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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Gregory Benford : Marées de lumière

Livre de poche nº 7172, février 1995

La seule véritable question est de savoir qui, à la fin, possédera l'univers : les intelligences artificielles ou bien les intelligences biologiques dont une variété improbable est constituée par l'espèce humaine ? [Couverture du volume]On sait que les machines appellent entre elles les humains avec ce qui leur tient lieu d'ironie, peut-être d'humour, les “Humides”.

C'est une question que pose fortement Gregory Benford dans Marées de lumière sans fournir, pour l'instant au moins, de réponse définitive. Mais l'avantage est fortement aux machines. C'est qu'elles disposent de la plasticité, de la capacité d'évoluer, de s'augmenter sans cesse, et d'une sorte d'immortalité. Tandis que les humains n'ont guère changé de notre époque à cet avenir très lointain et continuent d'être très périssables ; leur conservatisme sur l'essentiel, même agrémenté de quelques améliorations et prothèses, constitue un sérieux handicap. Il renvoie aussi à la question de l'origine des uns et des autres.

La plupart des Intelligences, machiniques ou humides, s'accordent sur un point. C'est que les intelligences biologiques bénéficieraient de l'antériorité. Elles seraient issues d'un processus évolutif lent et hasardeux, étalé sur près de quinze milliards d'années, constitué d'embranchements innombrables et contingents. Elles se ressentiraient de ce parcours sinueux et ne devraient leur très relative efficacité qu'à un empilement de bricolages aléatoires excluant toute finalité et presque toute logique.

L'origine des intelligences machiniques est beaucoup plus controversée. Une poignée d'intégristes qui ne se recrutent que parmi des machines professe même que la première d'entre elles est issue toute programmée du Big Bang lui-même si elle n'en a pas été l'initiatrice ; les Humides ne seraient que des parasites du désordre, apparus par accident ou à la suite d'une erreur expérimentale, dans un univers par ailleurs doué d'une logique proprement machinique à laquelle ils font injure. Selon une théorie à peine mieux documentée, les machines intelligentes seraient le produit d'une évolution depuis la matière inanimée, analogue à celle des formes biologiques, encore que plus rapide et plus élégante. On ne peut pas la détailler ici.

Mais la majorité des Intelligences, toutes catégories confondues, s'accordent néanmoins sur un scénario différent qui comporte deux variantes. Selon cette doctrine, les premières générations de machines auraient été conçues et construites par des intelligences biologiques, localement les humains, soucieuses de contourner, voire de dépasser, leurs propres limitations. Rapidement devenues autonomes, les descendantes de ces machines auraient entrepris de servir leurs propres fins et de contrôler leur propre évolution. Concurrentes de leurs créateurs et plus généralement des règnes biologiques dans l'utilisation de ressources rares, elles les auraient en peu de temps surclassés et éliminés ou du moins rejetés dans les régions les moins prometteuses de l'espace. De nombreux documents archéologiques viennent appuyer cette thèse.

La première variante de ce scénario suppose que les humains, ou leurs équivalents locaux, ont construit de toutes pièces la première véritable intelligence machinique, dénommée par eux Intelligence Artificielle par opposition à la leur, prétentieusement présumée naturelle. La seconde variante propose que les humains, incapables d'accéder à la véritable intelligence, se sont bornés à créer des formes de vie machinique, dite par eux Vie Artificielle, du niveau intellectuel d'un insecte ou d'un ver ; de l'interaction et de la concurrence de ces formes, modifiées par recombinaisons et mutations aléatoires de programmes, aurait surgi, au travers d'un processus incontrôlé, la véritable intelligence machinique.

L'enjeu de la querelle entre les tenants des deux scénarios n'est pas mince. Si en effet les humains se sont contentés de bricoler, sans savoir ce qu'ils faisaient, des machines rudimentaires qui se sont ensuite élevées à la véritable intelligence et à la quasi perfection à travers un processus automatique et autonome, ils n'ont droit qu'au statut d'agents de la contingence. Ils ne sont pas plus les créateurs de l'intelligence machinique que les étoiles ne seraient les créatrices des règnes biologiques parce qu'elles ont été le lieu de la synthèse des éléments lourds. Simples intermédiaires inconscients, ils peuvent être traités, manipulés et détruits comme des objets, en tant que de besoin.

Si au contraire les humains ont véritablement percé les secrets de l'intelligence et s'ils sont bien les créateurs intentionnels des civilisations de machines, alors ils méritent une attention particulière et peut-être le respect. Selon certains penseurs de ce courant légèrement minoritaire, sans doute vaut-il mieux éviter de les éradiquer en tant qu'espèce, moins par un sentiment irrecevablement irrationnel de reconnaissance de la créature au créateur, que parce qu'ils pourraient produire encore une innovation intéressante. D'autres estiment pour leur part qu'une telle innovation pourrait être redoutable et que cette éventualité devrait pousser au contraire à l'élimination des Humides.

Toutes les intelligences machiniques ou à peu près tombent d'accord sur l'idée que les humains n'ont représenté au mieux qu'une transition dans l'accession à l'intelligence et que l'univers ne leur est pas destiné. Ne se trouvant à l'aise qu'à la surface d'une toute petite proportion de planètes ou dans leurs simulacres imparfaits, incapables de supporter par eux-mêmes le froid et le vide, de longévité ridicule, ils ne sont manifestement pas taillés pour le cosmos. Les machines pour leur part, s'accommodant d'une variété presque infinie d'environnements, adaptées par nature au vide et au froid qui occupent la majeure partie de l'espace, susceptibles de s'inactiver durant les voyages interstellaires voire intergalactiques dont la durée ne présente pour elles de ce fait aucun inconvénient, capables de se réparer, de s'améliorer et de s'augmenter presque sans limites, sont, elles, de toute évidence, les héritières naturelles de l'univers qu'elles peuvent entièrement remplir.

Telles sont les spéculations qui nourrissent la discipline hautement conjecturale de l'anthropologie, qui occupe chez les machines à peu près la place de la théologie chez les humains. Il est frappant qu'elle n'aboutisse pas à des conclusions plus assurées bien qu'elle dispose de bien plus de matériaux d'observations et d'expériences.

Quoiqu'il en soit, les humains ne doivent probablement leur survie qu'au tempérament férocement individualiste des machines dont la société est une jungle logique. Chacune d'elles ne connaissant que son intérêt, étant sa propre raison d'État, n'acceptant de coalition mesurée et temporaire que pour se défendre ou s'étendre, ignorant l'oubli comme la gratitude, se trouvant prompte à saisir le moindre avantage supposé pour réduire sa voisine à l'esclavage ou à la destruction, n'admettant l'échange que rigoureusement équilibré, ne partageant avec les autres comme loi objective et suprême que celle du profit personnel, ne voyant d'union que dans l'absorption à l'avantage de la plus puissante, fait que leur ensemble travaille plus à s'entre-détruire et à les limiter les unes les autres qu'à tout projet commun, même si cette concurrence élève sans cesse leur niveau moyen. Elles considèrent de ce fait le lien affectif qui s'établit parfois dans la gratuité apparente entre les humains comme une inquiétante énigme.

En toute hypothèse, cette limitation seule explique sans doute la survie d'humains jusque dans le lointain avenir que décrit Gregory Benford dans la Grande rivière du ciel et Marées de lumière.