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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Samuel R. Delany : l'Intersection Einstein

Livre de poche nº 7193, avril 1997

Lorsque Samuel R. Delany publie en 1967 l'Intersection Einstein, on entend distinctement grincer les vieilles charnières du monde. Les fabuleuses années soixante n'ont pas fini d'épuiser [Couverture du volume]leurs mirages. L'Amérique s'est déjà engagée dans les rizières mais elle n'y a pas encore embourbé son rêve. Les tuyères des fusées Apollo pointées sur la Lune chauffent déjà en Floride. En Grande-Bretagne, New Worlds, collection d'anthologies, entreprend depuis peu de rénover l'image de la Science-Fiction sous l'impulsion de Michael Moorcock ; en 1967 précisément, elle obtient une subvention régulière du Conseil des Arts, sorte d'équivalent de notre Centre National des Lettres, et se métamorphose en une revue, vite contestée pour ses audaces stylistiques qui lui vaudront l'étiquette d'avant-garde d'une New Wave (nouvelle vague) qui redouble ses initiales. La plage dort encore, mais plus pour longtemps, sous les pavés qui valseront en mai 1968.

Delany, né en 1942, issu de la moyenne bourgeoisie noire et élevé à Harlem, n'a que vingt-cinq ans mais il fait déjà depuis longtemps figure d'enfant précoce. Il a publié à vingt ans son premier roman, à vingt et un ans une trilogie flamboyante, la Chute des tours, qui ressemble assez à de la Fantasy bien qu'il s'agisse sans conteste possible de Science-Fiction post-atomique. En 1965, il publie la Ballade de Bêta-2, où percent son intérêt pour la linguistique, son goût pour la poésie et sa propension à mettre en scène un héros aventurier, poète et musicien, qui lui ressemble de plus en plus et qui doit beaucoup aux routards lyriques, figures emblématiques du rock and roll. En 1966, dans un nouveau roman, Babel 17 , ce barde devient femme, peut-être à l'image de sa jeune épouse, Marylin Hacker, elle-même poétesse, dans un space opera qui apparut à l'époque comme révolutionnaire, peut-être par la place qu'il accordait aux sciences humaines et en particulier à celles du langage et qui, s'il a perdu un peu de cette aura, demeure un très honorable prix Nebula.

L'Intersection Einstein (1) est lui aussi un roman charnière dans la carrière de Delany et un roman de l'ambiguïté. Il est salué comme un exploit littéraire et à certains égards comme un manifeste d'une nouvelle Science-Fiction, débarrassée de sa quincaillerie technicienne, réconciliée avec la littérature jusque dans sa tradition la plus ancienne, la mythologie, et il obtient le prix Nebula, manquant de peu le prix Hugo, le plus convoité, décerné par des lecteurs réunis en Convention chaque année.

Novateur, le roman l'est certainement, poussant le sens de l'élision et de l'ellipse narrative jusqu'à l'énigmatique, tout en demeurant parfaitement lisible, ce qui lui confère un charme mystérieux qui met à contribution l'imagination d'un lecteur jamais certain d'avoir tout compris. En un sens, Delany a transposé en littérature le truc des chansons les plus célèbres de la pop music et du rock, où l'on ne parvient jamais — en tout cas pas du premier coup — à saisir tout à fait le sens des paroles, voire leur phrasé.

Mais esthétiquement révolutionnaire et mettant Delany aux avant-postes de la New Wave, c'est moins certain aujourd'hui, avec le recul. Après tout, avec Philip José Farmer, Walter Miller Jr., Ray Bradbury et bien d'autres, la Science-Fiction américaine avait déjà accompli sans bruit sa révolution esthétique et s'était déjà débarrassée des accessoires galactiques qui avaient fait la gloire des pulps. Il restait à le faire savoir et c'est sans doute ce que réussirent l'Intersection Einstein et, un peu plus tard, une pléiade de nouvelles exceptionnelles de Samuel Delany publiées notamment par New Worlds.

