que dans les textes composant la trilogie du Baron perché, du Vicomte pourfendu et du Chevalier inexistant. Quel que soit le point de départ, la logique narrative n'a besoin d'aucune autre caution, pour développer ses effets et ses paradoxes.

Calvino s'est ensuite lancé dans des œuvres en apparence plus abstraites, plus formelles, le tout étant peut-être lié à sa venue en France et à sa rencontre avec les membres de l'OULIPO. Il a proposé Le Château des destins croisés dans lequel le récit naît à partir de cartes du tarot comme signifiant — et l'on sait que cela a donné lieu, depuis en devenant une "formula story", à nombre de textes d'heroic-fantasy.

Son chef d'œuvre demeure cependant un livre-univers, au parcours de lecture original : un lecteur aux prises avec des récits qui bifurquent : Si par une nuit d'hiver un voyageur. Dans ce roman — qui a énormément fasciné en Italie comme en France — rien ne renvoie directement à la science-fiction, à part la mention d'extraterrestres dans le chapitre VIII. Pourtant le processus de lecture qui y est proposé, la recherche du sens qui y est mis en scène, la quête de la source des récits, tout concourt à faire de cet ouvrage un texte de “troisième type”. Un livre d'une logique Ā, où l'on passe d'un univers à l'autre sans emprunter les gadgets en usage dans la science-fiction classique, comme le passage par l'hyper-espace. Plus exactement on est prisonnier d'un univers littéraire matérialisé — sorte de Simulacron — puisque les ouvrages que le Lecteur trouve dans sa quête du Livre, ce sont des débuts de romans de tous les genres — du policier à la science-fiction en passant par l'érotique et le fantastique.

Dans une certaine mesure, et sans vouloir forcer la comparaison au-delà de la vraisemblance, le lecteur de Neuromancien se trouve dans une position un peu semblable. Il est prisonnier, dans la mesure où il se projette dans les héros, de la logique de l'ordinateur qui donne forme au monde où les personnages vivent, forme qui peut changer sans qu'ils en soient informés, ou qu'ils en aient clairement conscience.

Éon, de Greg Bear nous propose la description d'un univers tout aussi atypique. On se trouve dans un monde / artefact futur où les modes de fonctionnement psychique et même la communication semblent avoir intégré les capacités actuelles des ordinateurs. Les individus sont devenus des supports de logiciels mnémoniques, de mémoires et d'unités de traitement d'information supplémentaires. Voilà pour la fonction utilitaire. Mais ils sont aussi des supports d'écran avec icônes incorporées, et ils communiquent leurs émotions par des “pictes” (icônes, dessins) et créent autour d'eux des environnements adaptés à leur humeur ou à leur désir du moment. Le texte de Bear ne mime pas la réalité future, mais son processus à partir du mariage entre l'individu et le développement prévisible (assez du moins pour donner corps aux fantasmes) de l'informatique. Il y a plus intéressant encore pour notre comparaison avec Calvino. Le monde-artefact — "le Caillou" — où nous rencontrons ces personnages du futur, se situe dans divers espaces en même temps. Les personnages jouent à saute-espace comme à saute-temps, depuis des espaces englobants vers d'autres, englobés. Mais, comme dans les toiles d'Escher ou de Magritte, l'englobé subvertit l'englobant pour créer un espace de type nouveau.

Comme chez Calvino, l'on passe d'un lieu cadre à des lieux insérés. Mais avec une différence : dans Si par une nuit d'hiver un voyageur, le lecteur sait qu'il joue dans le cadre d'un jeu distancié, et qu'il s'agit d'un roman du second degré, où l'information sur la construction même du roman est donnée comme matériau. Elle est fournie en même temps au lecteur représenté — dont le nom est, fort justement "Lecteur", et qui est le véritable héros du roman — ainsi qu'au lecteur concret (vous et moi).

