KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Jordi Cervera : l'Enigma Perucho

roman catalan de Science-Fiction inédit en français, 2017

chronique par Pascal J. Thomas, 2020

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2053 : le monde, et l'Europe en particulier, a été ravagé lors de la Guerre poétique par un virus artificiel qui a éliminé les corps en épargnant les objets ― seule la Turquie, origine de la plaie, s'est protégée contre elle, et elle domine désormais la planète. Mehmed Öztürk, autrefois officier de l'armée, s'est intronisé sultan sous le nom de Mehmed IX, et exerce un pouvoir absolu. Son passe-temps préféré est devenu la seule source tolérée d'influence et de statut : l'accumulation de livres rares. Plus particulièrement de livres de cuisine. Étant un homme néanmoins occupé, il est secondé dans cette passion par son “chasseur” bibliophile, Alfred Muntaner, venu de l'ouest de la Méditerranée, et plus particulièrement de Barcelone, une des cités ruinées par la Guerre poétique.

Lorsqu'un fidèle lieutenant du sultan meurt en mission à Barcelone, tué par un monstre mystérieux, le monarque choisit la fuite en avant en faisant un pari avec les deux nobles les plus puissants de sa cour. Objet du pari ? Découvrir le premier un exemplaire rare du Libro de la cocina española de Nestor Luján et Joan Perucho. Et — les grands chefs ne se salissant jamais les mains — les chasseurs de livres des trois nobles partent pour Barcelone (au milieu des Terres barbares), secondés par leurs propres assistants, mais surtout escortés et surveillés par une escouade de spadassins à la solde du sultan, qui n'éprouve aucun scrupule à tricher copieusement au regard des règles qu'il a lui-même fixées pour son pari. À l'arrivée à Barcelone, nous découvrirons que Muntaner a, bien entendu, plus d'un tour dans son sac. Pour commencer, il a personnellement connu Perucho…

J'ai eu du mal à rentrer dans ce livre, tant les prémices qu'il pose semblent absurdes. Ou décalquées des rêves d'un écrivain passionné de livres, qui voudrait que ses propres obsessions se hissent au niveau d'un enjeu de pouvoir suprême. Petit à petit, nous découvrirons pourtant des raisons à cette folle passion du sultan et de ses courtisans, même si les mécanismes mis en place par l'auteur demandent toujours de vigoureux efforts de suspension d'incrédulité. De même qu'il est difficile de croire que la capitale catalane ait pu survivre essentiellement intacte à la disparition quasi-totale de ses habitants ; on imagine qu'incendies et avaries des réseaux de distribution des fluides auraient vite endommagé le bâti. Rien de tel, ou presque, dans cette Barcelone future où la Sagrada Família a été, avant la guerre, détruite par un attentat, mais où les maisons emblématiques de Gaudí continuent de dominer le Passeig de Gràcia. Dans ce cadre irréel se déroule une robuste intrigue d'aventures, dont les seules surprises résident en les informations qu'Alfred Muntaner nous dissimule.

Nous avons droit en conclusion, car on se doute que le sujet ultime est le rejet du joug du sultan et de ses sbires, à quelques considérations sur la cohésion des groupes humains qui évoquent pour moi, époque oblige, le débat toujours plus prégnant sur l'indépendance de la Catalogne : els humans […] necessitem lligams, ritus, tradicions, coses que puguin ser venerades, repetides i consolidades […] que ens identifiquin com a grup social amb una identitat i unes particularitats úniques i concretes i que ens puguin servir per anar estrenyent lligams amb els que, com nosaltres, comparteixen orígens comuns..(1)

Il faut surtout accepter le roman de Cervera tel qu'il se propose explicitement : un hommage bibliophilique à la vie et à l'œuvre de Joan Perucho. Un hommage délibérément bien peu académique, mais dont on devine qu'il s'accorde avec l'œuvre du bonhomme, qui avait aligné des ouvrages de toute sorte, et bon nombre de romans fantastiques ou frisant la SF. Un hommage qui est aussi celui d'un collectionneur, comme le sont de façon obsessionnelle bon nombre de mes camarades amateurs zélés de SF — et comme je le suis moi-même par flambées. Cela dit, Cervera n'atteint pas cette synthèse géniale entre romanesque et obsession collectionneuse qu'avait réussie un Roland C. Wagner dans Rêves de Gloire. Ici, entre deux combats à l'arme à feu, on prend le temps de tourner les pages, d'admirer la reliure et de humer le papier d'un livre ancien. Ce roman est, plus qu'autre chose, un éloge de l'amour du roman, ou plus généralement de la lecture. Tiens, il me donne envie d'aller lire du Perucho. On peut donc dire qu'il remplit son contrat.


  1. p. 270 de la publication par Bambú : « Nous humains […] avons besoin de liens, de rites, de traditions, de choses qui puissent être vénérées, répétées et consolidées […] qui nous identifient comme groupe social avec une identité et des particularités uniques et concrètes et qui puissent nous servir à continuer à resserrer les liens avec ceux qui, comme nous, partagent les mêmes origines. ».

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