Dan son roman, Delany brouille le futur avec le passé en faisant un appel massif à la mythologie gréco-romaine. Son héros noir, Lo Lobey, équipé d'une machette-flûte, se sert d'abord du côté hachette pour se débarrasser, tel Thésée, d'un monstre à mufle de taureau, puis du manche musical percé de trous pour charmer la nature et tous ceux qui peuvent lui être utiles, tel Orphée. Et comme Orphée, il se lance à travers d'étranges enfers à la recherche de Friza la muette.

Entre ce futur indéfini et ce passé recomposé, le présent fait irruption avec les épigraphes des différents chapitres, empruntées à des œuvres contemporaines ou classiques, à un journal supposé de l'auteur, de surcroît relatif à une excursion en Europe, continent encore fort exotique pour la classe moyenne américaine, et à diverses sources anecdotiques, épigraphes qui confèrent au livre une dimension supplémentaire de collage, évoquant les cut-ups de William Burroughs.

D'ailleurs, où se trouve-t-on vraiment ? Sur la Terre ? Peut-être, mais dans un avenir lointain d'où les humains ont disparu, ou se sont égaillés entre les dimensions, pour laisser leur place et leurs formes à des êtres différents qui tentent de les imiter au point de reproduire leurs traditions et leurs personnages mythiques, comme Ringo Starr, Billy le Kid (Kid la Mort) ou le Christ (Green-Eyes). Ils ont trois genres, le féminin, le masculin et l'anormal, et s'exercent à d'étranges pouvoirs, la télépathie, la télékinésie et la résurrection des morts. L'intersection Einstein, c'est la rencontre du rationnel et de l'irrationnel, caractérisé, selon Delany, par la découverte par Gödel de l'indécidabilité de certaines propositions mathématiques et donc de l'ouverture à tous les possibles.

Ce brouillage des temps, passé, présent et futur, cette invitation à l'irrationnel comme enrichissement et réenchantement du monde, et plus encore certains détails du décor, comme l'importance des troupeaux de dragons dans l'économie de ce monde, évoquent la Fantasy. Et c'est là que la date devient importante. Delany a bien perçu le tournant d'une époque et il l'exprime.

En 1954 et 1955, J.R.R. Tolkien a publié en Grande Bretagne sous forme de trilogie une épopée pour adultes érudits et épris de merveilleux, le Seigneur des anneaux (1954-1955). Elle semble vouée à la confidentialité. Mais comme les voies de la culture sont impénétrables, après une dizaine d'années d'obscurité, elle atteint les campus américains où elle explose. Des éditions pirates se répandent, jusqu'à ce qu'en 1967 précisément, Ballantine publie “la première édition américaine brochée officiellement autorisée”.

C'est qu'une sorte de révolution culturelle a eu lieu, qui fleurira brièvement sur les pavés l'année suivante. La population des campus s'est énormément gonflée en quelques années et beaucoup féminisée, les jeunes femmes américaines ayant enfin massivement accès à l'université. Une partie de cette nouvelle génération, ayant lu par ouï-dire Thoreau et Kerouac, écoutant Dylan, Joan Baez et les Beatles, bénéficiant d'une prospérité et d'un confort jamais atteints mais angoissée par le spectre de la guerre nucléaire et les souvenirs d'une guerre de Corée pas si lointaine, en attendant le Việt Nam, ne voit pas dans la technologie les moyens du rêve américain. Elle se veut pacifiste, écologiste, féministe, œcuméniste, tiers-mondiste et à l'occasion marxiste baba cool. La génération hippie, guitares sèches, laine vierge et feux de bois, ne se reconnaît pas dans la Science-Fiction pure et dure, même critique, et se délecte de Tolkien. Avec elle, le New Age commence, qui situe l'avenir dans le passé et va faire du fou mystique une industrie.

