KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Hannu Rajaniemi : le Voleur quantique

(the Quantum thief, 2010)

roman de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 2014

par ailleurs :

On trouve à Edinburgh, outre le haggis au petit-déjeuner, un château médiéval et des hommes en kilt, des autobus de ville à impériale — jusqu'ici rien de bien surprenant — mais qui proposent à leurs passagers un service de connexion wi-fi. Diantre, les Écossais, qui ont toujours passé pour économes, se mettent en devoir d'économiser le temps, en mettant à profit leurs trajets en transport en commun pour surfer frénétiquement !

Hannu Rajaniemi, résident de la ville, n'est pas Écossais, mais semble-t-il un homme pressé, et un écrivain pressé. Né en 1978 en Finlande, il étudie les mathématiques en Angleterre, puis soutient un doctorat en physique théorique à l'université d'Edinburgh. Resté dans la ville, il participe à la fondation d'une entreprise de conseil en mathématiques appliquées et continue d'y travailler. On peut toutefois conjecturer que le contrat pour trois romans que Gollancz lui a signé en 2008 a changé sa vie de façon non négligeable.

Le Voleur quantique est le premier des trois romans(1) consacré aux aventures de Jean le Flambeur (en français dans le texte). Le personnage est ouvertement inspiré d'Arsène Lupin (le Bouchon de cristal est mentionné dans les premières pages du livre), mais il présente aussi une filiation assez nette avec Gilbert Gosseyn :(2) ses souvenirs sont incomplets, et il passe tout le livre à rechercher des traces de sa vie passée (entre autres).

Explicitons. Voleur déjà connu — mais nous ne saurons pas trop pour quoi —, Jean le Flambeur se trouve à l'ouverture du roman embastillé à plusieurs millions d'exemplaires dans la Prison du Dilemme, qui fonctionne sur le fameux principe que son nom évoque : si deux prisonniers voulaient coopérer, ils gagneraient un avantage, mais chacun peut gagner un avantage plus grand en s'opposant à son co-détenu — s'il gagne. À ce jeu, la plupart des humains se tirent dans les pattes, et sont globalement perdants. Mieli,(3) servante d'un pellegrini (agent des surpuissants Sobornost qui contrôlent l'intérieur du système solaire), vient, à bord de son vaisseau-araignée intelligent, le Perhonen,(4) récupérer un exemplaire du célèbre voleur, dont sa quasi-divine patronne a besoin pour une mission sur Mars. Mais avant tout, le délinquant utile doit récupérer un stock de ses souvenirs passés, nécessaire assistance à ses talents illégaux. « Cherchez la femme » : point de passage obligé, reprendre contact avec Raymonde, l'amour de sa vie d'avant (peut-être).

La société martienne, l'“Oubliette”, constitue sans doute l'artefact le plus intéressant du livre. La planète est loin d'être entièrement terraformée, et les humains y vivent au sein d'une unique cité, montée sur de gigantesques plates-formes à jambes articulées — H.G. Wells aurait apprécié — qui se déplacent sans cesse. Ceci suppose de constants travaux d'infrastructure, qui sont menés par les Quiet, des robots habités par des copies de personnalités humaines. Les habitants de la ville, eux, savent que leurs heures de vie sont comptées — dans l'Oubliette, le temps tient littéralement lieu d'argent — et qu'à l'instant programmé de leur décès, ils devront habiter la carapace mécanique des Quiet. Jack Vance avait jadis imaginé une telle société, où la temporaire abondance se payait de périodes obligatoires de servitude.

Toute la réalité quotidienne des Martiens est augmentée, en ce sens que personnes et objets ne cessent d'échanger de l'information sous forme digitale, l'exomemory. Chacun se protège des regards extérieurs par un ensemble de pare-feu informatiques, les gevulot.(5) De fait, le statut fragile de la mémoire humaine, et les contrefaçons que permet son passage par le support informatique, est un thème important du livre. En ceci ses univers virtuels se distinguent de ceux des années 1970 : ils sont le lieu, non pas des fantasmes individuels, mais de la vie sociale. Le Web est passé par là.

