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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

Notes pour un bilan portant sur la Science-Fiction et sa critique

Ballard et les mythes : J.G.B., la S.-F. et la mythologie moderne

Dès son arrivée en France en 1953 sous le label "science-fiction", cette branche de la littérature a été perçue par les jeunes critiques qui s'y intéressaient omme une “mythologie” portant sur la modernité, elle-même liée à “l'âge de la science” — perçu fantasmatiquement comme le moyen d'un nouvel âge d'or [1].

Mais la science-fiction (SF) a mûri et, avec Ballard, la mythologie de la SF a pris une autre signification. Un exemple de son approche originale du monde mythique nous est fourni par son roman Hello l'Amérique  [2]. Dans un futur proche les USA, abandonnés par une population retournée vers les lieux d'où leurs ancêtres avaient émigré, sont explorés par une mission européenne, à dos de cheval, puis de chameau. Ils rencontrent les nouveaux indigènes aux noms fleurant bon les ex figures mythiques conçues en leur temps par les publicitaires : Mickey Mouse, Xerox, Marilyn Monroe ou Pepsodent. Dans ce texte pourtant, la SF, malgré les apparences, abandonne ses délires sur le futur pour explorer les espaces du présent. Wayne au nom de cow-boy symbolique l'avoue :

« Sous prétexte de traverser l'Amérique, ils s'apprêtaient tous à entreprendre un safari beaucoup plus long autour du périmètre de leur propre crâne » [3].

Il s'agit en effet avec Ballard de questionner les substrats mythiques qui tissent notre présent afin de dégager une vision plus authentique de la réalité. En particulier il tente de situer à leur place les images publicitaires, les mythes médiatiques et leurs représentations mentales plus ou moins intériorisées, à l'aide de quoi nous pensons le monde et la réalité, celle que nous imposent les paysages technologiques qui composent notre horizon.

La SF comme mythologie de la révolution industrielle

Toute société vit et prolifère sur un substrat de mythes. La littérature n'en est que l'exploitation, la dérivation ou encore une mise en travail qui engendre de nouvelles escales dans un projet sans fin. On a vu des mythes resurgir dans des contextes neufs, comme celui où Prométhée renaît sous la forme de Frankenstein. Mais tous les mythes ne relèvent pas d'anciens récits, ou de civilisations disparues. Les figures de Faust et de Don Juan naissent en Occident en plein xvie siècle, celle de Robinson Crusoë au xviiie (devenu, lui aussi, un mythe, il sera exploité par Ballard dans L'île de béton [4]) On ne peut voir en eux des variantes de mythes anciens. De même, le xxe siècle verra naître les cargo cults en Micronésie dans vers la fin des années 1940.

Par ailleurs, des notions, des idées peuvent s'incarner en mythe, celui du Progrès par exemple, ou celui de l'uniformité d'une “nature humaine” — aux traits calqués sur les clichés concernant la classe moyenne occidentale.

Les relations amoureuses et guerrières entretenues par les dieux et déesses des mythes grecs ont engendré une mythologie — vaste conglomérat qui sert de “mère des récits” à toute la littérature grecque d'abord, occidentale ensuite. Il en va de même des noces renouvelées au xixe siècle entre le mythe du progrès et celui de la science, qui donnent une couleur nouvelle aux figures de Faust et de Prométhée. Leurs aventures engendrent une mythologie nouvelle où les figures incarnant la science, les savants, la technologie, dans leurs interrelations à divers niveaux construisent un imaginaire, romantique et positiviste à la fois, c'est-à-dire une mythologie de la révolution industrielle. Elle sera illustrée par cette branche de la littérature qui deviendra la science-fiction.

Au début de ce siècle l'immense production SF des pulps aux USA, illustrera l'impact de cette irruption de la technologie dans le champ culturel de l'imaginaire. D'innombrables écrits y réactualisent les thèmes et les clichés que la littérature issue de la colonisation européenne avait appliqués aux “sauvages” qui peuplaient l'Afrique ou l'Asie. La SF d'alors les pare de couleurs chatoyantes et de variations exotiques sans nombre — en les projetant sur grand écran galactique. Pour ce faire cette SF qui atteint son âge d'or dans les années 30 mettait entre les mains des humains “civilisés”, et donc porteurs des valeurs occidentales, des armes capables de détruire des systèmes solaires, la maîtrise de l'antimatière, des vaisseaux longs de milliers de kilomètres, et des raccourcis leur permettant d'aller d'un bout de l'univers à l'autre.

