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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

Notes pour un bilan portant sur la Science-Fiction et sa critique

Éléments d'enquête sur la Science-Fiction en France de 1945 à 1975

Avant 1945

Nous avons vu, de façon très cursive, la S.-F. en France avant 1945 se développer et, après une heure de gloire, dépérir. L'histoire de cette S.-F. reste cependant à faire, tout comme son recensement précis. À titre d'indications bibliographiques on signalera :

Recensements et histoires

Delmas (Henri) et Julian (Alain). — Le Rayon SF — Toulouse : Milan, 1983. [Nouvelle édition augmentée en 1985].

Sadoul (Jacques). — Histoire de la Science-Fiction moderne (1911-1971). — Paris : Albin Michel, 1973.
[Nouvelles éditions augmentées :
Paris : J'ai lu, 1975 (Documents ; 66 & 67).
Paris : Robert Laffont, 1984 (Ailleurs et demain/essais)].

Van Herp (Jacques). — Panorama de la Science-Fiction. — Verviers : Gérard, 1973.
[Nouvelle édition en 1975].

Versins (Pierre). — Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la Science-Fiction. — Lausanne : L'Âge d'Homme, 1972. [Réédité en 1984 avec un index].

Rares études sur la S.-F. de cette époque

Bozzetto (Roger). — "La Science Fiction en France depuis 1914". In : Histoire littéraire de la France, tome VI. — Paris : Éd. sociales, 1982, pp. 735-739.

Bridenne (Jean-Jacques). — La Littérature française d'imagination scientifique. — Paris : Dassonville, 1950.

Klein (Gérard). — Préface à : Sur l'autre face du monde. — Paris : Robert Laffont, 1973 (Ailleurs et demain).

Van Herp (Jacques). — Panorama de la Science-Fiction. — Verviers : Gérard, 1973.
[Nouvelle édition en 1975].

H.G. Wells & Rosny Aîné. Europe, nº 681-682, janvier-février 1986.

Van Herp (Jacques). — Je Sais Tout, le roi des magazines. — Bruxelles : Recto verso, 1986 (Ides… et autres ; 54).

Documents d'époque

Leites (André). — "Le Roman bourgeois d'anticipation scientifique (Destin d'un genre)". In : La Littérature Internationale, nº 12, 1935, pp. 87-104

Messac (Régis). — "La Négation du progrès dans la littérature moderne". In : Les Primaires, nº 85, décembre 1936, pp. 692-704, nº 86, janvier 1937, pp. 9-26, nº 87, février 1937, pp. 73-84, & nº 88, mars 1937, pp. 137-145.

Messac (Régis). — "D. H. Keller et le roman scientifique aux États-Unis". In : Les Primaires, nº 110, mai-juin 1939, pp. 217-222.

Renard (Maurice). — "Du roman de merveilleux scientifique et de son action sur l'intelligence du progrès". In : Le Spectateur, nº 6, octobre 1909, pp. 245-261.

Therive (André). — "Le Roman et la science". In : L'Avenir de la science. — Paris : Plon, 1941 (Présences), pp. 215-248.

Verne (Jules). — "E.A. Poe et ses œuvres". — Musée des familles, 1864.

De 1945 à 1965

La production de S.-F. en France fait l'objet de notre bibliographie. Elle est donc recensée dans le détail. En nous appuyant sur les collections, les anthologies, les revues, tachons d'en présenter un panorama.

Les collections

Avant 1945, on l'a vu, quasiment pas de collections spécialisées. À la Libération, les collections vont proliférer, et structurer le nouveau champ de la S.-F. De 1945 à 1965, on verra 34 collections, qui publieront environ 728 volumes.

La production

Cette production n'est ni étale, ni en progression linéaire — aussi bien pour le nombre de volumes que pour celui des collections qui les publient : on passe de 2 collections en 1949 à 13 en 1954 ; de 7 en 1964 pour remonter à 10 en 1965. Toutes ne sont pas d'égale productivité : certaines n'ont publié que quelques volumes, le Fleuve Noir "Anticipation", 281.