De ce point de vue, on pourrait soutenir que les romans de Gibson et de Bear sont modernes, puisqu'ils demeurent dans un espace mimétique — fût-il d'extrapolation — où le paradigme de référence n'est guère “absent”. En revanche le texte de Calvino relève de l'esthétique post-moderne, si on se réfère aux propos d'Umberto Eco dans son Apostille au nom de la Rose, chez Calvino c'est le métalangage critique qui est devenu partie intégrante de son matériau romanesque.

Ces étiquettes, présentées telles quelles, n'ont pas en soi grand intérêt, sauf si elles incitent la curiosité à aller plus loin dans la compréhension des processus de création, ce qui est le cas chez trois auteurs américains.

Vonnegut, Burroughs, Pynchon : trois galaxies littéraires

Certains auteurs français ont tenté expressément de mettre les recherches formelles connues au service d'une thématique explicitement de science-fiction. Le résultat est mitigé, au moins en ce qui regarde la science-fiction, comme on peut le voir avec La Vie sur Epsilon de Claude Ollier. Daniel Drode a écrit un roman où la déconstruction du langage, comme de la narration linéaire, illustrait ses positions théoriques, ce fut Surface de la planète. Le livre a été primé, puis réédité mais n'a exercé aucune influence sur la production française, sans que l'on sache pourquoi. Sans doute les références au nouveau roman apparaissaient-elles plus comme un nouveau carcan que comme une libération de l'imaginaire.

En revanche, les États-Unis offrent quelques exemples intéressants de convergence entre la thématique science-fiction et les recherches originales de création littéraire, avec des auteurs comme Kurt Vonnegut, William Burroughs et Thomas Pynchon.

Vonnegut est le plus connu : ayant acquis une certaine notoriété dans le cadre de la science-fiction, avec en particulier Les sirènes de Titan, il publie ensuite des romans dont la thématique se rattache vaguement et ponctuellement à la science-fiction, mais qui valent par un don d'invention ébouriffante, et un style qui se révèle un label, puisque "vonnegutsy" devient un adjectif à la mode dans les années 70. On connaît Abattoir V, dont on a tiré un film, ou Le Cri de l'engoulevent dans Manhattan désert, mais le plus typique reste Le Breakfast du Champion.

C'est un texte qui joue sur les miroirs, les reflets, mais dont la caractéristique est la mise en abyme de la science-fiction, et de son auteur imaginaire Kilgore Trout dont les résumés de nouvelles, parus dans Playboy font dériver l'action du roman vers le lieu où un auteur (le narrateur), l'attend. Cette rencontre de la créature romanesque, auteur de science-fiction, avec son créateur (l'écrivain démiurge) que tout dans le roman concourt à rendre à la fois nécessaire et impensable n'est pas sans rappeler la thématique des Ruines circulaires de Borges. ; L'optique est ici mi-ironique mi-tragique : on est loin de la nouvelle métaphysique de l'auteur argentin. La science-fiction agit ici comme un levain, qui dynamise et rend possible un récit — lequel se construit comme une “boucle étrange”, une sorte de baroque exacerbé. Ces jeux cependant ne débouchent pas sur rien : nous sommes loin de toute référence réaliste, et pourtant la vision que le texte impose tend à rendre notre quotidien dans une perspective de distance tragique : ce que Charles Bukowski nommerait "la folie ordinaire"