Parallèlement Hollywood sous la direction de Goldwyn, Mayer, Zukor, émigrants juifs venus d'Europe centrale, réussissait à promouvoir une image du “rêve américain” proche de leurs fantasmes mais qui finit par conquérir l'imaginaire du monde entier [5]. Plus tard d'autres ironiseront sur ces conquêtes, scientifiques, mercantiles ou guerrières : on reconnaîtra Robert Sheckley. D'autres encore mettront en scène le gâchis humain résultant des “dommages collatéraux” de ces brillantes épopées — comme Ray Bradbury ou Clifford Simak. Mais ces critiques sortaient rarement d'un cadre mythologique lié aux valeurs de l'impérialisme étatsunien illustré par l'imagerie hollywoodienne, et dont la SF avait illustré les contours. Ballard, qui appartient à une autre génération et à une autre culture que l'étasunienne, tentera un saut hors de cette mythologie hollywoodienne, qui d'ailleurs ne correspond plus à la société dite “post-industrielle”, aux contours flous.

La science fiction et l'âge post-industriel

La seconde moitié du xxe siècle a en effet vu la naissance en Occident d'une société présentée comme “post-industrielle”. Ce changement, aux contours peu précis mais aux effets lourds en termes sociaux, a entraîné de nombreux bouleversements dans les comportements, les valeurs et les relations humaines. Ces transformations ont entraîné une crise de la représentation fictionnelle. Les convulsions, qui en résultent ont des effets culturels. Comme le dit Lyotard :

« Les sociétés occidentales développées sont alors entrées dans l'âge post-industriel, et les cultures de ces mêmes sociétés dans l'âge post-moderne » [6]

Ce bouleversement a entraîné une distance critique, qu'illustre Ballard, par rapport aux mythes qui sous tendaient les représentations précédentes issues de l'ère industrielle — comme le celui du progrès social lié à l'avancée des savoirs. Plus qu'un autre domaine littéraire, la science-fiction, qui avait été depuis Jules Verne le lieu de figuration fictionnelle de cette idéologie de la science dans la société industrielle, se trouve alors prise dans les convulsions correspondant à la crise de ce que J. F. Lyotard nomme "les métarécits". Il s'agit de ces cadres “impensés” présentées comme des “allant de soi” et qui légitimaient le savoir scientifique ainsi que son utilisation technologique et idéologique dans le cadre du complexe mythique du “progrès de la civilisation”. Ces métarécits servaient de cadres de référence implicites, le récit s'y coulait et se situait dans le moule “réaliste” ou “naturaliste”. Or ces cadres vont eux aussi devoir changer après le changement de paradigme dans lequel se trouve

« la culture après les transformations qui ont affecté les jeux de la science, de la littérature et des arts, ce passage est commencé depuis les années 1950 ». [7]

Ballard est un de ces auteurs de SF qui, confrontés à l'émergence de la culture de l'âge post-industriel, ont tenté avec un certain succès de créer des fictions qui mettaient en travail critique la mythologie de l'ère industrielle, tout en avançant sa propre poétique, en utilisant à sa manière quelques bribes de ces mythes issus de la SF traditionnelle afin de situer les lecteurs dans la nouvelle réalité et pour en “conscientiser le contexte technologique” [8].

Ballard iconoclaste de la SF

Ballard commence à publier ses récits en 1956. Si la SF des USA, hollywoodienne, demeurait dans le sillage d'avant la guerre, le monde, vu d'Angleterre et après Hiroshima, ne pouvait plus être saisi dans cette optique euphorisante. L'alliance alchimique entre l'image de la science et celle du progrès, qui avait nourri l'époque industrielle se rompait, tandis que s'écornait, avec la guerre du Việt Nam la pureté naïve du “rêve américain”.

