KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Roland C. Wagner : Rêves de Gloire

roman de Science-Fiction, 2011

chronique par Pascal J. Thomas, 2012

par ailleurs :

« Les livres dont on parle trop, on ne les écrit jamais. » dit depuis des temps immémoriaux la sagesse du petit peuple des écrivains. Je me souviens de vacances à la campagne, il y a bientôt quinze ans de cela, où Roland m'avait longuement entretenu de son uchronie algérienne — qui commençait par l'irruption de la surf music sur les côtes biarrotes, et devenait rapidement bien psychédélique, tout en étant bardée de connaissances pointues sur le déroulement militaire et politique de la guerre d'Algérie. Depuis quelques années, et bien des romans publiés, Roland ne me bassinait plus avec le projet, et je me disais que, dommage, ce livre-là risquait de ne jamais voir le jour. Je me trompais : le silence de l'auteur était bon signe, il devait enfin être en train de l'écrire, son chef-d'œuvre.

Car le terme, souvent usurpé, se pare ici de son sens plein. Jamais Roland C. Wagner n'avait mis dans un livre, je crois, autant de sa vie, et autant des passions qui affleuraient de toutes parts dans ses œuvres précédentes. Jamais il n'avait fait l'effort d'une structure aussi compliquée, et aussi originale. Jamais je ne me suis senti plongé avec la même intensité dans un univers qui, pour imaginaire qu'il soit, brille de tous les feux d'une réalité trop tôt évanouie.

Même si on supposera que tous les lecteurs de KWS ont déjà lu ce livre multi-primé, d'aussi radicales assertions exigent des preuves détaillées.

Rêves de Gloire frappe d'emblée par son aspect physique. Sept cent pages, cela lui donne l'aspect d'un gros morceau de sucre — que l'on aurait détrempé, bien sûr, de la dose correspondante d'acide. J'ai pris le trip avec enthousiasme. Pensez donc, je lis Roland C. Wagner depuis presque aussi longtemps que j'achète des disques de rock — et son protagoniste est un collectionneur devenu revendeur, qui sue le vinyle par tous ses pores. L'extase était garantie.

Le Collectionneur vit dans un monde rêvé pour lui (ou pour moi) : grâce à l'invention dans les années 1980 d'une platine laser pour lire les microsillons sans les endommager, le CD musical n'est jamais apparu, et au moment où se déroule l'action principale (entre 2005 et 2010 d'après les indications internes), les minifiles, équivalent de notre MP3, commencent à peine à faire leur apparition.

Dès la première page de narration,(1) le livre se présente comme une uchronie en évoquant l'existence d'un Algérois indépendant à la fois de la France et de l'Algérie. De nombreux exemples de divergence avec notre monde parsèment le texte, sans qu'aucune bifurcation initiale soit mise en exergue — l'assassinat du général de Gaulle en 1960, privilégié par la couverture, n'est pas chronologiquement la première divergence ; on relèvera auparavant, en 1955, Mourad Didouche, leader de premier plan du FLN,(2) survivant à un accrochage avec l'armée française ; et l'issue plus favorable de la révolte de Budapest en 1956, qui impulse une nouvelle direction à la guerre froide. La guerre d'Algérie dure jusqu'en 1964, le FLN accepte de laisser des enclaves indépendantes à la France, dont Alger. Une douzaine d'années plus tard, Oran deviendra algérienne, et Alger prendra son indépendance d'une France devenue fasciste lors d'un Soulèvement qui voit toute la population se mettre en réseau pour désarmer sans violence les autorités en place.

Toutes les règles du jeu uchronique sont respectées, avec de mini-leçons de géopolitique qui émaillent le texte, camouflées en dialogues ou en extraits de livres imaginaires. Il y a même la figure imposée de l'apparition dans le récit d'une autre uchronie, signée ici Albert Camus (lui aussi a survécu), qui comme de juste introduit un troisième univers dans lequel, cela ne surprendra pas vu le signataire, toute l'Algérie est cette fois-ci demeurée française.

