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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 55 le Vaisseau des Voyageurs

Keep Watching the Skies! nº 55, novembre 2006

Robert Charles Wilson : le Vaisseau des Voyageurs

(the Harvest)

roman de Science-Fiction

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chronique par Éric Vial

En 1953, Arthur C. Clarke publiait les Enfants d'Icare, extension d'une nouvelle parue deux ans plus tôt, "Guardian angel". On en a là un remake, publié à l'origine en 1992. Non que les voyageurs extraterrestres éponymes aient pieds fourchus, petites cornes et longues queues terminées en pointe de flèche, ni qu'une tentative antérieure de contact avec une civilisation terrestre avancée façon Atlantide se soit soldée par un immense gâchis et de mauvais souvenirs. Le remake concerne l'extension et non la nouvelle originelle. Celle qui fait dire à Jacques Sadoul dans son Histoire de la Science-Fiction moderne que Clarke « a voulu montrer plus précisément le passage de l'homme à l'âge adulte et a donc essayé d'écrire une suite métaphysique à son récit. » avant d'ajouter en toute charité : « une chose est certaine, Arthur C. Clarke n'est pas doué pour la métaphysique. » Métaphysique dont il ne s'agit d'ailleurs sans doute pas vraiment, mais passons : Clarke et Wilson parlent l'un et l'autre de la transformation, grâce à des extraterrestres, de l'Humanité en autre chose, composée d'individus à réalité moins bien matérielle. Et des inquiétudes que cela engendre.

D'une certaine façon, Wilson évite la métaphysique. Et c'est sans doute tant mieux. À de rares exceptions, tous les personnages un tant soit peu fouillés font partie de l'infime minorité (un individu sur dix mille) ayant très volontairement refusé la proposition des voyageurs. Ce qui permet de voir cette proposition (et ses conséquences) de l'extérieur. Du côté de ceux qui ne comprennent pas, ou pas plus que le lecteur. Et d'éviter quelques pièges. Par ailleurs, le roman est situé pour l'essentiel dans une petite ville de la côte Ouest, en Oregon, d'où le monde extérieur semble assez loin, arrivant par la télévision, mais assez peu, juste assez pour que l'on sache qu'il y a des famines en Afrique, et pour qu'on se dise que le rôle du base-ball est tenu par le hockey ou les échecs en Russie, le rugby en France (c'est plutôt le foot, mais ça fera plaisir à un rédacteurenchef toulousain). S'y ajoute, c'est peut-être le syndrome Independance Day, un président des États-Unis sans grandes illusions ni grandes convictions, mais pas antipathique — pas parce que tout vaut mieux que l'actuel, car on peut toujours imaginer pire et certains s'y appliqueront en France l'an prochain, et surtout, le roman remonte à 1992… La focalisation locale permet de mettre en scène des personnages faits sur mesure pour être attachants, un médecin dévoué, veuf, inquiet pour sa fille ; sa collaboratrice et occasionnelle maîtresse qui se sent responsable de l'accident qui a endommagé le cerveau de son frère alors qu'ils étaient tous deux des enfants ; un solitaire vivant dans la forêt ; un couple de post-adolescents paumés ; une vieille fille passablement mystique… plus un ex-colonel profondément perturbé par la folie de sa mère, ce qui en fait un danger à tous points de vue. Plus une poignée d'autres. On est aux confins du soap opera. Ou du téléfilm. Mais il faut avouer que ça marche. Et qu'il y a là de quoi intéresser le consommateur de best-sellers au poids, sans d'ailleurs dissuader frontalement l'amateur de Science-Fiction.

Ce dernier (l'amateur de Science-Fiction) pourra s'intéresser au moins un instant à une réactualisation du thème de Clarke. En effet, l'intervention des voyageurs permet à l'Humanité d'échapper à une catastrophe annoncée, l'empoisonnement définitif de la planète par les activités humaines. S'y ajoutent, surtout, des images. Certaines sont fortes ou simplement intéressantes, comme la prise de contact avec chacun, individuellement, au cours d'une nuit où toute la planète s'endort progressivement, les services nécessaires et les opérations d'urgence restant assurés dans une espèce de transe somnambulique. Comme l'évocation des voyageurs sous leur forme matérielle antérieure, sortes d'éponges intelligentes fort éloignées des standards de la vie animale terrestre. Comme les mutations avec passage par l'état de chrysalide, qui permettent des rafistolages médicaux indispensables, et surtout d'ultimes expériences individuelles avant l'abandon de la vie terrestre, avec une femme devenant un gigantesque éphémère, ou le président se muant en enfant d'une douzaine d'années pour parcourir le pays en bicyclette — et rencontrer les autres personnages, il le faut bien. Comme aussi non pas auprès de chacun — on est alors du côté des nanotechnologies — mais dans les agglomérations, les émissaires des voyageurs, qui préfigurent les chronolithes d'un roman ultérieur. D'autres images sont sans doute plus convenues, et l'on retrouve alors le ton du téléfilm, avec le cyclone d'une force tout à fait exceptionnelle qui ravage la petite ville de l'Oregon, ou même le départ du vaisseau terrien. Et d'autres peuvent sembler ratées, comme les peaux laissées derrière eux par ceux qui abandonnent leur existence terrestre, symboles d'une improbable mue étrangère à toute logique, et qui sont là pour susciter le dégoût chez les “vrais humains”, dégoût à vrai dire guère plus explicable et guère plus partageable que la mutation elle-même.

On a là, sans doute, la principale faiblesse du roman. Les humains réfractaires, fort peu nombreux, ont des motivations fort diverses, ce qui est assez normal, mais finalement très banales, et qui pourraient être celles de millions et de millions d'autres individus. Ce qui rend difficilement compréhensible leur faible nombre. Ne les rend en fait pas plus compréhensibles que les autres, que ceux qui ont accepté. Et dont on peut se demander pourquoi ils peuvent soulever la colère. Pourquoi ils ne sont plus considérés comme des humains — en dehors de leur désintérêt total pour l'argent, mais on suppose que l'auteur ironise… C'est bien le revers de la médaille, le prix à payer pour les prudences et les facilités efficaces. Et qui fait que le livre se laisse lire, qu'il est même tout à fait agréable, mais qu'il lui manque quelque chose pour être un tant soit peu marquant. Il est vrai que pour présenter cet inédit, "Folio SF" est allé chercher dans la production déjà ancienne de l'auteur. Dans des sortes de gammes, où des ficelles, des trucs, des solutions éprouvées cohabitent avec les idées plus originales. D'où une simple préfiguration de la suite, pas inintéressante d'ailleurs. Comme cette suite présente encore tout à la fois quelques failles, quelques imperfections, et d'évidentes et massives qualités, on attend plutôt les prochaines œuvres de Wilson, en espérant qu'elles soient très vite traduites de notre côté de l'Atlantique. Même si découvrir des brouillons de cette qualité reste tout à fait intéressant, et fait passer de fort bons moments.