Car ce sont aussi les enfants de Disneyland, du rêve préfabriqué et de l'historique en toc, de l'herbe et des MacDos, en attendant le Coca light. Des commerçants avisés vont immédiatement comprendre le sens du succès faramineux de Tolkien. Mi par admiration imitative d'un modèle qu'il s'agit de reproduire dans le détail, mi par souci de satisfaire un marché qui réclame à l'envie qu'on lui raconte toujours la même histoire, les épigones de Tolkien vont se multiplier et produire à partir de 1965 en Amérique une Fantasy de masse en éditions de poche. Ainsi se constitue en très peu d'années un genre fortement stéréotypé et sans véritables racines. Mais ceci est une autre histoire.

Delany semble donc hésiter dans l'Intersection Einstein au bord de la Fantasy. En tout cas, le public de Bilbo lui fait fête. Cet Orphée noir semble lui offrir toutes les libertés — et toutes les facilités — de l'imaginaire sans lois ni contraintes, de l'emballement des mots et des noms, des rythmes et des rimes. Delany rejoint son public et sa génération dans cette hésitation, dans ce tremblement, pas encore post-moderne, du sens. Mais qu'on ne s'y méprenne pas. Il n'y bascule pas. Au moment où le lecteur se demande si cette histoire de dragons ne va pas réveiller un enchanteur, Delany fait surgir les noms d'Einstein et de Gödel comme des incantations contre les dérives du merveilleux. C'est qu'il croit au pouvoir de la science d'expliquer et de changer le monde, et, plus que tout, au pouvoir de l'art, avec le concours de la science, de changer la société. Ses œuvres ultérieures, en particulier Nova (2), relèvent de la plus pure Science-Fiction.

Pourtant, l'hésitation fera son chemin. Bien des années plus tard, Delany décrira dans Dhalgren (1975) une culture de la jeunesse où la violence le dispute à l'art dans un monde sans lois. Plus encore, dans la série de Nevèrÿon (1979-1987), il rejoindra les fantasmes du barbare musclé, sans pourtant renoncer formellement à la Science-Fiction ni à l'invention de sociétés étrangères mais en récusant toute technologie industrielle.

Ainsi l'Intersection Einstein annonce une bonne partie de l'œuvre alors encore à venir de Samuel Delany, jusqu'à ses entreprises critiques post-modernistes, séduisantes, originales, lyriques, égotistes, et souverainement négligentes des sévérités de la rigueur méthodologique.

Œuvre de l'ambiguïté, entre mythologie et futur, passé, présent et avenir, souvenirs personnels et fiction, Science-Fiction et Fantasy, pris entre deux générations, ce roman révèle enfin, à mots encore couverts, la bisexualité de son auteur, dont il fera par la suite un bruyant étalage, notamment dans quelques romans pornographiques et dans les quatre volumes de Nevèrÿon, au point de s'aliéner peut-être une partie de son public, devenu considérable. En cela, Samuel Delany s'est voulu et a réussi à être, jusque sous l'aspect d'un respectable professeur d'université titulaire d'une chaire de littérature comparée où il enseigne à penser sérieusement la Science-Fiction, le mauvais garçon de ses rêves, héritier de François Villon et de Jean Genet. Peut-être de Rimbaud.

Relu ou découvert aujourd'hui, trente ans exactement après sa première parution, l'Intersection Einstein reste un roman mémorable, délectable, à la fois daté et anachronique, un objet de son temps, qui a changé de sens et conservé sa verve, où l'on s'émerveillera de voir subsister dans le lointain avenir les fragiles galettes de vinyle noir qui portaient la musique dans leur sillon, et d'y entendre Dylan chanter la Bible.

Notes

(1) Le texte de ce roman repris ici est celui de la traduction publiée par les éditions Opta en 1977, à quelques corrections près. Il correspond à celui de l'édition américaine de 1967. Un court chapitre aurait été ajouté ou rétabli dans l'édition anglaise de 1968, d'après the Encyclopedia of Science-Fiction de Clute et Nicholls. Je ne l'ai jamais vue.

(2) Le Livre de Poche.