Ce qui importe à l'auteur, toutefois, est le sort de l'Algérois, où se situe l'essentiel de l'action du livre. Et surtout, où se développe le mouvement de jeunesse (artistique, moral, social… et chimique) qui structure les années 1960 de cet univers, les Vautriens.

Pour récapituler : Timothy Leary, expulsé des États-Unis en 1964, atterrit au Ritz de Paris, puis à Biarritz, peut-être pour la rime pourrie pour rire (la pitrerie ayant toujours cours en Wagnérie). Il y diffuse la Gloire (comprenez LSD), qui y rencontre la musique surf. Le psychédélisme français est lancé — pardon, le psychodélisme, puisque la glorieuse uchronie s'accompagne d'invention linguistique, avec en particulier l'utilisation d'une douzaine de termes français là où notre usage habituel a adopté l'anglais : rock lourdingue pour hard rock, brouteur pour browser (navigateur), électre pour e-mail, zéro pour junkie, et ainsi de suite.(3)

Du dictionnaire, passons à l'encyclopédie. Du rock, bien entendu. Le livre est entrelardé de notices descriptives d'une kyrielle de groupes et d'artistes imaginaires qui bâtissent le décor du roman, au moins autant que les événements militaro-politiques. J'avais déjà noté que la passion actuelle pour la publication de versions alternatives et autres maquettes de morceaux des grands (et moins grands) groupes du passé du rock évoque une sorte d'uchronie musicale, qui s'incarne littérairement dans des romans comme le Temps du twist de Joël Houssin ou Fugues de Lewis Shiner. Roland C. Wagner, comme dans "H.P.L. (1890-1991)", met au service d'une érudition fictive son érudition sans faille sur le rock réel, et multiplie les clins d'œil (Johnny Hallyday, tué dans un attentat en 1964, devient un héros tragique ; Janis Joplin chante avec ses compatriotes texans les Thirteenth Floor Elevators, etc.).

Le tout constituant l'univers culturel du Collectionneur. On pourra penser que l'obsession pour les tirages originaux et les pièces rares — que le protagoniste du roman considère d'ailleurs avec recul et amusement — est un bien petit bout de la lorgnette par où prendre un phénomène qui, dans l'univers de Rêve de Gloire plus encore que dans le nôtre, façonne la culture de toute une génération, et dans une certaine mesure son destin collectif. Pourtant, plus nos techniques de reproduction semblent efficaces et de diffusion universelle, plus nous devons nous rappeler que l'œuvre d'art dépend de son support, qu'elle est fragile et engoncée dans son époque autant que le son de bien des guitares n'est préservé que dans la gravure de quelques 45 tours.

Ou peut-être est-ce une façon de nous rappeler que payer l'artiste par la vente du support de son œuvre (livre, disque…) n'a peut-être plus guère de pertinence dans un monde où la reproduction gratuite et quasi-instantanée est à la portée de tous. Le Collectionneur, qui adore la musique des années 60 mais vit à notre époque, a sa propre solution au problème : quand il lance un label discographique, il choisit de mettre les fichiers musicaux en libre accès sur la Toile, en comptant sur la vente d'un petit nombre d'exemplaires du vinyle au public des aficionados.

Il faut dire que si le Collectionneur est un commerçant-né, un autre thème du livre est l'éloge d'une société non-marchande, ou plus exactement des secteurs non-marchands de la société. Un des personnages secondaires du livre crée une cuisine gratuite pour les Vautriens de la Casbah d'Alger, et, quoiqu'œuvrant dans l'anonymat, fait des “Cuistots” un élément essentiel de la légende du mouvement vautrien. Un autre élément étant leur non-violence, qui n'est pas passivité, mais forme d'organisation différente pour arriver à leurs fins sans morts ni blessés. Avec ses paradoxes : a-t-on le droit de tirer sur un homme qui s'apprête à massacrer une foule désarmée ? On est là en territoire wagnérien familier — voir la série des Futurs mystères de Paris — mais, comme dans cette série, comme pour les lois de la Robotique d'Isaac Asimov, ce sont les exceptions à la règle générale qui vont fournir les moments les plus dramatiques du roman.