Au cours de l'intrigue, se croisent une multitude d'acteurs, dont certains sont naturellement dissimulés, par exemple les redoutables cryptarchs. Comme leur nom l'indique. Il y a des voleurs de données et de personnalités, les gogol pirates ; il y a des agents des Sobornost (dont on ne sait jamais exactement pour qui ils travaillent), les vasilev ; et ces défenseurs auto-proclamés de l'ordre et de la paix que sont les tzaddikim, une confrérie de détectives masqués qui me fait surtout penser à une ligue de super-héros, avec leurs pseudonymes et leurs costumes extravagants. Et, indispensable détective pour faire pièce à l'insondable ruse du cambrioleur de haute volée qu'est Jean le Flambeur, Isidore Beautrelet, jeune et brillant apprenti du tzaddik(6) qui se fait appeler the Gentleman.

On peut lire le roman comme guidé par la dualité entre le voleur et le détective. Dualité marquée par une asymétrie de l'information : nous partageons plus souvent les pensées du détective que celles du héros cambrioleur, peut-être à cause de l'amnésie de celui-ci, et tout simplement parce que le lecteur cherche lui aussi à mettre à jour les incroyables stratagèmes du Flambeur, et qu'on ne doit pas lui gâcher le plaisir. Asymétrie émotionnelle également : Isidore, encore adolescent, croit passionnément à la justesse de sa cause, mais ses intuitions fulgurantes en matière d'enquête policière viennent souvent un temps après les audacieuses initiatives du Flambeur, et surtout ne lui servent à rien dans sa vie sentimentale, passée à la traîne d'une amante dominatrice et capricieuse. Jean le Flambeur, au contraire, a déjà beaucoup aimé, et beaucoup déçu ses amantes, joue sans cesse le jeu de la séduction — notamment avec le Perhonen, en qui il décèle un fond féminin —, et se coule sans difficulté dans une multitude de personnalités factices calquées sur les déguisements d'Arsène Lupin.(7) Mais tout ce qu'il accomplit est au profit de son impitoyable maîtresse Mieli, qui le tient au bout d'une laisse virtuelle. Ou du moins le croit-elle…

Soyons francs : le livre démarre de façon un peu hermétique, puis tout se complique. La conclusion est semi-apocalyptique, et j'avoue être bien en mal de vous dire si tous les fils de l'intrigue ont été renoués — même si, comme dans tout bon roman noir, l'affaire criminelle qui sert de point de départ mène à des révélations graves sur les dessous de la société. Bien des lecteurs en conçoivent une réaction de rejet immédiat de Rajaniemi. Je me contenterai de remarquer que la complexité n'est pas toujours intéressante en elle-même, et que quoi qu'en dise en citation de couverture son collègue Charles Stross (Anglais vivant en Écosse, et initiateur de la carrière littéraire en anglais de notre Finlandais) sur l'air d'« il est meilleur que moi à ce jeu », il manque encore pas mal de choses à l'élève pour dépasser le maître. Son inventivité n'est pas en cause, ni ses connaissances techno-scientifiques — qui d'ailleurs n'interviennent pas outre mesure —, mais j'ai eu du mal à m'attacher à ses personnages et au déroulement de l'intrigue. Et on ne retrouvera pas ici l'humour caustique de Stross. Mais pour les lupiniens curieux, et les amateurs de SF qui veulent leur drogue à l'état le plus concentré, cela reste un livre à lire, et une source d'inspiration.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 74, septembre 2014


  1. À suivre avec the Fractal prince (2012) & the Causal angel (2014).
  2. Protagoniste-pion du Monde des Ā d'A.E. van Vogt.
  3. "esprit" en finnois.
  4. "papillon" en finnois.
  5. "frontières" en hébreu.
  6. Je ne sais s'il faut voir là une allusion au livre d'Isidore Haiblum, le Tsadik aux sept miracles (the Tsaddik of the seven wonders, 1971). [Les trois transcriptions distinctes du terme צַדִּיק correspondent à celles utilisées par les documents respectifs !]
  7. Au point que Jean le Flambeur adopte le pseudonyme de Paul Sernine, alias en forme d'anagramme déjà utilisé par le héros de Maurice Leblanc… et qu'Isidore Beautrelet était le nom du détective opposé à Lupin dans l'Aiguille creuse !

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