Les premiers textes de Ballard sont des nouvelles dont l'ensemble formera au fil des années l'univers de Vermillon Sands. Plus qu'un futur ce sont là des paysages d'ailleurs. Un ailleurs d'après la fin, ou un cul-de-sac, de l'Histoire telle qu'on la connaît. Aucune machine n'y joue un rôle sauf celles qui serviraient à sculpter des nuages. Le tout construit l'image d'un univers décadent, qui présente la consistance des montres molles de Dali, et où vivent, dans un temps imprécis et selon un rythme très vague, des esthètes plus ou moins contemplatifs.

Si Ballard, comme les auteurs de SF, s'intéresse au temps ce n'est pas pour voyager très vite à travers lui pour aller rapidement retrouver la même chose de l'autre côté d'un univers [9]. C'est plutôt pour s'y perdre, comme ses héros se perdent à la fois dans le temps, dans des trous d'homme, dans des lieux où le son s'amuit. Ils attendent un passeport pour l'éternité, entendent les voix du temps, et souffle sur eux le vent de nulle part. Voilà comment se présente l'univers fictionnel de Ballard, saisi à l'aide de quelques titres de ses nouvelles, dont on voit à quel point elles se distinguent des titres habituels des auteurs de SF [10].

S'il s'intéresse à l'espace, ce n'est pas pour le parcourir héroïquement, c'est plutôt pour le transformer, et pour cela inutile d'aller arpenter les sols de planètes étranges — comme le font les auteurs habituels de SF. La Terre suffit, en proie à des bouleversements présentés parfois sans cause connue, mais aux effets sidérants [11].

Dans Hello l'Amérique, la cause de la désertification de l'Est et du centre des USA est connue : un barrage gigantesque entre la Sibérie et l'Alaska. Ce roman met en scène, outre des décors qui sont autant de paysages psychiques, des héros singuliers dans des aventures initiatiques. Mais au lieu d'initier le héros à la découverte de valeurs reconnues, elles le laissent en fin d'itinéraire devant le monde comme mystère.

En effet, dans la SF “classique” qui recopie les anciens paradigmes fictionnels, le héros est un acteur décisif. Il est créateur de valeurs, il agit avec efficacité, il résout les problèmes posés à sa communauté par son intelligence, sa ruse, son savoir ou ses pouvoirs. C'est en cela que la SF avait élu en tant que héros emblématique, des “savants” ou des “ingénieurs”, comme on le voit chez Jules Verne, Wells et bien d'autres. Dans le cadre de la SF traditionnelle ils sont présentés au service de leur désir de savoir, de l'humanité entière, de leur nation. Les auteurs occultent le fait que ce sont souvent les complexes militaro-industriels qui fournissent aux réels savants de quoi poursuivre leurs expériences.

Chez Ballard, et dans Hello l'Amérique, le héros Wayne, un simple quidam, est plus réceptif qu'actif. Il s'ennuie, médite ou s'enthousiasme. Il se laisse pénétrer de pensées et d'images. Wayne a imaginé un moyen de rencontrer son “rêve américain”. Loin d'être prisonnier d'un complexe étatique, il s'embarque en passager clandestin sur l'Apollo, qui fait route vers la statue effondrée de la liberté, dont la tête couronnée constitue un récif dangereux à l'entrée du port de New york. Sur les lieux, il se déplace comme s'il tentait de trouver une place dans la trame incompréhensible d'une réalité qu'il a d'abord imaginée en Europe à la lecture d'anciens magazines, d'anciens films de la période hollywoodienne. Il se situe alors dans une logique de l'errance, avec une prééminence donnée au regard, saturé d'images, ce qui permet au lecteur d'étranges surimpressions, comme celle de chameaux dans les sables recouvrant Manhattan, des cactus géants dans Central Park, ou des scorpions « travaillant comme des cadres nerveux dans les vitrines des vieilles agences de publicité » (p. 39).

C'est par la confrontation de la réalité aux rêves engendrés par les médias que le roman de Ballard est à la fois poétique et démythifiant. Mais en même temps ce récit utilise pour la rénover la mythologie traditionnelle de la SF, elle-même appuyée sur « le fantasme collectif de l'Amérique » (p. 29) que les médias de notre époque ont fabriqué dans le “studio de réalité” à quoi fait allusion William Burroughs [12]. Comment Ballard met-il en travail, de façon à la fois critique et poétique la mythologie de la SF hollywoodienne ?