Car il y a bien une intrigue dans le roman. Une intrigue policière : un tueur mystérieux assassine tous ceux qui sont venus en contact avec un 45 tours tellement rare qu'il n'a rien de mythique, Rêves de Gloire par les Glorieux Fellaghas. Dès que le Collectionneur apprend son existence, il n'a de cesse de mettre les mains sur le disque — mais au fur et à mesure que le danger menace, il se rend compte qu'il devra comprendre toute l'Histoire tarabiscotée de la guerre d'Algérie et des Vautriens algérois.

L'auteur multiplie les fausses pistes, et nous envoie courir derrière un ou deux McGuffins — on ne va pas vous dire ce qui, dans les flash-backs accumulés, se révélera crucial pour la résolution de l'énigme. Mais on appréciera leur texture. L'histoire d'une photo regroupant une partie de la direction clandestine de l'ALN (on suppose). Celle de ce déserteur de l'armée française, parti prêcher le pacifisme aux Chaouïas, et qui en convainc pas mal. Le trésor perdu du FLN. Les Cuistots, disparus aussi mystérieusement qu'ils sont apparus. Les acheteurs mystérieux de ces caisses de champagne qui aident la Légion à rester dans sa caserne la Nuit du Soulèvement, en 1977.

Mais, comme en pharmacologie, il y a les principes actifs, dont on a vu que le livre ne manque pas, et il y a la méthode de transmission jusqu'aux organes concernés. Les idées de ce livre ne se graveraient pas aussi profondément dans le cerveau du lecteur, je crois, s'il n'était pas obligé de déchiffrer le texte pas à pas. Tout le roman est éclaté en passages d'une à six pages, tous narrés à la première personne (ou impersonnels quand il s'agit d'extraits d'encyclopédies du rock ou de livres d'histoire contemporaine), qui se déroulent à différentes époques et ne mentionnent jamais le nom des narrateurs. Il faut un certain temps avant de se rendre compte de qui parle, de pouvoir remonter le long d'un même fil chronologique les passages relevant du même personnage — c'est facile pour le récit, plurivocal et minuté à la Lapierre & Collins de la Nuit du Soulèvement ; facile aussi pour le Collectionneur, protagoniste principal et alter ego de l'auteur, un peu moins facile pour les retours sur l'adolescence du même, et c'est plus délicat pour Fred ou pour La Couturière (dont on ne saura que très tard qui elle est, et quel rôle elle jouera dans le Soulèvement). Et beaucoup de narrateurs n'apparaissent qu'une fois, pour fournir un éclairage. Cube de Rubik ou kaléidoscope, selon l'attention que vous portez au fil de la lecture. Pour moi, cela ouvre les portes de la pensée plus que cela ne crée de confusion. Mais il faut laisser le temps au cerveau de reconstituer l'image en trois dimensions.

On ne peut que souhaiter que ce livre sera pour Roland C. Wagner le breakthrough, l'œuvre qui le fera passer à un autre niveau de célébrité et de respect. Tout en se demandant ce qu'il pourra faire pour suivre un pavé pareil — en tout cas, on sait qu'il est suffisamment âgé et raisonnable pour ne pas connaître le sort de Dieudonné Laviolette, maître de la guitare psychodélique algéroise, disparu à vingt-sept ans après l'enregistrement de son chef-d'œuvre.


  1. Dès la couverture, me direz-vous — mais je ne sais si le concept de celle-ci est dû à l'auteur.
  2. J'avoue : moi aussi, je suis allé le regarder dans Wikipedia
  3. Mais les tie dye ne deviennent pas teints à la ficelle et restent des tie dye — et Roland est pourtant un praticien avéré de ce style vestimentaire.

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