KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Ann Leckie : Provenance

(Provenance, 2017)

roman de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 2020

par ailleurs :

Les coïncidences de mes lectures rattrapent parfois ma vie de modeste collectionneur. Après les invraisemblables bibliophiles turcs du futur mis en scène par Jordi Cervera dans l'Enigma Perucho, voici une société entière obsédée par les souvenirs souvent insignifiants de son passé, la station Hwaé d'Ann Leckie.

Hwaé est un système humain indépendant, à la périphérie de l'empire Radch. Indépendant des Radchaai, mais surtout de leurs voisins plus proches et plus agressifs, les Omkem. Le système politique de Hwaé repose sur des élections, mais surtout sur la domination par de grandes familles aristocratiques, qui se perpétuent par adoption bien plus que par reproduction biologique, en puisant dans le vaste réservoir de pupilles fourni par le système de crèches publiques. Ingray Aughskold est une de ces filles adoptées, qui sait que sa mère Netano, élue de haut rang, ne fera sans doute jamais d'elle son héritière : son frère Danach, lui aussi adopté, jouit d'un bien meilleur lignage d'origine, et s'est toujours montré condescendant envers elle, qui semble ne jamais comprendre les situations aussi vite que les gens qui l'entourent. Mais l'impulsivité d'Ingray compense son manque de finesse, et elle parvient à surprendre tout le monde. À l'ouverture du roman, nous la trouvons sur Tyr Siilas (un autre de ces systèmes indépendants et périphériques, anxieux de se protéger d'Omkem et de Radchaai), où Ingray vient de dépenser une fortune (tout l'argent qui lui restait) pour faire libérer Pahlad Budrakim d'une prison d'où on ne sort jamais, le système du Retrait compassionnel. Pahlad a commis l'irréparable (voler les précieuses reliques, les “vestiges” détenus par son père Ethiat Budrakim, Prolocuteur de l'assemblée Hwaé), et pourrait détenir la clé d'un avantage politique pour Netano, éternelle opposante d'Ethiat. Hélas, à peine dégelé, son butin humain affirme à Ingray qu'il n'est pas le fameux fils dévoyé, mais rien qu'un modeste faussaire. Ce en quoi il est plus faux encore qu'il ne le dit.

Au gré du roman, nous verrons bien d'autres choses et bien d'autres gens décevoir nos attentes. Ainsi procède l'écriture de Leckie : en bonne romancière d'action, elle démarre in medias res et nous plonge dans une réalité que nous acceptons d'autant plus facilement que les phrases pour la décrire sont dépouillées. Puis, à intervalles réguliers, elle ouvre des trappes sous nos pieds, et nous fait basculer dans des coulisses insoupçonnées. Elle n'est pas la seule à procéder ainsi ― mais elle le fait très bien. Ainsi aux problèmes familio-politiques d'Ingray, à l'inquiétude du capitaine Tic Uisine (personnage sympathique mais équivoque, qui fuit les Geck, des extraterrestres qui ont sans doute de bonnes raisons de lui en vouloir), à la recherche des vestiges des Budrakim, vient s'ajouter une intrigue policière et, très vite, la dénonciation d'une erreur judiciaire en gestation. Et une intrigue amoureuse ou deux pour faire bonne mesure. Inconvénient : tout nouveau problème (ou fil de l'intrigue) qui se présente détourne l'attention des personnages, et du lecteur, des chantiers ouverts quelques pages plus tôt. Mais l'auteur tient ses fils bien en main.

Un de mes amis du domaine de l'Imaginaire, dont je respecte le goût bien plus cultivé que le mien tout en renonçant souvent à le partager, me confiait récemment ne pas supporter les romans de Leckie, qu'il voit comme pures histoires de guerre. Si à l'instar de Carl von Clausewitz on voit la guerre comme le prolongement de la politique par d'autres moyens, d'accord. Mais je vois les romans des Chroniques du Radch, et plus encore celui-ci, avant tout comme des récits d'intrigue politique. On ne sera pas surpris, si on a déjà lu l'autrice, que celle-ci se livre au passage à une critique de la peine de mort ou interrompe des situations d'extrême tension pour décrire l'Humanité et les scrupules d'adversaires que l'on aurait aisément pris pour des gredins sans foi ni loi. On croise même une phrase au chapitre 17 qui sonne comme une commémoration précoce et incongrue du cinquantenaire du festival de Woodstock : « Peut-être que, si nous pleurons tous assez fort, on va inonder la salle et court-circuiter les mechs. ».(1) Ici, le personnage fait preuve d'humour en face d'une situation qui semble désespérée, les mechs en question (des robots biologiques) étant téléguidés par des militaires qui ont capturé la protagoniste et ses compagnons.

Plus que les précédents, ce roman me semble avoir une forte dette envers Philip K. Dick, et plus particulièrement le Maître du Haut Château, pour ses considérations sur les reliques. On se rend compte qu'il y a peu de chances que les plus révérées d'entre elles soit physiquement authentiques ― elles sont apparues trop tard dans l'histoire, et à des moments trop opportuns. Songez à notre propre histoire et à la fameuse Loi salique, faux fabriqué pour entretenir des prétentions dynastiques — ou entraver celles des rivaux. Ou à la couronne “de Charlemagne” qui ceignait, il fut un temps, les rois de France. L'intrigue tourne en partie autour de la Rejection of further obligations : suprême impertinence, c'est une version interstellaire de la Declaration of independence avec Hwaé dans le rôle des colonies d'Amérique et Tyr dans le celui du royaume d'Angleterre. Mais il est bien expliqué que si l'objet est douteux, le texte est, lui, authentique, et un faux qui a été accepté pendant longtemps acquiert en lui-même une valeur sentimentale. Fascinantes évolutions du fétichisme de l'objet !

Autre aspect furieusement dickien, les quiproquos que permet l'emploi de mechs téléguidés par des pilotes qui dissimulent leur identité, et peuvent éventuellement contrôler simultanément plusieurs de ces machines vivantes (et protéiformes). Je vous laisse découvrir par vous-mêmes les chausse-trappes que cela entraîne. Un point est propre à Leckie : c'est quand ils parlent que les mechs, par la façon qu'ils ont de s'exprimer, trahissent l'identité de leur contrôleur. Et c'est encore plus marqué, et plus drôle, quand un programme de traduction automatique est en jeu. Leckie en profite pour replacer des phrases comme celles qui nous avaient tant plu — et à tant de gens — dans la bouche de l'interprète des Chroniques du Radch. Une fois de plus, la réalité est fuyante ; ici, elle se tord dans le prisme du langage.

Une protagoniste vulnérable et attachante (Ingray est trop grosse, trop naïve, trop “peuple” par ses origines ― et elle s'en tire quand même !), une ribambelle de retournements, des morceaux de bravoure langagiers, et un regard sur la complexité des rapports humains : j'ai lu ce roman avec une explosion de plaisir même pas coupable.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 86, mars 2020


  1. “Maybe if we all cry hard enough, the room will flood and it will short out the mechs.” En 1969, il s'agissait d'avoir moins d'eau, et non davantage, et on scandait “No rain!” en réponse à l'annonceur sur scène qui avait lancé : “Hey, if we sing really hard, maybe we can stop this rain.”.

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