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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Samuel R. Delany : la Chute des tours

Livre de poche nº 7209, juin 1998

Certains des amateurs les plus sérieux, voire les plus gourmés, de la Science-Fiction n'entendent pas évoquer sans un froncement de sourcils, un plissement du nez et une moue réprobatrice, [Couverture du volume]le space opera. Épris d'extrapolations scientifiques, de prospectives sociales, ou des analyses subtiles et parfois poétiques des états d'âme d'un télépathe ou d'une intelligence artificielle, ils auraient tendance à traiter par le mépris une sous-espèce de la Science-Fiction où des nefs interstellaires croisent, se défient et s'affrontent entre des mondes innombrables, souvent peuplés de créatures aussi exotiques que burlesques, dans un univers romanesque ou romantique — c'est selon l'arrivage — qui exhibe parfois trop sa connivence avec les contes de fées, les récits controuvés d'exploration et les histoires de pirates.

Je voudrais donner ici à réfléchir à ces hypothétiques lecteurs, et leur proposer en faveur du space opera une plaidoirie en trois arguments, sentimental, philosophique et enfin littéraire.

Mais une question préliminaire se pose. Le space opera fait-il encore partie de la Science-Fiction ou bien s'est-il assuré une autonomie redoutable ? Cette question n'est pas purement formelle et recoupe certaines interrogations critiques qu'ont formulées des experts aussi éminents que Dan Simmons et Norman Spinrad à propos de la différence entre Science-Fiction et Sci-Fi, cette exploitation répétitive et mercantile de décors certes inventés par les auteurs de Science-Fiction (1). Je renvoie le lecteur à l'article de Dan Simmons pour ce qui est des rapports entre Science-Fiction et Sci-Fi, me bornant à relever que cette dernière relève presque en totalité du space opera même si elle n'entretient plus que des rapports distants et presque purement cosmétiques avec la Science-Fiction proprement dite. Par exemple, le décor spatial de la Guerre des étoiles provient bien de la Science-Fiction mais on peut se demander si cette série et certains des produits dérivés appartiennent encore au genre qui les a rendus possibles. En dépit de ces dérivations et dérives, il ne fait pas de doute pour moi que le space opera fait toujours partie de la littérature de Science-Fiction dont il ne constitue qu'une variété, au demeurant étroitement intriquée avec les autres.

L'expression elle-même date de 1941. Elle est forgée par Wilson Tucker pour qualifier d'un sarcasme — déjà — la Sci-Fi de l'époque. Tucker s'inspire du modèle du soap opera, feuilleton radiophonique et sirupeux diffusé à l'intention des ménagères et destiné à servir d'interlude entre deux messages publicitaires vantant le plus souvent des marques de lessive. Le terme renvoyait implicitement à la légèreté de la bulle de savon et à l'inconsistance de la mousse.

Mais comme il arrive souvent, l'intention ironique se perdit presque entièrement en chemin et l'expression en vint à désigner tout à fait communément une vaste partie de la Science-Fiction, celle des romans d'aventures spatiales. Son second terme influa certainement sur ce destin car ce mot d'opera évoquait non seulement des œuvres mais aussi, invinciblement, des drames lyriques où se mêlent inextricablement la grandeur et la convention, le sentiment et le théâtre. Difficile de parler de space opera sans entendre immédiatement à travers son oreille interne sur fond de nébuleuses quelques mesures de "la Chevauchée des Walkyries". Et c'est pourquoi j'écrirai dorénavant space-opéra.

Mon premier argument sera donc esthético-sentimental. Bien endurci serait l'amateur chevronné de Science-Fiction qui prétendrait être demeuré, au nom de la raison, totalement insensible aux charmes de la musique des mondes, des astronefs-univers et des étrangers tentaculaires. Celui qui a eu quinze ans dans les années cinquante et qui n'a pas frémi en découvrant les Rois des étoiles d'Edmond Hamilton publié dans Le Rayon Fantastique n'a pas connu l'appétit de vivre. Le fait que cette œuvre de la fin des années quarante reproduisait purement et simplement l'intrigue du Prisonnier de Zenda, roman d'amour et d'aventures célèbre dans l'entre-deux-guerres, porté plusieurs fois à l'écran et plutôt tarte, n'avait rien à voir à l'affaire. Ce qui comptait, c'était l'idée d'un lointain avenir où les étoiles seraient entourées de mondes habités reliés par des astronefs aux capitaines aventureux. C'était la vision différente et grandiosement naïve d'un firmament que cette idée introduisait. De cosmique, il devenait vivant, historique, accessible, même si ce ne devait être que dans bien des générations.