La réalité à découvrir sous les masques

Selon Ballard, nous vivons dans un univers symbolique stratifié en trois niveaux. Nous sommes d'abord immergés dans celui des événements et de la vie médiatique et politique, mais nous vivons parallèlement dans notre vie et notre environnement personnel, quant au dernier niveau c'est celui de notre monde intérieur [13]. Chez tout un chacun ces trois niveaux, évidemment, interagissent. Il en va de même pour les personnages du roman. Mais cela est rendu plus apparent devant un texte que dans la vie courante. En effet, nous ne partageons pas l'expérience des personnages, nous sommes placés en tant que lecteurs à une distance critique, qui permet d'en distinguer le fonctionnement. Car c'est le rôle du texte à la fois de marquer les trois niveaux et d'en illustrer leur interaction.

Ainsi nous pouvons distinguer dans ce roman la part mythifiée de la vie sociale et politique, qui s'appuie sur les “grandes figures”. Celle des Présidents étatsuniens figurant sur les rochers du Rushmore — ici reconstitués en androïdes. Celle des cow-boys de cinéma que furent John Wayne ou Gary Cooper, ou du sex symbol que fut Marilyn Monroe. Ils apparaissent dans le ciel par la magie du laser, ainsi que les figures de Donald Duck et de Mickey Mouse. Surgissent aussi dans le ciel, venus des films de SF, des images d'OVNI et des fusées chargées de bombes atomiques, avec des références au film Docteur Folamour. D'autres noms innervent la trame textuelle, et en particulier celui de Charles Manson, auto proclamé Président, proche du héros maléfique de La Nuit du Chasseur et qui joue à Apocalypse Now.

Sur cette trame, constituée de ces mythes sociaux et nourrie d'images de figures, de références, se déroule l'itinéraire du personnage principal, Wayne, ainsi que des autres membres de l'expédition. Tous ont rêvé l'Amérique, mais elle ne correspond pas à ce qu'ils en découvrent, à part quelques vestiges. Des noms de rues, des noms d'autoroutes, des noms de gratte ciels ou ce qu'il en reste, la ville, la Grosse Pomme est devenue une sorte de zone, de friche, que le sable couleur de rouille recouvre en partie. Les automobiles aux noms clinquants de Cadillac, Oldsmobile, Pontiac, qui les avaient fait rêver ont disparu. Les carcasses des autos rouillées qui demeurent et qu'ils dégagent en vain du sable fonctionnaient au gazogène ou à la vapeur. Las Vegas où règne Manson qui fonde son pouvoir grâce à l'activité de l'ingénieur Flemming (au demeurant, père biologique de Wayne…) est la seule ville qui demeure illuminée. La Californie s'est transformée en jungle où Manson fait des safaris à bord de son hélicoptère de combat. Les relations entre les personnages que sont Steiner le chef de l'expédition, Wayne, la docteur Sommers, puis l'ingénieur Mac Naid — en attendant de rencontrer Manson et ses soldats — sont à la fois compréhensibles, banales et sans grand intérêt. Seule l'interaction entre Wayne et Manson fait progresser l'action, grâce leur rencontre au plan des rêves de pouvoir.

C'est le plan plus complexe, car il confronte le lecteur à des assertions des personnages, des jugements portés par le narrateur omniscient sur eux, des comportements et des attitudes, et surtout des paysages. Paysages naturels mais dont on a vu qu'ils étaient décalés par rapport à la réalité connue : tout ce sable dans New York, ces autoroutes parcourues par des chameaux, Indiens de tribus nouvelles comme les Bureaucrates ou les Astronautes, le Mississipi à sec etc. Paysages technologiques aussi, comme cette ville de New York redevenue à l'état de friche urbaine, Las Vegas et ses néons reconstitués, son Frank Sinatra holographié etc. Mais ces paysages n'ont pas une fonction ornementale. Ils sont les équivalents plastiques des états intérieurs de Wayne. De même la jungle, les safaris, les hélicoptères de combat et les lancements de fusées chargées de bombes atomiques forment l'équivalent idéologique des états psychiques du président Charles Manson.