Le nombre total des volumes varie, lui aussi, selon les années : avant 1950, on ne compte pas plus de 2 volumes annuels dans les collections. On atteint 60 en 1954, 45 en 1958, 95 en 1960 et 37 en 1964.

Il ne faut pas se laisser obnubiler par le nombre des collections, qui pourrait donner à penser que la production est très dispersée. Sur les 728 ouvrages publiés, plus de la moitié (485) sont le fait de 3 collections : Le Fleuve noir "Anticipation" (281), "Le Rayon Fantastique" (119), "Présence du Futur" (85). Le reste se partage entre les 31 collections restantes. Ces trois collections dominantes proposent en fait une triple image de la S.-F. : trois tendances, trois tentations, trois pratiques. À preuve, il est rare que les mêmes auteurs se retrouvent dans deux collections. Et il faudra attendre 1970, pour que les dépouilles du défunt "Rayon Fantastique" se répartissent entre Le Fleuve Noir "Anticipation", "Présence du Futur" et de nouvelles collections. Malgré les apparences donc, une production bien centrée.

Cette production est cependant caractérisée par un fait curieux : le petit nombre des rééditions : 11 sur 728 volumes c'est peu, d'autant que 8 sur ces 11 proviennent d'auteurs français d'avant 1945. Peut-être parce que nous sommes, alors, à une période de constitution d'un champ propre : la tendance est plus à l'exploration, à l'accumulation qu'à la consolidation. De plus, la S.-F. n'a pas encore une image de “bien culturel durable”, elle traîne encore une étiquette de “prêt à jeter après consommation”. En fait la S.-F., curieusement, n'accédera au statut culturel qu'en 1965, avec la création d'une collection de prestige : "Le Club du Livre d'Anticipation" (CLA). J'en veux pour preuve l'émerveillement de P.K. Dick à Metz, lorsqu'il a vu ses œuvres publiées dans cette collection : il s'est soudain (il le dit) senti reconnu. Il passait, dans le regard d'autrui, du statut de pisse-copie à celui d'écrivain.

Les auteurs

Par rapport à l'avant guerre, et mis à part quelques noms (R. Barjavel, P. Berato, M. Limat) ce ne sont plus les mêmes auteurs qui écrivent de la S.-F. Une nouvelle génération d'auteurs français investit ce nouveau créneau, avec Gérard Klein ; Michel Demuth ; Jacques Sternberg ; Kurt Steiner (André Ruellan), Stéphan Wul, etc.

Reste le problème des traductions : aucune traduction avant 1949, mais dès 1951 le nombre de titres traduits (9) dépasse celui des français (5). L'égalité se rétablit en 1952 (11) et se maintient jusqu'en 1958, ensuite, contrairement aux apparences, les ouvrages français seront plus nombreux que les étrangers et ce jusqu'en 1973. Cette perfusion d'auteurs étrangers est surtout anglo-saxonne : rien ne vient d'ailleurs avant 1960, et ensuite le maximum annuel sera de 6.

On peut, avec ces chiffres, étayer une affirmation, qui n'était jusqu'alors qu'une hypothèse. L'importation de modèles et de matériaux étrangers, loin de desservir (ou d'asservir) une S.-F. française qui stagnait, anémiée, lui a donné l'occasion de se régénérer. Cette résurrection est passée par une restructuration du champ de l'édition S.-F. en France, par l'émergence de nouveaux auteurs, et la création d'une nouvelle image de marque du genre. Qui doit beaucoup à l'agitation médiatique où se sont lancés Michel Pilotin, G.H. Gallet, Boris Vian, Raymond Queneau dans les années 1952-1954, et à l'émergence de Fiction et Galaxie, mais, sans de nouveaux auteurs français pour prendre le relais, la S.-F. aurait-elle été autre chose qu'une mode ?