William Burroughs n'est pas seulement un personnage de Sur la Route de Jack Kerouac, c'est un auteur qui a toujours tenté de lutter contre les manipulations de l'information dans notre quotidien, à la fois par des textes critiques dont La Révolution électronique, et par des romans dont les liens à la science-fiction sont la substance même. Après les dystopies de La machine Molle et de Le ticket qui explosa, qui mettent en situation les grands clichés de la science-fiction dans le cadre de cauchemars [10], Burroughs s'est inventé des techniques de construction de texte : pliage (fold in), découpage (cut up), montage, pour créer un univers dont le rythme comme les formes sont proches des recherches stochastiques. Il relie cette forme de construction de son monde à des thèmes de libération jubilatoire, de luttes sanglantes — mais aussi “primitives” que les combats de l'Iliade — dans Havre des Saints, Les garçons sauvages et Les cités de la nuit écarlate. Un univers certes privé de femmes, où les jouissances homosexuelles sont présentées comme exacerbées, et que hante la Marie Céleste. Les subversions temporelles, les mixages d'univers, les références sont à la fois des effets de la technique de composition et des thèmes utilisés. La symbiose entre la thématique science-fiction et l'univers comme machinerie textuelle est parfaite. L'univers est un artefact, le livre est un univers : on y erre, on s'y perd sur des pistes dont on sait qu'elles n'ont aucune vocation à mener à du sens qui serait présent à l'extérieur du texte.

On pourrait retrouver le même parcours avec Pynchon dont les œuvres dans leur simplicité ne semblent au premier abord que charrier des histoires banales. Cette banalité est minée, piégée, de sorte que comme chez Nabokov, où l'on ne peut pas savoir qui parle, qui dit quoi et quel degré de crédibilité on peut accorder au narrateur, ni au monde présenté. Le texte est à considérer avec le recul d'un archéologue devant une inscription inconnue. Non que le sens se cache : il s'exhibe ; mais pour peu que l'on s'en approche il fuit dans tous les sens.

Vente à la criée du lot 49 avec son enquêteuse, Œdipa, est un exemple frappant de la manière de Pynchon. ; Les ramifications qu'elle découvre, d'un autre univers de communication sous l'officiel, et les péripéties que cela entraîne constituent l'axe principal autour de quoi bifurque à plaisir le récit. D'autant que le fondateur du réseau semble provenir du XIIIème siècle espagnol, et que la quête nous conduit à la rencontre d'un univers-patchwork qui se donne à lire comme une image folle et logique à la fois des États-Unis où coexistent une foule de sectes, aussi différentes l'une de l'autre que les grands monstres imaginés par les auteurs de science-fiction classique, comme Van Vogt ou Jack Vance.

Disparates donc, juxtaposées sous les grilles officielles, les traces du réseau se groupent par endroits avant de se perdre dans le passé. Reste la quête labyrinthique qui aboutit à “la révélation” d'un indicible. Les racines de la fondation des États-Unis ? Ou celles de l'origine de l'ouvrage ? Ou l'origine de l'univers ?

Dans tous les cas, le lecteur s'est trouvé pris dans un jeu de pistes, sans autre issue que de se retrouver devant l'impossibilité d'un épilogue. Mais sans pourtant se trouver frustré tant le parcours de lecture (à refaire plusieurs fois, comme pour les autres ouvrages) est plein de possibilités de variantes, tant l'imaginaire du lecteur est sollicité pour entrer en des combinaisons virtuelles, qui lui offrent à leur manière un "sense of wonder" original.

Des univers textuels

Ces trois auteurs, mis à part Vonnegut, n'ont jamais prétendu écrire de la science-fiction. Et les auteurs américains de science-fiction, à ma connaissance ne se sont jamais référé à ces œuvres. C'est peut-être ce qui permet à Pynchon, Burroughs, ou même Vonnegut, de se trouver à la croisée des avant-gardes et de la science-fiction. Il n'y a pas chez eux l'idée d'appliquer mécaniquement, pour inventer de nouvelles formes de science-fiction, des techniques qui auraient été inventées ailleurs.

Ils puisent leur bien dans la littérature, y compris dans celle de science-fiction, pour construire des textes qui sont en phase avec les grandes interrogations modernes, que la science-fiction, par sa familiarité avec l'univers des possibles rend présentes dans sa thématique.

