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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Gregory Benford : la Grande rivière du ciel

Livre de poche nº 7171, décembre 1994

L'opéra de l'espace est une variété de la Science-Fiction à la fois prisée et méprisée. Prisée parce qu'elle signifie aventures trépidantes, horizons illimités et rencontres supposées inattendues. [Couverture du volume]Méprisée parce qu'il s'agit trop souvent de décors de pacotille, de héros en carton-pâte et d'intrigues à peine démarquées du roman noir ou du roman de guerre, auxquels tous les lecteurs ne se laissent pas prendre.

Mais peut-être est-il utile d'évoquer ici l'origine de l'expression space opera ci-dessus traduite ? Elle est dérivée ironiquement de celle de soap opera, c'est-à-dire opéra de savon, qui désignait du temps de la radio américaine les feuilletons mélodramatiques destinés à encadrer les réclames des grandes sociétés de détergents en tous genres. Lorsqu'en 1941, Wilson Tucker, vétéran apprécié de la SF, détourna l'expression par esprit de dérision, il ne se doutait pas qu'il baptisait un genre. Même si sa connotation péjorative n'a pas disparu, la catégorie a acquis ses lettres de noblesse avec des auteurs comme Leigh Brackett, Edmond Hamilton, John Campbell lui-même et surtout Jack Vance qui l'éleva au niveau d'un art véritable.

En fait, il est tout à fait impossible de définir à l'intérieur de la Science-Fiction un domaine bien précis du space opera. Dès qu'il y a des soleils massacrés par dizaines, des planètes regroupées en empires, des mégaflottes, des essaims d'extraterrestres ou de robots, que la scène abrite pour le moins une galaxie entière, que le sort de l'univers, pas moins, se joue sur la décision d'un super-héros, on est en plein dedans. En bref les ingrédients nécessaires sont l'immensité du décor, l'éloignement dans le temps à de rares exceptions près, l'envergure des enjeux, la puissance des protagonistes. Loin, grand, fort, beaucoup : si les attributs du sous-genre se bornaient à ces traits, presque toute la SF s'y retrouverait, d'Isaac Asimov à Alfred Elton Van Vogt, et il ne resterait plus à l'écart que la prospective dans le proche futur à la John Brunner et l'intrigue intimiste à la Théodore Sturgeon.

Curieusement, les auteurs français ont rarement brillé dans le space opera alors qu'ils sont les héritiers d'Alexandre Dumas, de Paul Féval et d'Eugène Sue. Il y eut, certes, Francis Carsac avec Ceux de nulle part. Mais c'est évidemment dans les collections les plus populaires, comme le Fleuve Noir que, sous la plume de Kurt Steiner par exemple, on en trouve les expressions les plus crédibles. Presque partout ailleurs, la prédilection pour une littérature intimiste, voire onirique, l'a emporté dans la Science-Fiction française de qualité.

L'inconvénient du space opera, qui explique les préventions qui l'entourent, c'est que la vastitude de ses horizons et l'ampleur de ses fresques cachent mal la plupart du temps une regrettable pauvreté d'imagination et de savoir. À quoi bon développer des histoires à l'échelle d'une galaxie, voire de plusieurs, si d'une planète à l'autre on ne retrouve que la même médiocrité, ou mettre en scène des puissances et des héros qui tiennent entre leurs mains le sort d'un univers s'ils ne font que reproduire les pitoyables rivalités de notre actualité, ou au mieux de notre histoire. On attendait de l'univers plus de diversité et de l'avenir plus d'originalité. Au lieu de quoi, on ne rencontre trop souvent que la transcription pâlotte d'aventures vaguement maritimes où les îles portent des noms d'étoiles. C'est ce que Boris Eyzikmann stigmatisait sous le terme de réduplication, entendant par là que le space opera se contentait souvent de reproduire sur une toile de fond hâtivement brossée nos idéologies les plus sommaires.

Comme toujours dans le domaine de la Science-Fiction, c'est du côté d'une information solide du côté de l'histoire et plus encore de la science que vient le salut. L'imagination se nourrit de la culture et du savoir. Personne n'inventera un autre monde convaincant s'il n'a d'abord étudié l'astronomie et ses objets insolites, ni n'imaginera des formes sociales inédites s'il n'a médité la profusion de celles qui nous ont été léguées par le passé. Mieux que le tout jeune Isaac Asimov projetant dans l'avenir galactique les déboires de l'Empire romain théorisés par Arnold Toynbee, philosophe des civilisations, le grand Frank Herbert a su déjouer dans Dune les pièges de la facilité : en retenant pour scène une seule planète sur fond certes d'imperium galactique ; et en inventant des combinaisons inédites à partir d'éléments puisés dans un grand nombre de cultures.

De même, fort de sa connaissance de l'astrophysique et de la physique qu'il enseigne dans une université californienne, Gregory Benford a profondément renouvelé le space opera dans son ambitieuse tétralogie dont voici le premier volet. Le second paraîtra très prochainement dans le Livre de Poche sous le titre Marées de lumière. Un troisième volume, Furious gulf, encore inédit en français (*), vient d'être publié aux États-Unis et sera traduit ultérieurement. L'ensemble sera couronné par Sailing bright eternity dont Gregory Benford achève en ce moment la rédaction.

Benford se projette dans un avenir très lointain où l'humanité a essaimé dans une grande partie de notre galaxie, cherchant en particulier à s'approcher de son centre afin d'en percer les secrets. Elle y a rencontré des adversaires très redoutables qui ont réduit les héros de la Grande rivière du ciel à la condition de gibier traqué. Benford a échappé à la dangereuse facilité des méchants extraterrestres en retenant comme figure de ses adversaires des machines, c'est-à-dire des intelligences artificielles. Dès lors, sa compétence de physicien lui permet d'imaginer un univers riche, qui ira en se précisant au fil des volumes et où ses héros affronteront les convulsions ultimes de la matière et de l'énergie ; et sa culture scientifique le porte à décrire des civilisations machiniques à la fois plausibles, originales et stimulantes.

Mais Gregory Benford est aussi un écrivain de talent capable de faire exister des personnages attachants. Il y a peu d'exercices littéraires plus difficiles que celui qui consiste à rendre crédibles et proches des caractères qui évoluent dans un univers terriblement éloigné du nôtre dans le temps et dans l'espace. Dans son Paysage du temps (1), en anglais Timescape, il avait démontré sa capacité à décrire un monde qu'il connaît bien, celui des campus universitaires et des petites communautés de recherche. Bien qu'il soit plus difficile ici d'apporter la preuve de sa véracité, de confronter le modèle à sa représentation, il ne réussit pas moins brillamment à nous persuader de la réalité et de la sensibilité de ses héros.

Vous souhaitiez trouver le space opera idéal, qui satisfasse les appétits éveillés par les œuvres d'un John Campbell ou d'un Arthur C. Clarke, entre dix autres vétérans ?

Vous le tenez peut-être entre vos mains.

Notes

(*) Depuis la parution de ce texte, les Profondeurs furieuses est sorti chez Robert Laffont puis au Livre de poche, agrémenté d'une préface.

(1) Denoël.