Les anthologies

L'importance d'anthologies est énorme au point de vue qualitatif. Elles constituent, pour le lecteur habituel, un point de référence. Et pour le lecteur occasionnel, un moyen d'accès à la S.-F. par le “haut de gamme” du genre. Toute culture suppose, pour acquérir une consistance, une cohérence, un minimum de textes “canoniques” qui servent de base, d'appui, de référence, de connivence, d'exemples dans le cadre d'une réflexion, d'une discussion, d'une analyse. C'est uniquement par là que l'on peut sérieusement renvoyer à des styles, des thèmes, des traitements : l'anthologie est donc primordiale, surtout en cette époque de constitution d'un champ. D'autant que les collections publient peu de recueils de nouvelles, alors que la nouvelle de S.-F., à cette époque, est peut-être ce qui est le plus représentatif du genre. À la différence de la revue, qui suppose un suivi, une accommodation, l'anthologie, disponible en librairie, est accessible, elle est un objet de promotion du genre. L'époque est peu portée sur les anthologies : 17 en 20 ans, dont 4 consacrées à des auteurs français, 4 au “reste du monde” et 9 à des Anglo-Saxons. C'est un modeste premier pas.

Les revues

Cette période se distingue de l'avant-guerre par la présence de revues spécialisées :

Fiction :

Édition française du Magazine of fantasy and S.-F., elle paraît en octobre 1953, sous la direction de Maurice Renault, qui dirige aussi Mystère Magazine (revue fille de l'Ellery Queen's Mystery Magazine depuis plusieurs années), et qui apporte le savoir faire acquis, plus une équipe peu nombreuse mais rodée de traducteurs et un critique. La volonté pédagogique s'allie au désir de fidélisation : les textes, français ou non, sont précédés de chapeaux bio et/ou bibliographiques, ou bien situés dans une thématique. La partie rédactionnelle, variable, se compose de comptes rendus, d'articles sur le sujet, et de courrier de lecteurs. Jusqu'en 1965, Fiction publiera 145 numéros avec une moyenne de 2 textes français et 7 traduits.

Galaxie :

(dite depuis “ancienne série”). Publiée par les éditions "Nuit et Jour". Le premier numéro paraît en novembre 1953. Filiale de la revue Galaxy, n'a pratiquement aucune politique rédactionnelle, publie très peu d'auteurs français. En revanche, des couvertures admirables. S'éteint en 1959, après 65 numéros.

Satellite :

Revue française originale, en ce qu'elle n'est pas une filiale, et bien qu'elle publie aussi des textes traduits. Donne sa chance à de nombreux auteurs français. À une partie rédactionnelle intéressante et publie la première tentative d'histoire du genre (Michel Pilotin). S'éteint au bout de 47 numéros (janvier 1958 — janvier 1963).

Au-delà du ciel :

40 numéros d'une revue traduite en grande partie de l'italien, autant pour les auteurs (y compris quelques anglo-saxons) que pour la partie illustrative et le peu de rédactionnel qu'on y trouve (filiale de Oltre il cielo) mars 1958 — février 1961.

Galaxie :

(nouvelle série). Titre repris en 1964 par la même équipe qui animait alors Fiction, aux éditions Opta. De mai 1964 à décembre 1965, des reprises de l'ancienne série, des traductions d'auteurs anglo-saxons, aucun auteur français et une partie rédactionnelle faible.

On notera l'importance des liens que les revues entretiennent avec le vivier anglo-saxon des revues (surtout américaines). La “dépendance” est plus forte que pour les romans : plus de 4/5 des textes sont américains. Cela étant, ces revues permettent des “essais” d'auteurs français, à la fois dans la partie rédactionnelle et dans la textuelle. Des revues à vocation de “pépinière” ?

Bilan

On peut conclure sur la production de S.-F. dans cette période. Le changement par rapport à l'avant-guerre est énorme. Constitution d'un champ éditorial spécifique, réseau organisé de collections (dont trois dominantes et diversifiées, offrant trois possibilités de choix) appuyé (objectivement) sur des revues et des anthologies. Ce champ, en se constituant, permet l'émergence d'auteurs nouveaux et d'une critique. La S.-F. est maintenant une production facilement repérable dans le champ littéraire global : par son importance et sa spécificité éditoriale. Avec une image de marque, et associée à l'“américanité”.