Je ne me risquerai pas ici à tenter une histoire du space-opéra qui promettrait d'être aussi longue que le roman déjà imposant que vous allez lire (et qui relève marginalement du sous-genre). Mais je voudrais esquisser une approche de sa préhistoire, qui l'éclairera, je l'espère d'un jour nouveau, et qui me permettra d'introduire mon second argument.

Le space-opéra réunit presque nécessairement un certain nombre d'ingrédients. Il se situe dans un lointain avenir si bien que certaines des dures nécessités de la physique d'aujourd'hui peuvent être réputées contournées, relativement par exemple à la durée des voyages et aux paradoxes qui résultent de la contraction du temps, et que des technologies mirifiques peuvent être évoquées. Il implique, dans une immensité d'espace, la pluralité des mondes habités, et souvent celle des espèces intelligentes et des civilisations. Il suppose enfin que, même à ce terme éloigné, les humains ont peu changé et qu'ils connaissent — ou subissent — toujours les sentiments et les ambitions d'aujourd'hui, ainsi élevés à la transcendance à travers une sorte d'objectivité anhistorique, intemporelle.

Or ces deux derniers traits, et parfois le premier (2), sont ceux qui caractérisent la naissance et l'évolution tumultueuse depuis l'Antiquité du concept de pluralité des mondes dans la philosophie, la théologie, les sciences et la littérature. En d'autres termes, je propose ici que le space-opéra renoue avec une longue tradition d'interrogations sur la place exceptionnelle ou ordinaire de l'humanité dans l'univers, ou encore la prolonge, même si la plupart de ses auteurs et de ses lecteurs n'en ont sans doute qu'une conscience confuse. Nombre d'entre eux ont peut-être entendu parler de l'Histoire Véritable de Lucien de Samosate, écrite au iie siècle de notre ère, qui peut raisonnablement prétendre au titre de plus ancien space-opéra connu. Mais la plupart ignorent certainement que cette œuvre de fiction, remarquable à plus d'un titre, s'inscrit dans un tissu d'hypothèses et de controverses, notamment entre atomistes et aristotéliciens, qui n'a cessé de s'enrichir jusqu'au xixe siècle. Je les renvoie à l'excellent ouvrage de Steven J. Dick, la Pluralité des mondes (3) et dans une certaine mesure à l'admirable anthologie de Jean-Pierre Luminet, les Poètes et l'univers (4).

J'entends déjà le reproche qui me sera fait, de me livrer à l'annexionnisme vulgaire aux fins d'exalter le space-opéra. Mais je ne prétends aucunement que Démocrite, Platon, Aristote, Bruno, Descartes, Mersenne, Fontenelle et Kant, pour ne citer qu'eux, furent des auteurs de proto-science-fiction, encore que pour Kepler, on puisse s'interroger. J'estime seulement, dans la foulée de Guy Lardreau (5), que pour penser la pluralité des mondes il faut soit s'inspirer de thèmes longtemps rebattus par les philosophes, soit les réinventer dans une sereine ignorance et parfois les enrichir.

Je n'en donnerai qu'un exemple éclairant. Dans un Feu sur l'abîme (6), Vernor Vinge imagine sans aucune justification ni plausibilité scientifique que la capacité de penser est liée à la distance du centre de notre Galaxie. Autour du centre s'étendent selon lui les Profondeurs Inconscientes où toute pensée est impossible et où l'information se propage difficilement. Un peu plus loin, en auréole, se trouvent les Lenteurs, où l'on pense tant bien que mal et où se situe probablement notre Terre. Plus loin encore se déploie l'En-delà où peuvent régner des entités incomparablement supérieures, éventuellement quasi divines.