De plus ces auteurs vivent les bouleversements de leur époque, dont autant que d'autres ils sont conscients, et ils en intègrent la dynamique dans les univers qu'ils construisent. Ils savent que les nouvelles interrogations comme les réponses neuves traversent notre univers quotidien et transforment de fond en comble la compréhension que l'on en avait — donc la représentation que l'on s'en faisait. Cela les amène nécessairement à une expérimentation de formes narratives nouvelles, qui supposent un lecteur participant à la création de ce monde imaginaire. Par sa disponibilité, sa sensibilité, ses propres possibilités de connexion et d'enrichissement du texte, le lecteur de science-fiction est peut-être le mieux à même d'en jouir.

Cette conception aboutit à ces ouvrages qui présentent une articulation subtile des thèmes science-fiction et d'une recherche expressive, afin de donner à ressentir le bouleversement même de la représentation d'un monde et d'une littérature dont la science-fiction fait partie. D'où la sensation de profonde nouveauté que l'on éprouve devant ces textes — semblable, et pourtant différente, de ce qu'on éprouve en lisant de la science-fiction classique.

Dans celle-ci, les meilleurs auteurs donnaient l'impression de dérouler devant nos yeux d'enfants fascinés, le livre des mille galaxies de l'univers : par l'identification aux héros, les lecteurs parcouraient euphoriquement le monde et jouissaient de cette maîtrise des possibles par le savoir humain déifié sous les traits ambigus de la Science.

Ici, c'est l'univers du livre qui déploie les bifurcations imaginaires de ses matrices, dans l'ensemble de leur spectre. Le lecteur, devenu protagoniste, y entame un parcours d'exploration à risques, puisqu'il semble n'avoir de bornes que celui de son imaginaire personnel [11].

Conclusion

Nous avons voulu présenter, dans leur émergence, leur développement et en liaison avec l'ensemble du domaine littéraire jusqu'à nos jours, les deux genres des littératures de l'imaginaire, le fantastique et la science-fiction.

Au terme de ce parcours, il convient de présenter moins un bilan des formes, qui ont été décrites, qu'une réflexion sur la réception différentielle de ces deux genres.

Tous les textes relevant du fantastique, depuis l'époque romantique jusqu'à nos jours, et quelles qu'en aient été leurs qualités d'innovation littéraire — elles ont été fortes dans la période romantique et dans ce que nous avons nommé le fantastique classique — ont été reçus comme faisant consubstantiellement partie de la littérature, et comme tels, légitimés. Si les textes n'étaient pas réussis, on ne prenait pas prétexte de ces exemples pour dénigrer le genre fantastique dans son ensemble. Il demeurait un genre reconnu et légitime. Une critique abondante a exploré le genre, ses sources, ses thèmes, ses liens avec le reste des textes littéraires, sa réception et son évolution. Par un curieux mimétisme, les textes fantastiques se fondent d'ailleurs très bien dans le paysage littéraire des époques considérées. Romantique à l'époque romantique, moderne à notre époque, le genre fantastique se coule dans la vision du monde dominante de l'époque, au point d'en apparaître toujours comme partie constituante.

En revanche, la fiction spéculative fait problème. La critique ne reconnaît pas aisément le genre comme littéraire. Soit elle reconnaît des auteurs comme Jules Verne, Rosny aîné, H G Wells, Ray Bradbury, René Barjavel ou William Burroughs, soit encore des œuvres : 1984, ou Le Meilleur des mondes. Les utopies elles-mêmes étaient jusqu'à récemment analysées sous l'angle sociologique et tirées du côté du discours, plutôt qu'en tant qu'œuvres littéraires.

Et comme on l'a montré, la science-fiction a même dû se constituer en paralittérature pour échapper à l'inexistence légitime, à la non-reconnaissance.

On se trouve devant un fait indéniable, qui pose un problème. Qu'est-ce qui, dans la science-fiction, gêne les critiques [12] ?

Car quelque chose gêne, sans que ce soit très facile à formuler, comme on le voit en lisant l'ouvrage que le philosophe Guy Lardreau a consacré, avec sympathie et intelligence, à la science-fiction [13].