Le roman articule, par les personnages mis en situation, ces trois niveaux, en court-circuitant le niveau intermédiaire, purement fonctionnel. Il n'a pour mission que de rendre possible la rencontre entre la production mythique des médias et les espaces intérieurs, les rêves des personnages. Entre les mythes sociaux qui sont des fantasmes collectifs et les rêves personnels qui sont des mythes privés. De cette rencontre naît la démythification critique des réalités médiatiques, leur mise à nu en tant que vecteurs d'une idéologie ici dépassée. Nous assistons à leur mise en pièce, à leur dénonciation burlesque de cache-sexe d'une pseudo universalité — laquelle n'était en fait que le masque d'un impérialisme aboutissant à une “macdonaldisation” de la nature humaine.

Ballard ou une poétique du mythe

La SF traditionnelle donnait corps à une mythologie de la science, qui confortait une my(s)t(h)ification de l'“occidentalisation du monde” [14]. Après d'autres, Ballard, par une mise en scène distanciée des matériaux de cette SF, permet une lecture critique de ces anciennes mythologies, rendues à leur naïve fonctionnalité idéologique. Fort heureusement, il ne s'en tient pas là, et on peut montrer comment tout au long de son œuvre, il prend de plus en plus conscience, et rend de mieux en mieux palpable une dimension poétique, qui est le propre des mythes authentiques qui font signe vers du sens.

En effet, ce qui caractérise les mythes, outre leur fonction étiologique et axiologique, c'est l'aspect — arbitraire au premier abord — des matériaux employés, à savoir que tout peut y avoir une place. C'est aussi leur forme “délirante”. Comme le signale Lévi-Strauss

« Tout peut arriver dans un mythe ; il semble que la succession des événements n'y soit subordonnée à aucune règle de logique ou de continuité » [15].

Ballard va utiliser, pour construire sa version personnelle du mythe, les matériaux issus de la SF ancienne — l'espace, le temps, les fusées, les astronautes, les expériences extrêmes etc. Il va les détourner de leur dimension héroïque — il sera question d'Astronautes morts, de Cage de sable, de cimetières de fusées [16]. Mais il ne s'en tient pas à cette simple mise à distance critique. Il ne se contente pas comme Sheckley d'ironiser ou d'en composer une satire d'un comique grinçant, ou comme P.K. Dick de montrer l'abyssale folie meurtrière de l'univers paranoïaque ainsi engendré. Ballard montre plutôt comment les débris des mythes anciens de la SF hantent le présent comme des spectres, ou plutôt comme les débris des capsules spatiales et des bouts de fusées qui polluent le ciel. Cette dernière version des mythes de la SF traditionnelle va permettre de saisir les anciennes versions sous un angle qui en enrichit la signification, et qui propose une ouverture étrange et poétique sur le présent.

Le mythe de l'Amérique, le “rêve américain”, va se trouver, dans Hello l'Amérique, réduit à un certain nombre de signes — pour ne pas dire de clichés. Mais dans son contexte décalé, il va permettre de manifester qu'il n'était qu'un fantasme collectif, construit de manière plus ou moins volontaire, plus ou moins consciente par Hollywood et utilisé abusivement par les technostructures des complexes militaro-industriels. Dépouillés de leur aura, les USA — qui se prétend “l'Amérique” — ne sont plus qu'un désert et un cimetière lorsque les émigrants de l'ancien monde retournent chez eux, après en avoir épuisé les ressources énergétiques. Ce décalage temporel nous met — en tant que lecteurs actuels — en face de ce fameux “rêve américain” ainsi démythifié.

Ballard transcende cette réalité nouvelle et assez pitoyable qui s'offre aux yeux de ses explorateurs. Il le fait dans le cadre d'une écriture de la nostalgie. Nostalgie qui porte peut-être d'ailleurs sur les USA mythifiés. Notons cependant que ses héros revisitent le “rêve américain” comme lui même revisite les mythes liés à la SF traditionnelle.