Or ce concept fait exactement écho à deux hypothèses développées séparément par Nicolas de Cuse (1401-1464) et par Emmanuel Kant. Selon Steven J. Dick, Nicolas de Cuse, « non content de peupler les régions du cosmos, jusque-là réservées à Dieu, de corps célestes composés d'éléments terrestres, (il) peupla ces corps à leur tour d'êtres rationnels. Non content de démolir la hiérarchie spatiale des sphères célestes, il la remplaça par une hiérarchie intellectuelle fondée sur son idée de la composition des corps célestes. » Et de le citer : « On peut supposer que dans la région du soleil, il existe des êtres solaires, des habitants à l'esprit brillant et éclairé, plus spirituels par nature que ceux qui pourraient habiter la Lune, lesquels sont peut-être lunatiques, tandis que les habitants de la Terre sont plus grossiers. On peut supposer que ces intelligences solaires ont une grande capacité d'action et une puissance limitée, tandis que les habitants de la Terre sont grands par la puissance et faibles par leurs actes, alors que les habitants de la Lune sont entre les deux. » (7)

Quant à Kant, plus proche à tous points de vue de Vinge, il estimait, selon Dick, « que la périphérie, et non le centre, était primordiale. Ce jugement était fondé entièrement sur la nature des habitants situés à différentes distances du centre, que l'on pouvait déterminer grâce à la connaissance du type de matière dont ceux-ci étaient faits. Selon les lois de la Nature, cette matière serait à sa densité maximum au centre absolu, et deviendrait de plus en plus ténue à mesure que l'on s'approcherait de la périphérie. Pour Kant, il existait un rapport direct entre cette matière et la capacité des habitants à réfléchir. » Ainsi Kant introduit « l'image d'un univers occupé par des êtres rationnels de tous niveaux, depuis les origines de la rationalité au centre, où les créatures « sont plongées dans une sorte de matière rigide et immobile qui maintient leurs pouvoirs enfermés dans une inertie insurmontable » jusqu'à la périphérie, où sont en train de naître des créatures nanties de degrés de rationalité et de spiritualité de plus en plus élevées. » (8) Ce qui est ce que postule Vinge.

Rappelons pour faire bon poids que Kant conjectura correctement, au début du xixe siècle, que les nébuleuses étaient des univers-îles, semblables à notre galaxie, ce qui ne fut établi scientifiquement qu'au second tiers de notre siècle.

Je n'ai présentement aucun moyen de savoir si Vernor Vinge a lu Nicolas de Cuse ou Kant, ou à tout le moins Steven J. Dick. Mais la rencontre est remarquable et elle en annonce sans doute d'autres.

Je ne prétends pas pour autant que tout le space-opéra soit de grand intérêt. L'univers est principalement composé d'étendues vides. La plupart des littératures aussi. Mais il y brille certaines étoiles.

Car, et j'en viens à mon troisième argument, il existe bien assez de space operas d'une qualité intellectuelle et littéraire suffisante pour rédimer le sous-genre si d'aucuns tenaient à le rejeter dans les enfers. Ceux qui m'ont suivi jusqu'ici connaissent sans doute les œuvres d'A.E. van Vogt, de Frank Herbert, d'Isaac Asimov, de Cordwainer Smith, voire de John Campbell, qui en représentent, entre autres, des illustrations classiques. Plus récemment, Iain M. Banks, avec la série de la Culture (9), développe une nouvelle fresque, aujourd'hui à mon goût sans équivalent par la richesse des idées et l'habileté de l'écriture.

L'éloignement dans le temps et dans l'espace, libérant tous ces auteurs des contraintes de l'immédiate vraisemblance technoscientifique, les établit dans la tradition des penseurs échevelés et rationnels dont il a été question. Peut-être Banks, en nous éblouissant des stratégies de ses Intelligences Artificielles, a-t-il tout simplement repris des mains du jeune Kant le flambeau inextinguible de la spéculation métaphysique.

Mon exorde, tout personnel, sera donc que le space-opéra peut être, quand il est grand, la dimension la plus merveilleuse, la plus exaltante, la plus exultante, de la Science-Fiction. Ad majorem gloriam universorum.

Notes

(1) Voir Dan Simmons, la Science-Fiction, une fenêtre sur l'avenir, in Galaxies, nº 8, printemps 1998.

(2) Dans une perspective théologique et métaphysique et non pas historique, le concept d'anticipation étant relativement récent.

(3) Actes Sud, 1989. Édition originale Plurality of Worlds, the Origins of the Extraterrestrial Life Debate from Democritus to Kant, Cambridge University Press, 1982.

(4) Le Cherche-Midi éditeur, 1996.

(5) Voir Fictions philosophiques et Science-Fiction, Actes Sud, 1988.

(6) Le Livre de Poche.

(7) Opus cité, page 63.

(8) Opus cité, pages 236 et 237.

(9) L'Homme des jeux, l'Usage des armes, une Forme de guerre, Excession au Livre de Poche, l'État des arts chez DLM.