L'auteur commence par proposer un champ d'action très vaste à ce genre qu'il considère comme un mixte de fiction et de spéculation :

« Si elle [la science-fiction] requiert une fiction c'est pour produire une philosophie, si elle construit un monde c'est pour mettre à l'épreuve une vision du monde » (p. 12).

Il lui accorde une originalité et une grandeur, en tant que forme moderne :

« Il y a une originalité absolue de la science-fiction moderne. Bien qu'il y ait quelque vraisemblance, qu'on puisse lui trouver des ancêtres, du point de vue des formes littéraires, que très généralement elle emprunte plus qu'elle n'invente. La ramener à son origine conduit à y trouver à l'œuvre des archétypes… et fait manquer sa grandeur vraie » (p. 104-5)

Originalité, grandeur, modernité : la reconnaissance semble totale, et presque exagérée. Mais comment alors à partir de ces prémisses laudatives aboutir à l'assertion suivante :

« Un autre trait qui laisse reconnaître que la science-fiction ne relève pas de la littérature : l'absence de personnages dont le nom soit devenu un de ces signifiants majeurs où toute culture s'exprime » (p. 238)

C'est de plus un argument sans valeur : les noms de Frankenstein — du Docteur Moreau, du capitaine Nemo ou de Gulliver — font partie des instruments culturels à partir de quoi notre civilisation tente de se penser. Aussi l'auteur tente-t-il de tirer la science-fiction du côté de la philosophie, dont elle serait une sorte d'ersatz :

« C'est parce que la philosophie aujourd'hui ne conjecture plus que la science-fiction mieux et plus explicitement que d'autres discours de supplément a pu s'en conclure la relève » (p. 276)  [14].

En somme la science-fiction serait le support d'un discours et non une suite de textes. Voilà pourquoi elle échapperait à la littérature ! On pourrait faire remarquer que certains écrivains ont écrit des textes, puisqu'ils sont reconnus comme auteurs, et ceci bien qu'ils aient écrit de la science-fiction. D'autre part il serait curieux de connaître les critères qui dans ce cas marqueraient qu'on pût extraire, des écrits de fiction, tel ouvrage pour le renvoyer à n'être qu'un support de discours. A supposer que ce soit possible, cela ne vaudrait-il que pour les textes de science-fiction ? Sans doute pour Guy Lardreau qui affirme que :

« Le mérite d'un texte de science-fiction se situe fondamentalement ailleurs que dans la littérature » (p. 259).

Proposition renforcée par :

« Je ne suis pas convaincu qu'il y ait un rapport, du moins direct immédiat entre la qualité littéraire d'une œuvre de science-fiction et sa puissance spécifique comme œuvre de science-fiction, c'est à dire comme laboratoire de conjectures, provocation adressée au philosophe » (p. 237)

On retrouve là le désir de faire de la science-fiction un domaine qui échappe à la “littérarité”, dont chacun sait que c'est une notion sans contenu. Le tout sans le moindre argument, sinon d'autorité.

D'autant que le critique, par ailleurs philosophe reconnu, ne craint pas les contradictions :

« Devant ceux des livres de cette littérature mineure dont on accorde qu'ils sont littérairement grands, il convient de se demander pourquoi leurs auteurs ont choisi, pour s'exprimer, une forme mineure et qui ne tolère aucune invention stylistique. Mais aussi pourquoi, ces auteurs, aussi grands que puissent être certains de leurs livres ne sont jamais de grands écrivains, pour lesquels on ne pourra exhiber des textes médiocres » (p. 119)

Contrairement à ce qui était avancé jusqu'ici, il existerait donc bien des textes littérairement réussis dans le genre. D'autre part, il apparaît qu'un grand écrivain n'écrirait jamais de textes médiocres ! On acceptera volontiers le mea culpa de la première réponse, on s'interrogera cependant sur l'affirmation de la seconde !