Notes complémentaires

1 — Pour ce qui regarde les revues Galaxie et le Fleuve Noir "Anticipation", se reporter aux deux numéros de Fantascienza qui leur sont consacrés.

2 — Sur la S.-F. de cette période, si les documents abondent — se reporter à la bibliographie critique — les études sont rares. Elles touchent au contenu comme, par exemple :
Fondanèche (Daniel). — "La Ville incertaine, une contre utopie libertaire". In : Imaginaires et idéologies. Cahiers du Cerli, nº 9, 1984, pp. 99-110.

De 1965 à 1975

Ce découpage en tranches temporelles n'est pas arbitraire. De 1945 à 1965, la S.-F. s'installe dans ses meubles, mais ne s'impose pas réellement, malgré les apparences. En revanche, la décennie suivante, pour de multiples raisons, la voit reconnue. Pour que la comparaison des deux périodes soit plus évidente nous garderons la même composition. Nous verrons donc l'édition — et les collections —, les anthologies, et les revues.

Les collections

Leur nombre augmente, la variété s'installe, le choix des lecteurs devient multiple. La situation d'oligopole de la période précédente ne se reconduit pas. Nous avions alors une collection populaire, de niveau très moyen, à l'idéologie souvent prévisible, où l'on trouvait peu d'auteurs étrangers, et à diffusion importante : Le Fleuve Noir "Anticipation". "Le Rayon Fantastique", plus axé, au moins en ses premières années, sur la S.-F. américaine, offrait de bonnes surprises (voir le sommaire) et en général, éditait des auteurs (même français) de bon niveau. Restait la collection littéraire et de prestige : "Présence du Futur". Cette collection, comme le Fleuve Noir "Anticipation", fait partie des 8 collections qui ont entamé leur carrière dans la période précédente et se maintiennent. Dans ces 10 ans, 37 autres collections viennent au jour. En tout 45 collections pour cette période : fort heureusement, elles n'ont pas produit en même temps, bien qu'on en trouve 32 en activité en 1975. Ce qui est énorme, disproportionné, suicidaire.

Au vu de ces chiffres, on assiste en effet à un second “boom” de la S.-F., moins visible, mais aussi impressionnant que le premier. Mais, à l'inverse de la période précédente, où nous avions noté des phases de flux et de reflux, les collections sont ici en progression constante : 10 en 1966, 12 en 1968, 18 en 1971, 21 en 1973, et 35 en 1975 : on imagine aisément ce qu'aurait donné une extrapolation de la tendance !

Le nombre des ouvrages publiés dans les collections est lui aussi en augmentation notable : 728 volumes entre 1945 et 1965, soit une moyenne (arbitraire et inopérante, mais qui permet une comparaison) de 36 volumes par an. Entre 1965 et 1975 nous obtenons 1265 volumes (dont 707 proviennent de collections de la période précédente), soit une moyenne de 126 volumes annuels : une augmentation de 300 %. De plus, cette moyenne ne rend pas compte de l'accélération : on passe de 56 volumes en 1966 à 238 en 1975 : entre le début et la fin de la décennie, le nombre de volumes publiés dans les collections a quintuplé. Non seulement les deux périodes sont donc quantitativement peu comparables, mais elles n'offrent pas la même configuration interne. Le champ de l'édition S.-F. est en accroissement quasi exponentiel.