Il le fait dans le cadre d'une poétique de la description des objets et des images, saisie dans les regards des personnages. On ne peut dire s'ils voient les choses décrites ou s'ils en sont si imprégnés que ces choses qui sont sous leurs yeux font partie d'eux-mêmes. Comme si leur univers intime ne se distinguait plus de ces objets, de ces paysages, de ces surimpressions :

« Wayne s'immergea délibérément dans le paysage qui l'entourait » (p. 61)

Les descriptions renvoient en fait au fonctionnement même de leur imaginaire qui est celui du texte. Comme le signale le narrateur omniscient

« Ils n'avaient de comptes à rendre qu'à leurs propres rêves, et aux exigences de leurs terminaisons nerveuses » (p. 61)

Ballard, de même, n'a de comptes à rendre qu'à son propre texte, à son désir d'écrire, ainsi que celui de donner à voir la réalité actuelle qu'il propose au travers du nouveau prisme de cette production fictionnelle.

Cela signifie que le texte, dans cette nouvelle dimension de la SF, est à la fois et de manière consubstantielle un objet littéraire (un artefact) et le moyen d'une visée poétique.

En tant qu'artefact littéraire il utilise les matériaux venus du quotidien, des figures de la SF traditionnelle, et des images de ses propres intérêts, sinon de ses propres rêves, afin de composer par coalescence l'image d'une réalité proposée comme authentique.

En tant que visée, il recrée ce qui selon lui devrait être celle de la science-fiction (ou de toute autre branche de la littérature) à savoir, la révélation de la réalité actuelle en tant qu'elle demeure énigmatique. Le texte vise à construire cette vision neuve de la réalité, qui questionne et utilise les mythes précédents qui ont servi de support à une conception du monde dépassée, mais qui n'est pas morte. C'est ce questionnement, cette mise en travail des substrats mythiques du passé qui fondent la démarche de Ballard et la justifient.

Se construit ainsi, pour Ballard, dans le cadre de cette science-fiction perçue comme une nouvelle mythologie, une version authentiquement fictionnelle des rapports qu'entretiennent le désir de savoir, les rêves de pouvoir et la nostalgie des Edens. Ils apparaissent en filigrane dans les paysages fin de siècle, ou plutôt fin de l'Histoire qui constituent Vermillon Sands. Il s'agit sans doute là d'une tentative de SF dans l'ère post-industrielle. Les textes de Ballard forment sans doute un ensemble qui contribue à préciser un moment historique, dans la perspective d'une poétique des mythes futurs.

Notes

[1] Les Cahiers du sud, nº 317, juin 1953. Le chapeau est intitulé : "Une mythologie moderne".

[2] Ballard (J.G.) : Hello l'Amérique . Denoël, 1981, p. 81.

[3] ibid, p. 81

[4] Ballard (J.G.) : l'Île de béton. Calmann-Lévy. 1974.

[5] Gabler(Neal) : an Empire of their own — How the Jews invented Hollywood. Doubleday, 1989. Like the movies — How entertainment conquered reality. Knopf, 1998.

[6] Lyotard (Jean-François) : la Condition post-moderne. Minuit, 1979, p. 7.

[7] ibid, p. 11.

[8] Forest (Fred) : "Contre l'art contemporain, officiel, pour un art actuel". In CO-Incidences, nº 11, 1995, p. 49.

[9] Saint-Gelais (Richard) : l'Empire du pseudo — Modernités de la Science-Fiction. Québec : Nota Bene, 1999.

[10] Titres de nouvelles de Ballard : "les Statues qui chantent", "la Cage de sable", "Prima Belladonna," "Le Vinci perdu", "la Plage terminale". Opposer à des titres de SF classique : les Rois des étoiles, les Chroniques martiennes, etc.

[11] Ballard (J.G.) : le Monde englouti, le Vent de nulle part, Sécheresse, etc.

[12] Burroughs (William S.), in Nova express. UGE, 1981 : « Le but de mon écriture est de révéler, de dénoncer et d'arrêter tous les criminels Nova… Avec votre aide nous pouvons occuper le studio de réalité » (p. 11).

[13] Louit (Robert). "Ballard" in le Livre d'or de la Science-Fiction. Presses Pocket. 1980 p. 14. Ce Livre d'or offre aussi une excellente bibliographie des textes de Ballard jusqu'en 1979.

[14] Latouche (Serge) : l'Occidentalisation du Monde. la Découverte, 1988.

[15] Lévi-Strauss (Claude) : Anthropologie structurale. Plon, 1958, p. 229.

[16] Ce sont des titres de nouvelles de Ballard. "l'Astronaute mort", "la Cage de sable", "l'Ultime cité", "Visa pour la réalité".

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.