Mais deux questions intéressantes sont aussi posées par ce paragraphe : la science-fiction ne tolère-t-elle aucune invention stylistique ? La réponse, on l'a donnée, est autre : la science-fiction, en tant que genre n'est pas figée dans un canon stylistique, elle évolue en fonction de paramètres divers comme l'ensemble de la littérature.

La seconde question est celle-ci : pourquoi des auteurs ont-ils choisi, pour s'exprimer, une forme mineure ? J'ignore la réponse exacte à cette question. On peut cependant proposer des hypothèses :

— Le désir de choisir un genre peu fréquenté et de lui imprimer sa marque — c'est peut-être ce qui a motivé Aldous Huxley et George Orwell.

— La possibilité de laisser aller son imagination sans se sentir freiné par une tradition restrictive et des modèles prestigieux.

— La volonté de s'exprimer dans le cadre d'une fiction, selon des matériaux adéquats mais irrecevables ailleurs.

Ce qui importe, dans l'ouvrage de Guy Lardreau, par ailleurs très roboratif, c'est de voir la difficulté pour le critique de considérer l'œuvre de science-fiction comme un texte au même titre que les autres. Comme si le fait de présenter une spéculation, même implicite, ou un monde légèrement différent du quotidien, obligeait à franchir une frontière, celle qui sépare la littérature du discours. Ou celle qui sépare le littéraire du non-littéraire. Frontière totalement imaginaire, plus sociologique que proprement littéraire, on l'a vu plus haut, mais présente et agissante et qui continue d'opérer même à notre époque où le statut du littéraire est de plus en plus sujet à controverses et à interrogations [15].

Notre parcours à travers les siècles et les formes de l'imaginaire, aussi bien spéculatif que fantastique, nous a appris à ne pas confondre le genre et les formes qu'il prend selon les contextes. Nous avons de même pu saisir une série de mutations qui aboutissent, à partir de la fabulation pure, aux divers merveilleux, aux fantastiques et à la science-fiction, et qui continuent d'évoluer, comme le reste de la littérature.

Ces mutations ne sont pas gratuites, elles s'opèrent sous la contrainte d'une double nécessité externe et interne au domaine littéraire. Figurer la nouveauté d'un rapport au monde inimaginé jusqu'alors, et que le développement de la science ou de la société impose, voilà pour la contrainte externe. Les contraintes internes au champ littéraire les poussent à le faire en fonction du contexte et des formes existant alors dans la littérature, afin de s'en servir pour des hybridations ou comme support de métamorphoses textuelles. Elles peuvent porter sur le matériau mis en œuvre, par exemple, dans le cadre de la fiction spéculative : insertion des discours scientifiques dans le cadre fictionnel antérieur — on le voit aussi bien chez Kepler que chez Jules Verne Wells ou Rosny. Mais tout aussi bien, dans le fantastique, elles se constituent du type de regard porté sur les choses les plus banales puisque

« Le fantastique n'est pas dans l'objet il est toujours dans l'œil »  [16].

Reste qu'au terme de cette recherche, loin d'aboutir à un bilan satisfaisant en termes de résultats, nous nous trouvons devant une série de problèmes, dans un champ conceptuel cependant clarifié.

Le recours aux genres comme outils et aux formes comme moyens ou étapes de leur évolution permet de poser à chaque époque la question de la pertinence des formes et des genres légitimés et de la raison de ces choix. Par ailleurs, l'aspect double de la notion de genre, à la fois sociologique et littéraire, permet de saisir la littérature comme objet d'étude dans sa complexité. Elle construit un simulacre langagier dont il faut explorer les formes et les mutations propres. Mais elle instaure dans ses mutations des rapports — irréductibles à autre chose qu'une herméneutique — avec les contextes socio-symboliques où elle intervient. Ce qui nous ouvre une perspective de recherche double : littéraire et sociologique.