La période antérieure avait vu la production s'organiser ainsi : 4/5 de la production pour trois maisons “sérieuses”, le reste réparti en une myriade de petites collections de courte vie (et de courte vue). La nouvelle période voit dans la S.-F. un créneau rentable, porteur, en expansion : d'autres maisons “sérieuses” se lancent sur le marché. Avec des atouts nouveaux. Les critiques, certains auteurs, des animateurs de revue et de collections éphémères de la période précédente ont fait leurs classes, ils sont devenus des spécialistes compétents : les maisons d'édition “sérieuses” vont leur confier des collections. C'est le cas de Laffont pour la collection "Ailleurs et demain" (Gérard Klein) ; Albin Michel (G.H. Gallet) ; J'ai lu (Jacques Sadoul) ; Presses pocket (Jacques Goimard) ; "Présence du futur", Denoël, passe sous la direction d'Élisabeth Gille, qui succède à Robert Kanters (et que dirige aujourd'hui Gilles Dumay). Seul le Fleuve noir ne change ni de politique, ni de direction, avant 1980. Quant au C.L.A., s'il change de direction, il ne varie pas dans sa politique de Club. Ces différents directeurs, avec leurs goûts personnels, mais qui ont en commun une certaine exigence de qualité et de nouveauté vont promouvoir une nouvelle image de la S.-F., moins répétitive, mieux écrite et mieux traduite. La S.-F. devient ainsi plus “attractive” sur le plan financier pour les auteurs, les traducteurs et, sur le plan du plaisir, pour les lecteurs. Renonçant à se prendre pour des écrivains de mainstream en exil dans la littérature alimentaire, ils envisagent la S.-F. comme un médium spécifique qui leur permet de s'exprimer, de construire une vision du monde à la mesure de leur sensibilité. Ce sera le cas de Michel Jeury, Dominique Douay, Jean-Pierre Hubert, Daniel Walther, Jean-Pierre Andrevon etc. Ce n'est pas simplement une relève de génération : il s'agit d'une véritable révolution. Certes, le Fleuve noir continue, avec Denoël de proposer 33 % des titres. Mais d'une part ces nouveaux auteurs publient chez Denoël, d'autre part ils fournissent en textes les autres collections, qui sont vivaces. La production est donc rééquilibrée au profit de l'innovation. Certains de ces auteurs seront même, suprême honneur, traduits, à leur tour, aux USA.

Cette restructuration se fait aussi en modifiant la place et la portée des auteurs traduits. On aurait pu penser, extrapolant les données de la période antérieure, que les auteurs anglo-saxons, ayant stimulé la production française, allaient se voir écartés au profit des hybrides français. Il n'en a rien été. Si jusqu'en 1972, la production de titres français est supérieure aux titres traduits, dès 1973 la tendance s'inverse. Ce qui revient à dire que la percée de la S.-F. dans cette période, comme dans la première, mais selon des modalités différentes se fait grâce à l'apport d'auteurs et de modèles étrangers. Certes, la production française augmente : de 72 titres en 1973 elle grimpe à 95 en 1975, mais dans le même temps les traductions passent de 93 en 1973 (dont 88 proviennent du domaine anglo-saxon, où les nouveaux auteurs anglais concurrencent fortement les américains) à 144 en 1975 (dont 130 pour les anglo-saxons). Notons que, parmi les auteurs traduits, une modification apparaît. On trouve certes des auteurs de la première période (Van Vogt, Bradbury, Simak, Asimov, A.C. Clarke). Mais de nouveaux noms apparaissent et leurs œuvres séduisent : F. Leiber, P.K. Dick, H. Ellison, J. Farmer, R.A. Lafferty, U.K. Le Guin etc. Renouvellement des auteurs, des thèmes, remise en cause de la vision du monde de la S.-F. de l'époque précédente qui valorisait la science et la technique dans leur impérialisme comme attribut obligatoire de la modernité. Remise en cause d'un modèle dont les auteurs français profitent, et qui facilite aussi l'accueil d'auteurs non anglo-saxons : le polonais S. Lem, ou les frères Strougatski par exemple. Ils font écho, de façon curieuse à des auteurs comme P.K. Dick.

Ce remodelage du champ éditorial, comme du renouvellement des auteurs, des thèmes, de la manière de les aborder et de dialoguer avec, qui passe parfois par une attention portée à la forme du récit se double d'un recentrement de la S.-F. sur la recherche de ses valeurs propres. Ses textes fondateurs, son enracinement dans la culture, au sens anthropologique du terme, son autonomie en relation avec l'imaginaire sont au centre d'un questionnement qui naît et se propage alors. Ce qui explique qu'il s'agit, aussi, d'une période fertile en rééditions. Pour plusieurs raisons adjacentes : republier des textes majeurs épuisés, ou des textes importants non disponibles comme les romans du "Rayon fantastique". Ils le seront selon diverses modalités : reprise dans des collections existantes : "Présence du futur" rééditera certains ouvrages de F. Brown, de E.F. Russell, de Stefan Wul. Collections de type "Club" sur le modèle du C.L.A. : avec bibliographie, illustration, couverture cartonnée et illustrée, plus des textes de complément. Ou bien en ouvrant comme chez "Ailleurs et demain", une partie destinée aux “classiques”, avec préface. On y publiera aussi des œuvres qui, à l'origine n'avaient pas été éditées comme de S.-F. : c'est le cas des œuvres de H. Hesse, ou de F. Werfel. L'ensemble contribue à ancrer la S.-F. dans le champ de la culture vivante. Les auteurs français réédités passent de 2 en 1966 à 14 en 1975, dans le même temps les auteurs traduits passent de 2 à 22. L'ensemble crée un corpus de référence de la S.-F. en tant que genre à vocation, sinon universelle (ce serait tomber dans l'ethnocentrisme) au moins de la modernité occidentale. Par rapport à la période antérieure où le taux des rééditions était de 1, 5 %, cette période le voit monter à 15 %. Ce qui est sans doute comparable à ce qui se fait dans le mainstream. Une culture romanesque de base en S.-F., qui se complète par le boom des anthologies.

Les anthologies

Le phénomène là aussi s'amplifie. On passe de 2 anthologies en 1966 à 15 en 1974 et à 30 en 1975 dont 5 consacrées à des auteurs français. L'ensemble des textes de référence s'élargit : on redécouvre des textes “anciens”, provenant de l'“âge d'or” des revues américaines d'avant-guerre. On imagine des anthologies chronologiques, et centrées sur des pays divers : S.-F. française de la période précédente, donc une anthologie à fonction de monument. Mais aussi des anthologies d'inédits concernant les tendances futures, comme La Frontière avenir (Seghers). La forme "anthologie", on le voit, change de fonction : l'anthologie d'originaux fait de celle-ci un instrument prospectif. Cette floraison, fait découvrir de nombreux textes, et offre à la critique — en plus des préfaces et des bibliographies, toujours nécessaires et si rares jusqu'alors — des possibilités de réflexion, de comparaisons, de rapprochements. Cela lui permet de mieux saisir, puis de mettre en valeur la complexité du genre S.-F. comme littérature de la et en métamorphose constante, ancrée en un monde en formation (et/ou en devenir). À ce travail de remise en ordre, et en cause, participent les revues.

Les revues

Fiction et Galaxie, les deux revues du groupe Opta continuent leur production mensuelle, avec quelques modifications en ce qui concerne Galaxie. Cette revue se met, elle aussi, à publier quelques auteurs français, et se dote d'une partie rédactionnelle plus importante. Mais on assiste, par ailleurs à une création de nouveaux magazines, qui, après un essai comme fanzine, se précipitent dans le circuit commercial. Par ordre chronologique citons :

Horizons du Fantastique (1968-1975) : 38 numéros parus.

L'Aube enclavée (1971-1972) : 6 numéros parus.

Chroniques terriennes (1975) : 1 seul numéro.

Argon (1975) : 7 numéros parus.

Spirale (1975-1976) : 6 numéros parus.

Univers (1975-1990)

(Et, au Québec, Requiem, née en 1974 et qui vit toujours et se développe sous le nom de Solaris)

Comment interpréter ce bouillonnement ? Prescience d'un créneau commercial ? indice que la S.-F. apparaît alors comme littérature vivante ?