Littéraire d'abord : il faut inventer les moyens de suivre l'évolution des formes — en faire la description, en présenter l'économie, et mettre au jour les liens entretenus avec les genres présents à l'époque, afin d'en saisir les convergences ou d'en montrer les oppositions. Cela rend nécessaire le développement d'une littérature critique, aux phénomènes de réception des textes, à leur fortune comme au silence que parfois ils engendrent.

Sociologique ensuite : se pose le problème de savoir comment articuler ce que qu'écrivent les auteurs — et dans quelles conditions —, ce que disent les textes, et ce que les lecteurs y trouvent : la littérature critique est, là aussi pertinente. Mais il faut en même temps rattacher ces démarches et ces résultats à ce que par ailleurs on saisit des transformations des mentalités, en liaison avec des changements dans les rapports au monde empirique, aussi bien dans son aspect matériel que spirituel.

Dans quelle mesure les auteurs peuvent-ils se trouver les supports d'un impensé socio-symbolique, alors qu'ils se considèrent souvent comme des écrivains de fiction, et que leurs problèmes avoués sont souvent de tout autre ordre, et renvoient soit à des aspects techniques portant sur l'écriture, soit à des problèmes financiers touchant aux relations avec l'édition ? Comment prendre en compte l'alchimie interne des fantasmes et des désirs inconscients à qui l'écriture parfois donne accès, pour en permettre le partage [17] ? Comme le signale Maurice Blanchot :

« L'essentiel cependant reste obscur. ».

Notes

[1]  Deleuze (Gilles) La logique du sens, Minuit., 1969, p. 292.

[2]  « Tout peut arriver dans un mythe ; il semble que la succession des événements n'y soit subordonnée à aucune règle de logique ou de continuité » Lévi-Strauss (Claude) Anthropologie structurale. Plon. 1958. p. 229.

[3]  « Le sens n'est jamais principe ou origine… il est à produire par de nouvelles machineries ». Deleuze (Gilles) op cit p. 89-90.

[4]  Il faut s'interroger sur la pratique culturaliste, qui fige et immobilise les genres à travers une description et une classification qui ne permettent jamais d'entrevoir à quel point ces genres sont en évolution. Celle ci est nourrie de stratégies aussi bien pragmatiques que théoriques, qui amènent les écrivains à se redéfinir. Regarder les genres comme des entités juxtaposées, occulte le fait qu'ils sont le produit d'une histoire, de mouvances, de glissement internes où l'intertextualité, l'imitation, l'emprunt et le substrat culturel jouent un rôle important.

[5]  D'autant qu'on peut poser la question des paradigmes utilisés dans la création des univers représentés. Le monde reconstruit par la fiction est-il en relation avec les modèles que la physique, par exemple, propose ? L'univers einsteinien a-t-il eu une influence sur la littérature ? C'est un point de vue défendu dans Bartter (Martha. A.) "The Science Fiction Reader and the Quantum Paradigm : Problems in Delany's Star in my Pocket like Grains of Sand" Science fiction Studies, Nº 52, November 1990, Vol 17, 3. p. 325-339.

[6]  Schwartz (Richard Allan) Thomas Pynchon and the Evolution of Fiction. Science fiction Studies Vol 8, Nº 24, July 1981, p. 165-173.

[7]  Il est exact que nombre d'ouvrages de science-fiction sont des "formula stories".

Un texte de type narratif, qui a un début un centre et un dénouement, écrit dans un langage neutre qui n'a pour mission que de promener le lecteur dans une histoire. Cette histoire contient un problème à résoudre, dont un aspect implique un retour distancié sur la réalité de départ ("cognitive estrangement"). Un héros qui résoud le problème posé par un savoir (de type parascientifique) et un souci de rendre crédible, en abaissant le seuil d'incrédulité, les prémisses comme le déroulement de l'histoire en parsemant d'idées renvoyant au vocabulaire scientifique. Voir Guy Sirois, Vingt ans de SF dans Analog. Solaris Nº 93. Montreal. 1990. p. 29.

[8]  Ballard (James) Crash (1974) IGH (1976) et L'empire du Soleil (1988) Calmann-Levy.