Cette S.-F. qui se constitue en genre canonique paraît à beaucoup d'amateurs en danger de fossilisation, de récupération, de dissolution. Alors que les auteurs changent, que l'édition révèle de nouvelles tendances, suscite des mirages neufs, l'impression qui domine chez les amateurs est que les revues traditionnelles ne sont plus en accord avec la vie du genre. Aussi, chaque nouvelle revue se veut expression d'une nouvelle manière d'envisager le rapport au monde neuf que la S.-F. permet d'imaginer, en tant que littérature, ou en rapport avec d'autres formes de pensée, de sentir. C'est le moment des grandes marées écologistes, du déferlement des différents rocks, de l'influence situationniste. Le féminisme, le désir politique, la sexualité sous ses divers aspects, le lyrisme : tout ce qui avait été un moment considéré comme en dehors du champ institutionnel de la S.-F. (avant 1968, en particulier), tente d'y faire son entrée. Dans les textes de fiction, les articles, les éditoriaux : la S.-F. est remise en cause comme lieu, instrument, mythologie. Elle tente, pour une part de son champ, de participer à une version française de la “contre culture”. De plus, des revues extérieures publient, de façon illustrative ou polémique, des nouvelles et des interviews d'auteurs de S.-F. (Actuel). Ce qui entraîne des scissions, des changements dans les équipes éditoriales, et de nouvelles revues.

Bilan

Après la période 1945-1965 qui a vu l'installation de la S.-F., le début d'un processus de consolidation, de “légitimation interne” par la création d'un appareil “paralittéraire” propre au genre, puisque la “légitimation culturelle” institutionnelle n'est pas totalement acquise, nous avons une décennie contrastée. Signe d'une vitalité commerciale : la multiplication des titres, des collections, des anthologies. Mais ausi, indices d'un changement. En effet, le public de la S.-F., mécaniquement, s'élargit : le nombre des titres le montre. S'élargissant, il perd de son homogénéité relative. Les revues cessent d'être les points de référence, de rencontre, de discussion — les points de passage obligé. La S.-F. est prise dans un mouvement qui brasse les diverses autres “subcultures” : musicales (Rock), politiques, écologiques. Le public, qui dans la période précédente était plus ou moins centré autour des revues et des trois collections dominantes, vu la diversité des collections et des médias, n'a plus forcément de points communs. Aimer lire de la S.-F. ne signifie plus avoir lu les mêmes textes, ni qu'on recherche les mêmes choses. La S.-F., comme son public, a changé au point de se poser la question de son identité.

Notes complémentaires

1 — Une réflexion portant sur l'évolution de la S.-F. dans cette même période, pour une comparaison :
Cordesse (Gérard) : la Nouvelle Science-Fiction américaine. Paris  : Aubier, 1984.

2 — Une mise au point nécessaire : compte rendu de l'ouvrage précédent par :
Goimard (Jacques) : "À propos de la Nouvelle Science-Fiction am éricaine de Gérard Cordesse". In : Science-Fiction 4, juin 1985, p. 208-225.

3 — Comment un auteur passe d'une ère à l'autre de la S.-F. française :
Bozzetto (Roger) : "L'Enjeu temporel chez Michel Jeury". In : Métaphores 9-10, 1984, p. 11-18. [Actes du premier Congrès international de S.-F. de Nice].

4 — Les fins de monde dans la littérature française de S.-F. de ces années-là :
Auffret (Hélène) : "Apocalypses à la française". In : Métaphores 12-13, 1986, p. 71-82. [Actes du deuxi ème Congrès international de S.-F. de Nice].

Autres

5 — Fondanèche (Daniel) : "les Techniques et le rôle de l'humour dans l'imaginaire science-fictif de Jean-Pierre Andrevon". In : Imaginaires et idéologies. Cahiers du Cerli 7, 1984, p.  81-88.

6 — Klein (Gérard) : Malaise dans la Science-Fiction. Metz  : l'Aube enclavée, 1977.

7 — Klein (Gérard) : "Le Procès en dissolution de la Science-Fiction, intenté par les agents de la culture dominante". In  : Europe, nº 580-581, août-septembre 1977, p. 145-155.

8 — L'anthologie la Frontière avenir a été reprise et complétée dans "La grande anthologie de la science-fiction" (Livre de poche) 36 volumes th ématiques avec des auteurs anglo-saxons.

9 — On ajoutera à ces textes cinq volumes consacrés, dans la même collection, à la SF française de l'époque, textes choisis par Dominique Martel et Ellen Herzfeld et présentés par Gérard Klein :
les Mondes francs
l'Hexagone halluciné
les Mosaïques du temps
la Frontière éclatée
les Horizons divergents.

 

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.