[9]  Hofstadter (Douglas) Gödel, Esher, Bach. Interéditions. 1985.

[10]  Palumbo (Donald) William Burrough's Quartet of Science Fiction novels as Dystopian Satire. Extrapolation, Vol 20, Nº 4, Winter, 1979, p. 321-329.

[11]  Voici les références des textes cités dans cette analyse :

Ballard (Jim) La foire aux atrocités. Champ Libre. 1976.

Bear (Greg) Eon, Ailleurs et Demain, 1989.

Bester (Alfred L'homme démoli. Denoël. 1955.

Borges (JL) Les nouvelles citées in Fictions, Gallimard. 1957.

Boy Casares (A) L'invention de Morel. Gallimard. 1942.

Brunner (John) Tous à Zanzibar, Ailleurs et Demain, 1972.

Burroughs (William) La Révolution électronique, Champ libre, 1974.

Le ticket qui explosa, Bourgois, 1969.

La machine molle Bourgois, 1968.

Havre des saints, Flammarion, 1976.

Les garçons sauvages, Bourgois, 1973.

Les cités de la nuit écarlate, Bourgois, 1980.

Calvino (Italo) Cosmicomics, Seuil, 1968.

Temps zéro, Seuil, 1970.

Le château des destins croisés, Seuil, 1976.

Si par une nuit d'hiver un voyageur, Seuil, 1981.

Cortazar (Julio) La nouvelle citée in Gîtes, Gallimard, 1968.

Curval (Philippe) Les sables de Falun, Marabout, 1975.

Dick (Philip K) Ubik (1970) J'ai Lu, Nº  633.

Drode (Daniel) Surface de la planète, Gallimard, 1959.

Eco (Umberto) Apostille au nom de la rose, Folio Essais, 1985.

Galouye (Daniel F) Simulacron III, 1968, J'ai Lu, Nº 778.

Gibson (William). Neuromancien (1983) J'ai Lu, Nº  2325.

Ollier (Claude) La vie sur Epsilon, Ed Minuit. 1972.

Pynchon (Thomas) Vente à la criée du lot 49, Seuil, 1987.

Vonnegut (Kurt) Les sirènes de Titan Denoël, 1962.

Le cri de l'engoulevent dans Manhattan désert, Seuil, 1978.

Le Breakfast du Champion (1974) J'ai Lu, Nº 660.

[12]  On pourrait opposer à cette affirmation le développement de la critique universitaire, aux Etats Unis, depuis les années 1965. Avec les deux revues spécialisées Extrapolation et Science fiction studies. Mais le fait d'être pris pour un objet d'études n'est pas la preuve d'une reconnaissance, d'une légitimation, même si c'est un signe encourageant.

[13]  Lardreau (Guy) Fictions philosophiques et science-fiction. Actes Sud. 1988.

[14]  C'est au nom du même type d'argument, à savoir que la poésie des poètes n'accomplissait pas son devoir, que Georges Mounin arguait que la poésie de la science-fiction témoignait d'une “carence des poètes”

voir Bozzetto (Roger) Georges Mounin, lecteur de science-fiction. Revue de Slavistique. Aix en Provence. Nº 7. 1976. p. 17-28.

[15]  Il en va de même quand il s'agit de rapprocher les inventions de la science-fiction, ses délires et ses images oniriques de ceux du surréalisme. Rémy (Michel) Science, fiction et surréalisme. In SF et surréalisme. Métaphore Nº 18.1990. Nice. p. 39-60.

[16]  Hello (Ernest) Le genre fantastique. Revue de Paris. Novembre 1985-Janvier 1859, p. 36.

[17]  Cette voie, peu encore explorée de façon sérieuse a été posée par R.Dadoun comme voie d'avenir. On citera aussi Marcel Thaon, récemment disparu et son approche de Dick, comme de la littérature, dans une perspective psychanalytique.

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.